Histoire

[CEH] Les Français de Philippe V, par Catherine Désos. Partie 3 : Les causes du déclin de l’influence française

Les Français de Philippe V : un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne, 1700-1724

Partie 1 : Constitution et développement de la maison française du roi d’Espagne

Partie 2 : L’influence de l’entourage français auprès du premier Bourbon d’Espagne

Partie 3 : Les causes du déclin de l’influence française

On aurait pu penser que l’avènement d’un prince de la maison de Bourbon aurait uni durablement les deux couronnes. Au contraire, c’est à un éloignement progressif auquel on assiste, en particulier parce que les buts diplomatiques poursuivis divergent, et ce, dès 1708. De plus, le jeune roi d’Espagne a acquis une grande maturité au cours de la guerre de Succession, l’amenant désormais à plus d’indépendance dans la considération de sa fonction.

1) L’évolution de Philippe V durant la guerre de Succession : El animoso

Philippe V fit sienne la volonté de Charles II de ne pas voir dépecer les possessions royales en Europe et dans le monde. L’héritage est immense : Castille, Aragon, Navarre, Belgique, le « meilleur » de l’Italie (Milanais, Toscane, Naples et la Sicile), la Sardaigne, toute l’Amérique latine à l’exception du Brésil, les Philippines. Philippe est devenu espagnol à force de combattre et de souffrir avec son peuple pendant près de 15 ans et s’ancre définitivement dans son nouveau royaume au moment de la naissance de son premier fils, l’infant, en 1707. S’il est vrai que Philippe doit à l’armée française ‘avoir conservé sa couronne, il n’aurait pas été sauvé si la Castille ne s’était massivement mobilisée en sa faveur. Sa jeunesse et sa bravoure lui valent le surnom de Philippe « El Animoso » : le Battant, gagné en Italie en 1702 puis sur la frontière du Portugal en 1704. En 1706, après l’échec du siège de Barcelone, il retourne à bride abattue avec le duc de Noailles jusqu’à sa capitale sur le point d’être submergée par les troupes de l’archiduc. Il traverse alors la Navarre sous les acclamations. A Madrid, le 6 juin 1706 au soir, on l’accueille avec force démonstrations de joie, tandis que les ennemis sont déjà à Salamanque. Les militaires français sont témoins de cette union des cœurs entre le roi et son peuple et de la résistance populaire de la Castille et de l’Andalousie.

1709 est l’année décisive pour les relations entre les deux royaumes car la France décide d’abandonner l’Espagne à son sort. Cette rupture a pour effet de galvaniser la fidélité des Grands, même ceux qui, jusque là, passaient pour peu zélés. Tous les griefs contre l’entourage français, se trouvent condensés dans un texte du marquis de Mancera à Philippe V, en date du 8 avril 1709 . La conclusion en est hardie, mais acceptée en raison de l’âge de son auteur :

« Soyez espagnol puisque vous êtes roi d’Espagne. Reposez vous sur vos sujets quelques avilis et calomniés qu’ils aient été, ils vous seront fidèles, ils vous aiment véritablement, ils adorent vos vertus, ils respectent votre conduite, mais il n’y en a pas un qui ne la voie avec abomination lorsque vous la soumettez à l’arbitre d’autrui. »

Philippe doit donc choisir parmi la haute noblesse, ses principaux conseillers. Dans le même temps, il n’a pas renoncé aux conseils d’Amelot avec lequel il passe de longues heures ainsi qu’avec la princesse des Ursins, pour trouver les sujets dont il « puisse espérer être bien servi ». Mais sa rancœur s’exacerbe envers la France quand Amelot est rappelé contre son gré et que, le 2 septembre 1709, lui-même est à renouveau de Madrid et doit trouver refuge à Valladolid. Le roi d’Espagne a l’impression qu’on lui vole une victoire assurée. Malgré la fatigue, la maladie, la mort de leur deuxième enfant peu après sa naissance (2-9 juillet 1709), la reine et le roi d’Espagne font preuve d’une ténacité à toute épreuve et se soutiennent vaillamment, pendant plusieurs mois, uniquement grâce au zèle de leurs sujets, à la compagnie de la princesse des Ursins, du confesseur Robinet et de leurs fidèles. Seules les prétentions insolentes des Hollandais refusées par Louis XIV conduiront ce dernier à aider à nouveau son petit-fils, en lui donnant le duc de Vendôme, mais la confiance est rompue.

