Histoire

[CEH] Blanche de Castille et les sacres de Reims, par Patrick Demouy

Blanche de Castille et les sacres de Reims

 Par Patrick Demouy

Dimanche 6 août 1223 : Blanche de Castille est sacrée et couronnée reine de France dans la cathédrale de Reims par l’archevêque Guillaume de Joinville, après son époux le roi Louis VIII.

Enfin reine…

C’est en effet vingt-trois ans auparavant, le 23 mai 1200, qu’elle avait épousé l’héritier du trône. Il avait treize ans et elle douze[1].

Fille d’Alphonse VIII et d’Éléonore Plantagenêt, elle était petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine. C’est sa grand-mère qui avait été la chercher et l’avait choisie au détriment de sa sœur aînée Urraque pour la donner au prince des fleurs de lys dans le contexte d’un rapprochement diplomatique, qui devait être éphémère, entre les royaumes de France et d’Angleterre au lendemain de la mort de Richard Cœur de Lion.

Pourquoi avait-elle été choisie ? Était-elle plus belle ? Ce n’est pas sûr et cela ne comptait guère. Était-elle plus cultivée ? Sans doute pas, les deux sœurs avaient reçu la même éducation dans ne cour raffinée au goût littéraire prononcé. Était-elle plus pieuse ? Peut-être : elle devait en donner plus tard les preuves, allant jusqu’à dire qu’elle préférait un fils mort qu’en état de péché mortel. Mais toutes les filles de bonne famille étaient pieuses et ce n’est pas cela qui devait motiver la vieille Aliénor qui avait fait le voyage d’Espagne à près de quatre-vingts ans avec un objectif diplomatique, desserrer l’étreinte sur les terres de son fils Jean, dont elle mesurait bien les failles. Aliénor était un animal politique. Blanche n’avait que douze ans mais sans doute déjà un caractère bien trempé. Elle l’a montré toute sa vie, marquée du sceau de la fidélité et de la loyauté. Envers son époux, dans un engagement d’ailleurs réciproque. Envers son royaume d’adoption et plus généralement le dessein de développer une royauté forte au détriment des féodaux plus ou moins grands. 

Reine, elle avait espéré l’être, en 1213 et 1216, reine d’Angleterre quand le prince Louis avait tenté d’en conquérir le trône face à Jean-Sans-Terre discrédité, puis après la mort de ce dernier. Louis revendiquait l’héritage de son épouse, nièce du souverain. C’était juridiquement osé et politiquement menaçant pour les barons anglais qui ont préféré s’accommoder du fils de Jean, un roi de neuf ans… La guerre coûte cher. Sans désavouer son fils, Philippe Auguste ne s’en était pas mêlé. Et n’avait rien financé jusqu’à ce que Blanche lui tînt tête en menaçant de mettre ses enfants en gage. Il avait alors concédé les revenus de l’Artois, qu’il avait d’ailleurs indûment conservé puisque c’était la dot d’Isabelle de Hainaut, la mère de Louis.

La princesse Blanche avait donc du caractère. Mais elle n’était que princesse et pas l’épouse du roi associé, du rex designatus. À la fin du règne de Philippe II, Louis avait atteint les 35 ans, mais fait inouï, n’avait pas été sacré.

