Histoire

[CEH] Les mariages franco-espagnols de 1615 et 1660, par Joëlle Chevé. Partie 1 : Le trône met une âme au-dessus des tendresses

Les mariages franco-espagnols de 1615 et 1660
ou le deuil éclatant du bonheur

Par Joëlle Chevé

Au XVIIe siècle, les relations entre la France et l’Espagne, très conflictuelles, sont en même temps marquées par une fascination réciproque des Bourbons et des Habsbourgs et la recherche des liens privilégiées entre eux. En témoigne la fréquence des mariages entre les deux dynasties, au niveau le plus élevé, c’est-à-dire entre souverains et filles aînées. Quoi de plus naturel, dira-t-on, puisqu’il s’agit des deux familles les plus puissantes de l’Europe moderne et que la meilleure façon d’apaiser leurs rivalités et leurs conflits est de s’unir par les liens du sang pour prévenir la guerre ou pour restaurer la paix ? Sauf que, pas plus que pour les autres familles souveraines, ces unions n’ont les effets escomptés et que certaines d’entre elles ont même été à l’origine de nouvelles guerres entre les deux royaumes. Il est traditionnel de remarquer qu’il n’y a pas de place pour les sentiments dans ces stratégies matrimoniales de fer qui, au nom de la raison, livrent contre leur gré de jeunes princesses à des souverains dont elles ne savent rien, sinon qu’il leur faudra obéir en tous points à leurs désirs et oublier tout ce qui les rattache à leur pays d’origine. Une remarque que semble confirmer le fait que ces mêmes princesses, devenues reines, reproduisent les mêmes cruelles stratégies à l’égard de leurs filles. Que recherche-t-elles en privilégiant l’union de leurs enfants avec ceux de la dynastie rivale et honnie ? Pourquoi tant d’enthousiasme et de ténacité pour reproduire des schémas si peu propices à l’épanouissement conjugal ? Et pourquoi leurs filles — et leurs fils — vont-ils au sacrifice avec autant de détermination ? L’analyse des unions franco-espagnoles du premier XVIIe siècle, le double mariage, en 1615, de Louis XIII avec Anne d’Autriche, et d’Élisabeth de France avec Philippe IV d’Espagne, et celui, en 1660, de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche, fournit quelques clefs pour mieux comprendre quel a été le poids des urgences politiques et des intérêts à plus long terme qui ont présidé à leur accomplissement. Elle révèle aussi, plus obscurément et plus intimement, des intentions secrètes, des déceptions refoulées et d’évidentes passions. Et, peut-être aussi, à l’horizon, fragile et incertaine, une attente inédite de bonheur… Mais lequel et pour combien de temps ?

Le 25 novembre 1672, Pulchérie, comédie héroïque en cinq actes de Pierre Corneille, est présentée au Théâtre du Marais. Inspirée de personnages historiques, la pièce met en scène la princesse byzantine Pulchérie (399-453), fille de l’empereur Arcadius et sœur de Théodose. Pulchérie gouverne avec l’appui du Sénat à la place de son frère, mis en tutelle, puis elle lui succède après sa mort. Pour renforcer son pouvoir, elle épouse un vieux sénateur, Martian, à condition qu’il respecte sa virginité, car elle est par ailleurs amoureuse de Léon, qui est cependant d’origine trop modeste pour qu’elle puisse, sans déchoir, l’associer à son trône. Selon Corneille, Pulchérie a eu du succès, bien que « ses principaux caractères soient contre le goût du temps »[1]. Mme de Coulanges, écrit au contraire à Mme Sévigné, que « Pulchérie n’a point réussi »[2], mais que lorsque l’auteur lut sa comédie chez M. de La Rochefoucauld, elle fit penser en effet à des « choses anciennes » et, notamment, à la reine mère, Anne d’Autriche. Aucun n’a songé, semble-t-il, qu’au moment même où Corneille écrivait Pulchérie, une pièce sur le pouvoir féminin, la reine Marie-Thérèse était régente du royaume pendant que Louis XIV combattait à la tête de ses troupes en Hollande. Quoi qu’il en soit, de multiples interprétations ont été proposées par les spécialistes de littérature pour débusquer, derrière les personnages de la pièce, leurs éventuels modèles dans la société du temps. Pour les historiens, il est difficile, effectivement, de ne pas voir en Pulchérie et Martian Anne d’Autriche et Mazarin, comme le souligne Mme de Coulanges. Mais au-delà de la vraisemblance de ces hypothèses, la pièce vaut surtout par ce qu’elle nous dit du mariage et de l’amour dans la société des princes et du dilemme, ô combien cornélien, qui s’impose à eux — hommes ou femmes — lorsque leur naissance, leur gloire et les intérêts de leur royaume exigent qu’ils renoncent à l’être aimé. Des dizaines de vers pourraient être cités dans le cadre de ce propos sur le « deuil du bonheur ». Nous n’en avons retenu que quelques-uns, particulièrement illustratifs, en guise de têtes de chapitre, engageant nos lecteurs à lire cette pièce étonnante de Corneille, son avant-dernière, tombée dans l’oubli… Parce qu’elle évoquait des « choses anciennes » ?