2) Les difficultés diplomatiques et les ratifications des traités

En 1709, le roi et la reine se montrent offensé de la manière dont on les traite en mineurs dans les questions diplomatiques, et du refus de recevoir leurs représentants aux pourparlers de Gertruydenberg. Les Espagnols sont peu à peu informés que le roi de France a consenti à se retirer ses troupes de la péninsule, qu’il a accepté que Philippe abandonne l’Espagne et les Indes pour conserver uniquement la Sicile et qu’il cède de nombreuses places aux Hollandais dans les Pays-Bas. L’on peut imaginer l’effet de ces nouvelles sur les esprits ! Philippe s’insurge contre la « fureur qu’ont les ministres de France de faire la paix aux dépens de l’Espagne ».

Etait-ce un mauvais calcul diplomatique de la part de la France ? Louis XIV veut à tout prix la paix. Dans une lettre au secrétaire d’ambassade, marquis de Blécourt, il écrit : « Les intérêts changent (…) ce serait éloigner (la paix) que de travailler à confirmer les Espagnols dans les sentiments de fidélité qu’ils ont témoignés jusqu’à présent pour leur roi leur maître . » Ce passage, jugé sans doute un peu trop fort, avait ensuite été barré. Néanmoins, il reflète l’état d’esprit de la France, qui s’était déjà fortement éloignée des intérêts de l’Espagne, bien avant que celle-ci n’adopte la même attitude à son égard. C’est à ce moment-là, comme le signalera plus tard Torcy à l’ambassadeur Bonnac, que Philippe V « et les Espagnols commencèrent à regarder leurs intérêts comme séparés de ceux du roi . »

Bonnac avait été chargé, en septembre 1711, de convaincre Philippe de traiter avec l’Angleterre qui, après la mort de l’Empereur en avril 1711, s’était détachée de l’archiduc, héritier de la couronne impériale. Philippe V donne à Louis XIV les pleins pouvoirs pour les préliminaires mais reste inquiet qu’ils ne soient interprétés trop largement à son gré. Il propose en décembre ses plénipotentiaires pour négocier le sort des Pays-Bas espagnols et les questions de commerce , ce qui irrite son grand-père, qui, face au retard que prennent les négociations, exige de nouveaux pouvoirs assez étendus pour qu’il puisse faire toutes les cessions nécessaires en exceptant l’Espagne et les Indes , Philippe se soumet à nouveau , mais avec méfiance . C’est pourquoi, lorsque pour la troisième fois, Bonnac demande de nouveaux pouvoirs pour la négociation, le roi d’Espagne écrit au roi de France pour lui notifier son refus catégorique . Louis XIV n’insista plus . A cette date, les négociations sont suspendues à une nouvelle exigence des alliés qui souhaitent que Philippe V renonce à son droit de succession à la couronne de France. Il revient une fois de plus à la France de faire accepter cette nouveauté à l’Espagne. Ce rôle d’agent de l’ennemi est délicat à jouer et peu admis par les Espagnols. On comprend qu’à la fin de l’année 1712, Bonnac ne soit pas mécontent de ce que les ministres espagnols traitent directement avec l’envoyé anglais arrivé à Madrid, lord Lexington, et qu’ils prennent ainsi conscience des difficultés qu’il y a à traiter avec « un vrai Anglais ».

Louis XIV pense que Philippe V doit promettre de céder sa couronne espagnole à son jeune frère, le duc de Berry, si le petit Dauphin venait à mourir . Mais, sous la pression anglaise, qui souhaite une solution plus immédiate et définitive, l’alternative suivante est présentée. Soit Philippe V abandonne de suite l’Espagne pour résider en France, en attendant une hypothétique couronne, soit il renonce à cette même couronne pour lui et ses descendants et conserve l’Espagne et ses colonies . A sa réponse sont suspendues les conférences d’Utrecht. Louis XIV ne conseille aucun parti à son petit-fils : « c’est à lui décider de celui qu’il croira devoir prendre ».