Nul n’ignore la pratique instaurée dès les origines même du sacre en France par Pépin le Bref, de la désignation du successeur du vivant de son père[2]. L’exemple des Carolingiens avait été d’autant plus facilement adopté par les Capétiens que leur pouvoir pouvait paraître fragile et tributaire d’une élection. Le sacre anticipé était la carte forcée. L’onction valait reconnaissance de l’élection divine et protection surnaturelle. On ne porte pas la main sur l’oint du Seigneur. Depuis 987 on ne note qu’une exception, Louis VI sacré après la mort de Philippe Ier qui n’a sans doute pas vu arriver à temps son heure dernière ; mais le jeune Louis avait déjà été associé de très près au gouvernement et aux affaires militaires. Devenu roi, il n’a pas manqué de faire sacrer son fils aîné Philippe puis, après la mort accidentelle de celui-ci, le puîné Louis, âgés respectivement de douze et dix ans lorsqu’ils sont venus à Reims en 1129 et 1131. Louis VII a fait sacrer Philippe, qui venait d’avoir quatorze ans, à la Toussaint 1179. Il était encore vivant, mais plus pour longtemps, marqué par une atteinte vasculaire. Philippe Auguste écarta délibérément cette pratique, que ne devait d’ailleurs reprendre un de ses successeurs, jusqu’à la fin de la royauté[3]. Craignait-il la rivalité du fils ? Les déboires d’Henri II Plantagenêt avec ses garçons pouvaient inciter à la prudence, mais le prince Louis fut toujours loyal. C’est plutôt qu’il estimait la dynastie confortée, politiquement et militairement assurément, symboliquement aussi par le redditus ad stirpem Karoli[4]. Sans doute surtout estimait-il que la royauté sacrée ne se partage pas. La fonction essentielle du roi est de mettre le peuple en relation avec la divinité. Il est un médiateur, selon la formule utilisée au moment de l’intronisation qui termine sa cérémonie du sacre ? Peut-on dédoubler la médiation ?

Philippe Auguste rend son âme à Dieu le 14 juillet 1223. Trois semaines plus tard Louis VIII et Blanche de Castille sont oints et couronnés à Reims.

Un sacre conjoint est une cérémonie exceptionnelle, précisément en raison du sacre anticipé dont il vient d’être question. Enfant ou adolescent le roi n’était pas encore marié quand il était sacré. Le sacre de la reine n’intervenait que plus tard, associé au mariage le plus souvent. De ce fait il avait rarement lieu à Reims, au grand dam des archevêques qui brandissaient la bulle d’Urbain II (1089) leur conférant le privilège d’oindre le roi et la reine[5]. Mais celle-ci n’était ointe qu’avec le saint chrême « ordinaire » ; seul le roi bénéficiait de la sainte Ampoule venue du ciel. Dès lors point n’était nécessaire d’entreprendre un voyage coûteux jusqu’au baptistère de Clovis. Paris et Saint-Denis l’emportent naturellement quand la résidence se fixe dans une capitale stable.

Cela dit le sacre de la reine était presque aussi ancien que celui du roi et, comme lui, s’est progressivement enrichi. On doit à l’archevêque Hincmar le premier ordo, écrit en 856 pour le sacre de Judith, fille de Charles le Chauve, épousant le Saxon Aethelwulf, puis le second, assez différent, écrit en 866 pour le sacre d’Ermentrude, femme de Charles le Chauve[6]. L’un et l’autre ne manquent pas de référence aux femmes fortes de la Bible et influencent l’ordo ultérieur, appelé à se stabiliser, dans la première moitié du Xe siècle. Il y a beaucoup moins de variantes que pour les rois. Le texte donné par l’ordo de Stavelot, dit aussi ordo des onze formules[7], passe dans le pontifical romano-germanique et dans les ordines français jusqu’à celui de Charles V. On le retrouve in extenso dans un pontifical rédigé vers 1200, toujours conservé à Reims (BM ms 343) et il est tout à fait pertinent d’y voir les oraisons prononcées par Guillaume de Joinville devant la reine Blanche. (Le même texte, augmenté de quelques prières, se retrouve d’ailleurs dans l’ordo dit de Saint-Louis, le fameux BNF 1246, ce qui montre qu’il était connu à la cour[8].)

Il faut relire cette source pour comprendre la fonction de la reine médiévale, savoir ce qu’elle entendait en ce moment solennel, ce qu’elle intériorisait.