Partie 1. Le trône met une âme au-dessus des tendresses

Nous l’avons dit, les mariages souverains ne sont pas destinés à assurer le bonheur intime d’un couple mais à unir des dynasties par des liens familiaux afin d’éviter des conflits entre elles, d’y mettre fin ou de s’assurer d’une succession à plus ou moins long terme. Les mariages de 1615, envisagés alors qu’Anne d’Autriche et Louis XIII n’ont que trois ou quatre ans, répondent à ces critères. Les trois filles d’Henri IV et de Marie de Médicis constituent une précieuse monnaie d’échange pour neutraliser les menaces extérieures.

« Grâce à ses filles, Marie peut juguler l’hostilité potentielle de ces trois voisins (l’Espagne, l’Angleterre et la Savoie) en les tenant en haleine par ces perspectives d’alliance avec les lys français. Des trois, la principale puissance est l’Espagne : c’est donc celle qu’il faut neutraliser en priorité. Sitôt après avoir réglé la crise du duché de Juliers, Marie reprend la question des mariages espagnols, mais d’abord de manière secrète et officieuse, en la faisant traîner le plus longtemps possible. Tant que durent les négociations matrimoniales, la monarchie ibérique est ipso facto neutralisée. »[3]

L’aînée, Élisabeth, la plus convoitée des trois, est ainsi officieusement promise à l’Espagne, ce qui laisse croire au prince de Galles et au duc de Savoie qu’ils ont encore leurs chances. En 1612, elle est officiellement accordée au prince des Asturies et, dans le même temps, son frère Louis XIII est promis à la sœur du prince des Asturies, Anne d’Autriche. Un double mariage, dont le projet a germé très tôt dans l’esprit du parrain de Louis XIII, le pape Clément VII, afin d’unir par des liens sacrés les deux plus grandes puissances de l’Europe catholique et assurer sa victoire sur l’Europe protestante. Henri IV a adhéré jusqu’en 1609 à ce projet puis s’en est détourné. Après sa mort, Marie de Médicis le reconduit, non pas seulement parce qu’elle est hispanophile, mais parce qu’elle craint une nouvelle ingérence de l’Espagne dans les affaires intérieures françaises et qu’elle partage aussi le grand rêve d’une Europe catholique unifiée. Par le mariage du dauphin avec une infante et par l’installation de sa fille sur le trône d’Espagne, elle espère également renforcer la légitimité de sa régence. Ayant accordé sa fille aînée au prince des Asturies, héritier du trône d’Espagne, elle réclame pour son fils le même avantage, en l’occurrence, Anne, l’aînée des enfants de Philippe III et de Marguerite d’Autriche. Une demande qui n’a pas le même poids que celle de l’Espagne car Anne peut être amenée à régner si son frère disparaît. L’impopularité de ces mariages dans l’opinion publique et auprès des princes du sang contraint Marie de Médicis à jouer la montre pour leur conclusion. C’est chose faite le 18 octobre 1615 à Bordeaux et à Burgos où les deux mariages sont célébrés par procuration. Le 9 novembre a lieu l’échange des princesses sur la Bidassoa, immortalisé par le célèbre tableau de Rubens[4].