Les Espagnols sont inquiets et craignent que Philippe V ne reparte en France . Les Français de Versailles, attachés aux lois fondamentales du royaume, ne peuvent envisager sans horreur que le roi d’Espagne fasse une cession volontaire de son droit, sur la validité de laquelle planerait toujours un doute. Torcy est le premier à rappeler à Madame des Ursins les lois du royaume, agitant le spectre de la guerre civile pour le cas où elles ne seraient pas respectées .

Dans une lettre à Bonnac du 18 avril, Louis XIV avoue avoir peine à croire que son petit-fils, qui vient de passez onze années sur le trône espagnol, puisse accepter de mener une vie privée dans l’attente incertaine d’une succession, « la plus grande à la vérité qui soit en Europe, mais dont l’espérance ne peut donner aucune autorité » ; d’autre part, le choix drastique de la renonciation à la couronne de France, tel qu’il est imposé par les alliés, assure une fois pour toute l’Espagne et les Indes à Philippe V, ce qui mérite réflexion. Ce n’est pas sans crainte pour l’avenir de son royaume que Louis XIV envisage cette issue. « J’espère, écrit-il à son ambassadeur, que Dieu conservera la vie au Dauphin . » Si une autre solution avait paru possible, nul doute qu’il l’aurait préférée.

Philippe V finit par accepter, le 22 avril 1712, de renoncer à son droit à la couronne de France. Mais il demande que l’Angleterre, en considération de ce sacrifice, lui consente d’autres avantages, notamment en Italie, où il désire conserver la Sicile, les places de Toscane, Naples, la Sardaigne et l’Etat de Milan. Il accepte mal, en effet, de ne garder « de toute la Monarchie d’Espagne, l’Espagne des Indes ». Il propose aussi, qu’un de ses enfants hérite d’un des deux royaumes, selon la loi naturelle. Le roi de France lui rappelle à diverses reprises qu’il ne faut pas y compter. Plus encore que par ces délicates tractations, Philippe est blessé par le ton des lettres reçues de France, très dut pour lui et qui, parfois, prennent une inflexion menaçante. Louis XIV rappelle « qu’il s’agit de faire la paix et non des alliances pour entrer en de nouvelles guerres ».

Au cours du mois de mai, Louis XIV reçoit une nouvelle proposition des Anglais de conserver les droits de la succession française à Philippe V et de lui assurer en même temps, un royaume en Italie avec la Sicile agrandie des Etats du duc de Savoie, tandis que ce dernier deviendrait roi d’Espagne. Le roi de France crut un instant qu’il s’agissait là d’une ouverture providentielle. Il écrivait le 18 mai à Bonnac de la soumettre à son petit-fils et envoya lui-même une lettre touchante à Philippe V pour le convaincre .

Le 29 mai, le roi d’Espagne répondait à l’ambassadeur par la négative . Que pouvait-on attendre d’autre d’un prince qui était pour ses sujets un véritable héros ? Bien des Français virent dans cette attitude une trahison de la part de Philippe V, oublieux de son sang dans un temps où il aurait dû garantir l’avenir et la future paix civile de la France en sacrifiant l’Espagne. Mais Louis XIV prit acte de ce refus et demanda à son ambassadeur de ne plus évoquer cette affaire devant le roi, que ce serait aller contre la Providence « que de vouloir lui faire abandonner l’Espagne où Dieu l’avait placé ».

Le 8 juillet, Philippe V annonce publiquement sa renonciation à la couronne de France. Les Cortes sont convoquées pour la recevoir, et Lexington vient d’Angleterre comme témoin. Le 5 novembre eut lieu la cérémonie. Pour leur part, le duc de Berry et le duc d’Orléans renoncèrent solennellement, pour eux et leurs descendants, à tous leurs droits sur la couronne d’Espagne au cas où la postérité de Philippe V viendrait à manquer . Un lien majeur avec la France était ainsi officiellement dénoué. Philippe V ne salut qu’avec modération la conclusion de la paix d’Utrecht, et fait traîner durant l’année 1713 son adhésion complète et ses ratifications. Louis XIV est assez mécontent de ce retard pris au nom de l’honneur castillan et aussi, peut-être, « pour s’affranchir de la tutelle de son prestigieux mais encombrant aïeul ».