  • À l’entrée de l’église, in ingressu ecclesiae :

« Dieu éternel et tout puissant, source et origine de toute bonté, qui ne rejetez nullement la fragilité du sexe féminin mais, au contraire, l’agréant avec faveur, le choisissez de préférence, et qui choisissant ce qui est faible dans le monde pour confondre ce qui est fort, qui, même, avez voulu révéler jadis le triomphe de votre gloire et de votre force dans la main féminine de Judith contre l’ennemi très cruel du peuple juif, regardez favorablement, nous vous en prions, la prière de notre humilité et, sur votre servante Blanche que voici, que nous élisons comme reine en humble prière, multipliez les dons de vos bénédictions, entourez-la toujours et partout de la puissance de votre droite pour que, protégée solidement de tous côtés par le bouclier de votre protection, elle soit capable de triompher des malices des ennemis visibles et invisibles. Qu’avec Sara, Rébecca, Lia et Rachel, femmes deux fois vénérables, elle mérite d’être féconde et d’être félicitée pour le fruit de son sein, afin que soient protégées et défendues la dignité du royaume et la stabilité de la sainte Église de Dieu. Par le Christ notre Seigneur qui a daigné naître du sein pur de la bienheureuse Vierge Marie pour visiter et rénover le monde. »

Comme il a été dit, c’est sous la plus d’Hincmar que sont apparues les grandes figures bibliques données en modèles à la reine :

  • Judith, la veuve vertueuse et belle qui tue Holopherne, général de Nabuchodonosor,
  • Sara, femme d’Abraham, mère d’Isaac, mère du peuple d’Israël ;
  • Rébecca, épouse d’Isaac, mère de Jacob
  • Lia ou Léa, première épouse de Jacob
  • Rachel, sa sœur, seconde épouse.

Si l’accent est mis surtout sur la fécondité dynastique — qui n’était pas un problème pour Blanche, qui a porté douze enfants — notons la référence à une veuve héroïque.

  • Devant l’autel, benediction ante altare :

« Dieu, qui, seul, avez l’immortalité et qui habitez la lumière inaccessible, dont la providence ne faillit pas en ses desseins, qui faites les choses futures et appelez ce qui n’est pas comme ce qui est, qui rejetez les orgueilleux de la principauté par votre gouvernement équitable et élevez aux plus grands honneurs le humbles, nous supplions à genoux votre ineffable miséricorde : de même que la reine d’Israël Esther procura le salut en rompant les liens de la captivité et fit passer le salut des siens par la chambre du roi assyrien, ainsi, accordez à votre servante Blanche que voici, par notre humble bénédiction, de passer par votre miséricorde, en vue du salut du peuple chrétien, à la digne et noble union avec notre roi ; que demeurant sur le trône de son royal époux, elle mérite par sa pureté de recevoir la palme proche de la virginité ; qu’elle désire en tout et par-dessus tout vous plaire à vous, Dieu vivant et vrai, et que par votre inspiration, elle accomplisse de tout son cœur ce qui vous est agréable… »

Il manquait en effet une héroïne à l’appel, la pupille de Mardochée qui sauva les juifs en épousant Assuréus/Xerxès.

  • Après l’ontion, in sacri olei unctione :

« Que la grâce du Saint-Esprit, par notre humble ministère, descende abondamment sur vous ; de même que par nos mains indignes vous êtes ointe d’une huile matérielle, qu’ainsi vous méritiez d’être imprégnée à l’intérieur de son onction spirituelle et que, pénétrée totalement et toujours de cette onction, vous ayez le discernement et la force de repousser le mal de tout votre cœur et de toute votre âme, de choisir les biens éternels et œuvrer pour eux. »

C’est bien le sens de l’onction, la grâce de l’Esprit qui change le cœur en imprégnant symboliquement le corps. Plus symboliquement que pour le roi, qui en reçoit neuf, puisque la reine n’a droit que deux onctions, sur la tête et sur la poitrine.

  • Enfin la dernière oraison contenue dans ce manuscrit est récitée au moment du couronnement, ad coronae impositum :

« Recevez la couronne de l’excellence royale imposée sur votre tête par les mains indignes des évêques. De même que vous avez obtenu de vriller extérieurement par l’or et les pierres précieuses, cherchez à être intérieurement décorée de l’or et de la sagesse et des pierres précieuses des vertus jusqu’après la mort de ce monde, afin qu’avec les vierges prudentes vous méritiez d’entrer avec dignité et louange dans le royaume céleste auprès de l’époux éternel, notre Seigneur Jésus Christ. »

L’ordo de 1200 ne signale pas l’anneau ni les deux sceptres attestés dans l’ordo de saint Louis, mais seulement la couronne, que l’on sait avoir été de même modèle que celle du roi, mais en un peu plus petit.