La politique l’a emporté sur toute autre considération dans les deux camps. Une anecdote en témoigne cruellement pour celui de la France. Au cours du voyage vers la frontière, Élisabeth a contracté la petit vérole, maladie le plus souvent mortelle ou qui défigure ceux qui y survivent. Marie s’en émeut, prie pour la guérison d’Élisabeth tout en prévoyant déjà une solution de rechange : sa deuxième fille, Chrétienne, promise au prince de Galles, fera l’affaire si nécessaire et la troisième, Henriette, est gardée en réserve ! Élisabeth guérit et ne conserve aucune trace sur le visage, et elle éblouit les Espagnols et son jeune mari, le futur Philippe IV, lorsqu’elle fait son entrée à Burgos dans un habit à la française de satin brodé, couvert de diamants. Du côté espagnol, les arrière-pensées ne sont pas moindres et Anne d’Autriche a reçu de son père Philippe III des instructions très précises pour influencer Louis XIII en faveur des intérêts.

Conclus en période de paix et très critiqués, ces mariages ont cependant rempli les espérances de Marie de Médicis qui, par son fils, est mère du roi de France et, par ses filles, belle-mère du roi d’Espagne, du roi d’Angleterre et du duc de Savoie ! L’Espagne est contrainte de soutenir la France qui peut rêver aussi à la perspective d’une succession des Bourbons à la couronne d’Espagne : les clauses de renonciation insérées dans les contrats de mariage ne sont-elles pas faites pour être violées ?

En 1660, le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche concrétise ce qui n’est pas encore qu’une « espérance » à peine formulée. Nous ne nous attarderons pas sur ce mariage, dans la mesure où nous l’avons évoqué ici même l’an dernier[5], sauf à en rappeler rapidement les motivations politiques de part et d’autre. Après vingt ans de calme relatif, la guerre a repris en 1635 entre la France et l’Espagne, et Anne d’Autriche, devenue régente en 1643, poursuit le combat contre son pays natal. Elle n’est plus celle qui, encore en 1637, entretenait une correspondance secrète avec son frère Philippe IV et était suspectée de lui révéler des informations sur la conduite de la guerre du côté français. Elle a désormais deux fils, et son seul désir est de sauvegarder son trône à Louis XIV dans le contexte difficile de la Fronde et de la guerre extérieure. Lors de l’entrevue avec son frère Philippe IV, le 4 juin 1660, elle lui avoue sans détours :

« — Votre Majesté me pardonnera d’avoir été si bonne Française : je le devais au Roi mon fils et à la France.
— La Reine ma femme en a fait autant, car étant française elle n’avait dans l’âme que l’intérêt de mes royaumes et le désir de me contenter[6], lui répond-il »

On ne saurait exprimer avec plus de grandeur combien ces deux princesses, Anne d’Autriche et Élisabeth de France[7], ont comblé les attentes de leur royaume d’adoption — tardivement il est vrai pour la première — en se dépouillant progressivement de leurs attachements aux intérêts politiques de leur dynastie. Comme en témoigne Philippe IV, Isabelle a elle aussi soutenu de toutes ses forces le parti de la guerre contre son pays natal, offrant même ses bijoux pour sa continuation et jouant auprès de son mari, après la disgrâce du favori, le comte-duc Olivares, un rôle de conseillère et de quasi Premier ministre. Elle aussi se bat pour le trône de son fils, le prince des Asturies, dont elle ne saura pas la mort prématurée, puisqu’elle disparaît en 1644 et le jeune Carlos-Balthazar en 1646. Il était alors fiancé à sa cousine Habsbourg, Marie-Anne d’Autriche, mais on peut imaginer, si Anne d’Autriche avait eu une fille, qu’un mariage de celle-ci avec le prince des Asturies aurait comblé les deux reines…