Philippe n’a cependant pas fini d’essuyer des avanies de la part de la France. En 1714, il est préoccupé par la reconquête de la Catalogne et le siège de Barcelone. Les insuffisances de ses armées et la marine le mettent, une fois de plus, sous la dépendance de l’aide française âprement monnayée par Louis XIV. Le roi accepte d’aider son petit-fils à la condition que celui-ci signe la paix avec les Hollandais. Philippe cède à contrecœur, le 26 juin 1714. C’est ce qui lui permet d’avoir le maréchal-duc de Berwick à la tête des troupes franco-espagnoles.

Pontchartrain, adepte du double langage, calculait son aide à l’Espagne en fonction du profit à tirer pour son propre ministère de la marine. Face aux retards et aux difficultés, les conseillers espagnols du roi s’aigrissent et plongent Jean Orry, chargé des relations avec le ministre, dans l’embarras. Il en avertit Pontchartrain : « Faites en sorte, s’il vous plaît, que les Espagnols ne s’aperçoivent pas plus longtemps des refus qu’ils croient qu’on affecte de faire du côté de la France des choses pour lesquelles ils cherchent à y avoir recours . » Au même moment, Pontchartrain confiait à un de ses agents qu’il voulait bien promettre de la poudre « à condition que ce ne sera pas du premier ordre et que vous la ferez cependant payer cher et comptant ». Ainsi, si le roi d’Espagne obtint ce qu’il souhaitait pour le siège de Barcelone, ce fut à la suite de discussions si pénibles que les relations entre les deux pays en furent encore détériorées.

3) La question du commerce

La question du commerce fut une autre pierre d’achoppement dans les relations entre les deux cours et non des moindres. Un des premiers objectifs de la France au début de la guerre de Succession fut de s’introduire dans le trafic organisé avec les colonies des Indes dans le but déclaré de réformer et de rentabiliser ce commerce afin de permettre au roi catholique de mieux subvenir à ses besoins et surtout de couvrir ceux de la guerre européenne. Des initiatives furent prises comme d’envoyer des navires français protéger les ports américains : nouveauté assez frappante pour les Espagnols car, jusque-là, aucun Européen n’était pas autorisé à se rendre « en droiture » dans les Indes de Castilles. Il ne fallut pas longtemps ensuite pour que les vaisseaux français proposent de se charger du transport des marchandises. Cela suscita les craintes des membres du Conseil des Indes car l’Espagne n’ayant pas de manufactures, ce sont les seuls produits français qui seraient désormais vendus.

Il est à noter que le ministre Pontchartrain ne montra guère d’empressement à voir se restaurer la marine espagnole . Jusqu’où peut-on contribuer au relèvement de l’Espagne, sans nuire aux intérêts politiques et commerciaux de la France ? La contrebande pratiquée de manière éhontée par les corsaires français n’est pas réprimée et suscite l’indignation des Espagnols. De plus, en sous-main, la France freine toute aide au rétablissement de l’industrie espagnole, afin d’éviter la concurrence pour ses propres produits manufacturés.

A Madrid, les Français se rendent compte de l’amertume des Espagnols. La situation du commerce n’est pas bonne en l’année 1708, et l’ambassadeur de France est obligé de reconnaître que c’est la faute des marchands français . Le roi d’Espagne se plaint avec véhémence au roi de France des trafics auxquels ses sujets se livrent en toute impunité :

« Les Espagnols souffrent avec une impatience que je ne puis bien vous exprimer que le trafic des Indes se perde par la furieuse quantité de vaisseaux français qui y vont et qui emportent tout le gain que mes sujets devraient faire (…) cela a fait croire que vous ne comptiez presque l’Espagne que comme un pays qui devait recevoir la loi de vous. Je n’ignore pas les obligations infinies que je vous ai, et la grande dépense que vous avez faite pour me soutenir sur le trône, ainsi il est trop juste que je vous en dédommage un jour, mais je crois que vous voudrez bien que cela vienne de mon pur motif. »