Au sacre proprement dit succède la messe au cours de laquelle le roi et la reine participent de la même façon au rite de l’offrande et de la communion sous les deux espèces, à laquelle il ne faut pas accorder une importance exagérée puisque c’était l’usage pour tous les fidèles au moins jusqu’au XIIe siècle.

Les rites observés sont riches de sens et rendent compte tant de l’identité du roi et de la reine que de leurs différences. Si la reine est bien la première dame du royaume, la seule femme sacrée, tout comme son époux, elle n’est pas investie du pouvoir et reste soumise à l’autorité du roi. Son rôle est surtout d’être une mère et une femme exemplaire, promise au seul royaume qui vaille et qui n’est pas de ce monde.

La chroniqueur anglais Mathieu Paris a dit de Louis VIII qu’il était sous la coupe de sa femme, suivi par certains représentants de la noblesse, déçus d le voir garder l’équipe gouvernementale de son père, derrière l’évêque de Senlis Guérin, promu chancelier en titre[9]. Il était plus facile de critiquer la reine que le roi. Blanche a sans doute suivi de près la marche du règne, mais rien ne prouve qu’elle soit intervenue directement dans les cercles de pouvoir.

Jusqu’à ce que le destin en décidât autrement avec le décès prématuré du roi le 3 novembre 1226, suite à une dysenterie contractée au siège d’Avignon.

En ce début du XIIIe siècle, pouvait-on dire qu’il y avait une règle bien établie de la dévolution de la couronne de France ? Ce fut surtout au temps de Philippe le Bel et de ses successeurs que les légistes se mirent au travail ? La seule coutume jusqu’alors appliquée était la désignation par le détenteur de la couronne de celui qu’il choisissait comme héritier, en l’occurrence le fils aîné, les Capétiens ayant mis fin aux règnes conjoints. Désignation confortée par le sacre anticipé et l’obligation ipso facto pour les barons et les prélats de jurer fidélité.

Louis, le fils aîné, n’était pas sacré et n’avait que douze ans. Et Blanche se retrouvait bien seule pour défendre ses droits. Joinville souligne qu’elle n’avait ni parents ni amis dans le royaume de France[10]. La Castille était trop loin pour que Ferdinand IIII pût apporter une aide quelconque à sa tante. Elle n’avait en France aucun lignage la touchant d’assez près pour qu’elle pût compter sur son appui. Louis VIII avait un demi-frère Philippe Hurepel (autrement dit le hérissé), qui était dans la force de l’âge (vingt-cinq ans). Certes, fils de Philippe Auguste et d’Agnès de Méranie après que le roi ait renvoyé Ingebruge de Danemark à la suite d’une nuit de noces aussi mystérieuse que calamiteuse, il était le fruit d’une union condamnée par l’Église. Mais, bien apanagé, investi des comtés de Boulogne, Clermont, Domfort et Mortain, il pouvait difficilement passer pour un vulgaire bâtard. Certains barons qui avaient mal supporter de courber l’échine devant Philippe Auguste et Louis VIIII, qui désapprouvaient le maintien en détention depuis douze ans de deux des leurs, les vaincus de Bouvines Ferrand de Flandre et Renaud de Bourgogne, pouvaient en faire leur candidat.

Le 3 novembre, Louis VIII fait venir à son chevet les barons et certains hauts dignitaires qui l’accompagnaient à la croisade, en tout vingt-six hommes, leur faisant promettre, dès qu’il serait mort, de prêter en personne l’hommage et la foi à son fils Louis et de le faire au plus vite couronner. Hurepel était là et a juré. C’est la seule décision qui s’appuie sur un document irréfutable, mais rien ne concerne le gouvernement du royaume pendant la minorité du petit roi[11]. Là encore aucun texte ne le prévoyait explicitement ni aucune coutume bien ancrée. Les précédents récents concernaient la responsabilité du gouvernement en l’absence d’un roi parti en croisade :

  • en 1147 Louis VII a prévu un triumvirat : l’abbé Suger (qui dans les faits s’est imposé) avec l’archevêque de Reims Samson de Mauvoisin et le comte de Nevers bientôt remplacé par le comte de Vermandois,
  • en 1190 Philippe Auguste avait désigné sa mère Adèle de Champagne et son oncle Guillaume, archevêque de Reims, cardinal et légat.