Reste, du côté espagnol, la seule survivante des enfants de Philippe IV et d’Isabelle, l’infante Marie-Thérèse et, du côté français, le dauphin, futur Louis XIV. Ils sont nés tous deux en septembre 1638, à quinze jours d’intervalle et, dès le berceau, alors que la guerre a repris depuis trois ans entre les deux pays, leur mariage est envisagé par Richelieu et par Louis XIII et vivement souhaité par leurs mères, Anne et Isabelle. Par la suite, Mazarin voit aussi ce projet d’un bon œil : l’infante apporterait en dot les Pays-Bas contre la rétrocession de la Catalogne, voire plus, comme il l’écrit sans ambages, en 1646, aux plénipotentiaires de Münster :

« L’infante étant mariée à Sa Majesté, nous pourrions aspirer à la succession des royaumes d’Espagne, quelque renonciation qu’on lui en fit faire ; et ce ne serait pas une attente fort éloignée puisqu’il n’y a que la vie du prince son frère qui l’en peut exclure. »[8]

Le frère en question, Carlos-Balthazar, disparaît l’année suivante. Marie-Thérèse devient alors l’héritière du trône d’Espagne, ce qui annule le projet d’un mariage français. La même situation se reproduit quelque dix ans plus tard. Philippe IV s’est remarié avec sa nièce Marie-Anne d’Autriche — l’ancienne fiancée de son fils décédé ! — et deux enfants lui sont nés, aussi fragiles l’un que l’autre. Mais lorsque le premier meurt, en 1659, Philippe IV a déjà donné sa fille à Louis XIV et le duc Gramont fait la demande officielle de sa main à Madrid. Pour Philippe IV, les avantages politiques de ce mariage sont moins évidents mais réels cependant. D’une part, le royaume est à ses genoux depuis les terribles revers militaires de l’année 1658 et ses caisses sont vides. Céder l’infante à la France, qui la réclame instamment depuis tant d’années, peut l’inciter à être moins regardante sur les conditions de la paix. Par ailleurs, Marie-Thérèse n’est plus utile en tant qu’héritière potentielle de la couronne d’Espagne et elle constitue même un danger pour sa stabilité car elle est devenue un pôle de ralliement pour les grands d’Espagne, qui souhaitent qu’elle succède à son père, pour éviter une régence de l’Autrichienne Marie-Anne. Propositions que Marie-Thérèse a repoussées mais qui affectent cependant ses relations avec sa belle-mère et avec son père. Pour finir elle a près de vingt ans. Il est temps de la marier !

Anne, Isabelle, Marie-Thérèse, sont-elles pour autant les victimes passives de stratégies matrimoniales bafouant leurs sentiments, brisant leurs rêves et les dépouillant quasiment de leur identité ?

À suivre…

Joëlle Chevé
Historienne et journaliste


[1] Pierre Corneille, Pulchérie, Avis aux lecteurs.

[2] Mme de Sévigné, Correspondance, t.1, p. 576

[3] Jean-François Dubost, Marie de Médicis. La reine dévoilée, Payot, 2009, p. 392.

[4] L’échange des princesses Élisabeth de France et Anne d’Autriche, Musée du Louvre.

[5] Voir à ce sujet : Joëlle Chevé : « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche. La révélation d’un couple », in 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, CEH, 2012, p. 189-214 (cf. I, II, III, IV, V) ; Joëlle Chevé, Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV, Pygmalion/Flammarion, 2008, 563 p.

[6] Mme de Motteville, Mémoires, Michaud et Poujoulat, 2e série, t. 10, Paris 1838, p. 493.

[7] Elle est promenée Isabelle en Espagne.

[8] Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, édition établie par A. Chéruel, Paris, 1872-1906, t. VII.


Publication originale : Joëlle Chevé, « Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 93-114.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

  • Partie 1 : Le trône met une âme au-dessus des tendresses
  • Partie 2 : L’orgueil de la naissance a bien des tyrannies
  • Partie 3 : Il faut que le pouvoir s’unisse à la tendresse

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

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