En conséquence, au moment des négociations d’Utrecht, la politique espagnole est caractérisée par une très grande complaisance à l’égard de l’Angleterre, à proportion de sa rancune envers la France. Le 26 mars 1713, les avantages de l’asiento sont consentis par traité aux Anglais avec, en outre, la clause du « vaisseau de permission », qui leur permet de se livrer à un vaste commerce dans les Mers du Sud. Les Français n’avaient pas du tout prévu cette clause si préjudiciable pour eux, consentie par les ministres de Philippe dans le plus grand secret. Alors que la Compagnie française de l’asiento avait connu un échec complet et la ruine financière, du fait que son fonds avait été largement grevé par les emprunts des rois de France et d’Espagne, les Anglais connaîtront une magnifique réussite financière et commerciale. Comme le souligne Bonnac, en août 1713, le roi d’Espagne n’est certes pas un ennemi mais il a désormais ses intérêts particuliers qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la France . Selon Pablo-Emilio Perez-Mallaina, qui a des mots très durs sur cette période, l’alliance avec l’Angleterre n’est guère meilleure qu’avec la France mais, au moins, l’Espagne a face à elle un futur ennemi avec lequel elle pourra lutter franchement .

4) Les aléas diplomatiques entre Philippe V et le duc d’Orléans

Le duc d’Orléans, sous des dehors pacifiques, rempli de bonne volonté envers l’Espagne, souhaitant l’insérer dans une politique stratégique d’alliances européennes, n’hésite pas, en se servant de voies secrètes, à s’ingérer dans les affaires internes espagnoles, par exemple en envoyant Louville à Madrid en 1716, chargé d’espionner la cour. Le véritable enjeu de la période, rarement exprimé avec franchise, tient à la validité des renonciations de Philippe V à la couronne de France. Le Régent craint une concurrence sur ce terrain et, pour cette raison, oscille entre conflits ouverts et tentatives d’union.

La guerre de Succession est achevée mais, en réalité, Philippe n’a pas signé la paix avec l’Empereur car il n’accepte pas que ses territoires d’Italie (Milan, Naples, la Toscane et la Sardaigne) lui soient enlevés. Il va jusqu’à mener une courte guerre, en 1717, pour reprendre la Sardaigne (septembre-octobre) et débarquer en Sicile (en juillet 1718). Mais cela suscita une coalition de la France, de l’Angleterre et de la Hollande avec l’Empereur, suivant des traités d’alliances négociés par le Régent. Ce dernier n’hésita donc pas à agir militairement en 1719 et il fut navrant de voir des chefs militaires comme Berwick combattre contre l’Espagne après en avoir été les sauveurs. Le ministre italien, Alberoni, jugé responsable de cette politique guerrière, sera renvoyé. Après sa chute, l’étoile du père Daubenton brilla plus que jamais, seul Français d’influence encore à Madrid. Il semblait même aux contemporains, que le jésuite s’était emparé véritablement du timon des affaires et c’est à lui que l’on doit les négociations de paix avec le ministre du Régent, l’abbé Dubois. Si le père confesseur souhaitait faire respecter les droits de l’Espagne, il voulait aussi ne pas différer plus longtemps l’alliance avec la France. La marge de manœuvre de Daubenton est cependant étroite : il ne faut pas mécontenter le roi, préoccupé de sa gloire, ni la reine Élisabeth Farnèse, obnubilée par la succession italienne. Finalement, le 27 mars 1721, le traité est signé et le 13 juin, l’Angleterre s’y trouve associée. C’était un véritable succès pour la politique française que ce rapprochement si prompt avec l’Espagne. Le triomphe fut complet avec les mariages entre le jeune Louis XIV (11 ans) et l’infante Marie-Anne Victoire (4 ans), d’une part, entre le prince des Asturies et une des filles du régent, Mademoiselle de Montpensier, d’autre part.

Le P. Daubenton avait largement contribué à la réalisation de ces deux mariages, s’en faisant l’avocat, auprès du roi. Il s’impliqua bien plus encore, dans la négociation d’une troisième union entre l’Infant D. Carlos et une deuxième fille du régent, Mademoiselle de Beaujolais en1722. Les projets de mariages entre la famille d’Orléans et les Bourbons d’Espagne contribuèrent à créer un rapprochement que l’on pouvait espérer durable entre les deux branches cousines, que la courte guerre de 1719 avait rendues ennemies. Mais à la mort du P. Daubenton, le 9 août 1723, c’est avec le renvoi de l’Infante depuis Versailles, et l’abandon du projet de mariage de D. Carlos, l’échec de cette politique de famille.

Désormais, il ne reste à Madrid que le reliquat de la familia francesa restée au service du roi. Nul ambassadeur, nul religieux, nul militaire d’origine française n’est plus écouté par Philippe V, dont la cour est devenue cosmopolite et peuplée de Flamands, d’Irlandais, d’Italiens, auxquels s’ajoutent ses nouveaux conseillers espagnols .

Conclusion :

Le départ des troupes française (commencé dès 1709) contre la volonté du roi d’Espagne, les difficiles relations commerciales, la mort en 1712 du duc de Vendôme, les départs précipités en 1714-1715 de Madame des Ursins, de Jean Orry et du P. Robinet après le remariage du roi avec Élisabeth Farnèse, la nouvelle influence italienne à la cour et des discordances diplomatiques entre Madrid et Versailles, en particulier au moment des pénibles négociations des traités d’Utrecht, marquent le lent mais implacable déclin de la prépondérance française à la cour du roi d’Espagne.

Les Français n’ont pas su préserver leur position qui s’est trouvé sapée à la fois par des querelles internes, mais aussi par une hostilité latente des Espagnols à leur égard, occultée au moment de l’avènement du prince Bourbon mais qui attendait son heure pour ressurgir. Dans le même temps, les Anglais, par leur ambassadeur, s’implantent efficacement à Madrid et y favorisent leur commerce et leur industrie. Leur pragmatisme est bien plus efficace que le sentimentalisme familial entretenu de part et d’autre des Pyrénées, qui finalement mécontente les deux partis.

A partir de 1725 et de la seconde partie du règne de Philippe V, il n’est plus possible de parler d’une présence française influente à ses côtés. Les différents pactes de famille (7 novembre 1733 et 25 octobre 1743) ne parviennent pas à effacer les défiances mutuelles entre les deux couronnes. Le roi d’Espagne est désormais plein d’amertume envers son pays d’origine dont l’alliance s’est montrée trop incertaine. Louis XV n’accorde qu’avec parcimonie son aide et, lors des conflits avec la maison d’Autriche, négocie parfois des paix séparées au détriment de l’Espagne. Le malheur de Philippe V est que malgré des vues justes sur l’Empire ou sur l’Italie, il n’avait aucunement l’intention de le risquer, en soutenant l’Espagne, la remise en cause de sa place dans l’équilibre européen. Dès lors, comment donner du crédit aux quelques Français encore présents à la Cour ? Une diplomatie différente aurait sans doute pu lier très étroitement les deux pays ; par celle qui fut instaurée à partir de 1709 commença le déclin de l’entourage français.

Philippe V, éprouvé par les expériences militaires et mûri politiquement dans les difficultés diplomatiques, se détache progressivement de ses conseillers pour privilégier une ligne nationale qui correspond désormais à sa personnalité. Il est devenu « bon Espagnol », ainsi que le lui préconisait son grand-père lors de son départ à Versailles. Pragmatique, fin politique, il a su tirer de son entourage français le meilleur, pour ensuite adopter une ligne de gouvernement, certes toujours réformatrice, mais plus nationale, ainsi que le voulaient les circonstances. Les influences internes ont été, finalement, aussi déterminantes que les influences externes pour l’évolution de l’Espagne.

On découvre ainsi en Philippe V une personnalité très riche qui a malheureusement souffert d’une historiographie injuste, allant parfois jusqu’à le représenter comme un être anormal et dépressif . Carlos Seco Serrano, en 1957, sera le premier à décrire un tout autre personnage . Pour lui, en effet, le règne de Philippe V est véritablement la pierre angulaire d’un édifice de revitalisation de la couronne espagnole dans tous les domaines tant politique, économique que culturel.

Catherine Désos
Conservateur d’État des Bibliothèques


Publication originale : Catherine Désos, « Les Français de Philippe V : un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne, 1700-1724 », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 193-231.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

L’Espagne vue par l’Émigration française à Hambourg, par Florence de Baudus.

► L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774), par Ségolène de Dainville-Barbiche (p. 135-150).

« Carlistes espagnols et légitimistes français », par Daniel de Montplaisir (p. 151-177).

« Blanche de Castille et les sacres de Reims », par Patrick Demouy (p. 179-192).

► « Les Français de Philippe V : un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne, 1700-1724 », par Catherine Désos (p. 193-231) :

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

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