Le seul cas de gouvernement pendant la minorité d’un roi, certes déjà sacré mais âgé de sept à huit ans, remontait au début du règne de Philippe Ier. Henri Ier avait confié la garde de son fils et de son royaume à son beau-frère Baudouin V, comte de Flandre, l’un des plus puissants « princes du palais royal » comme le désigne un texte contemporain. Un homme fort. L’archevêque de Reims Gervais lui était associé mais le rôle de la reine-mère Anne de Kiev, d’ailleurs très vite remariée, apparaît for discret.

Notons que les sources font état de la « garde et tutelle », pas de la régence, terme employé improprement car il n’est attesté qu’à partir du XIVe siècle. La veuve du défunt souverain ne pouvait se prévaloir d’un droit particulier.

C’est pourtant ce qui est arrivé et semble légitimé par un acte authentique mais non daté, versé au Trésor des Chartes après la mort de Louis VIII. L’archevêque de Sens, les évêques de Chartres et de Beauvais informent des destinataires non précisés (sans doute l’ensemble des prélats) que le roi sur son lit de mort a décidée de placer son fils et successeur, le royaume et ses autres enfants, sous les « bail et tutelle » de la reine Blanche jusqu’à ce qu’il parvînt à l’âge légal[12].

Il est étrange que Louis VIII ne l’ait pas indiqué dans sa déclaration solennelle aux grands et n’ait pris ensuite que trois témoins, trois des cinq évêques présents le 3 novembre Avec il est vrai l’archevêque de Sens Gautier Cornu qui, à défaut d’archevêque de Reims (Guillaume de Joinville, lui aussi atteint par l’épidémie) était le prélat royal par excellence. Les évêques ont pris soin de donner tous les signes de validité à ces dispositions en soulignant une décision souveraine (voluit et disposuit) après une mûre délibération (in bona deliberatione), alors qu’il était encore sain d’esprit (et sans mente), selon une formule proche d’un testament, pour lequel en droit canonique sont requis deux ou trois témoins. Mais il y eut par ailleurs un testament indiquant comme c’était l’usage, les legs destinés à assurer des prières pour les défunts, sans aborder les affaires du royaume.

Ce document a fait couler beaucoup d’encre et pose le problème du rôle effectif de Blanche ? Dans son Saint Louis Jacques Le Goff présente les thèses en présence depuis la vérité pure et simple rapportée par d’insoupçonnables évêques, jusqu’au pieux mensonge destiné à entériner un fait accompli, le coup de force de Blanche pour s’emparer du pouvoir[13]. Compte tenu de la situation, il est improbable qu’elle pût agir seule ? Je suis volontiers J. Le Goff dans ce qu’il appelle le scénario le plus vraisemblable. En l’absence de volonté officielle du mourant — ce qui n’exclut pas des confidences — les fidèles du roi, dévoués avant tout à la dynastie, à) la continuité et la consolidation du gouvernement qu’ils assuraient eux-mêmes depuis le temps de Philippe Auguste, ont voulu écarter la régence du plus proche parent, le demi-frère Hurepel, qui aurait compromis la tradition établie en faveur du fils aîné et risquait de redonner vigueur aux barons, dont il avait les faveurs ; ceux-ci rêvaient d’un gouvernement de leur assemblée, voire la résurgence de leur droit d’élection. Comme aucun de ces fidèles (le chancelier Guérin, le chambrier Barthélemy de Roye, le connétable Mathieu de Montmorency, Jean de Nesle) n’était en mesure de s’imposer, par sa puissance réelle, comme tuteur du roi et du royaume, il restait la solution d’appeler Blanche, reine-mère sacrée. D’autres femmes en ce premier quart du XIIIe siècle, avaient eu la tutelle de principautés par leur fils mineurs, Blanche de Navarre en Champagne pour Thibaud IV, Alix de Vergy en Bourgogne pour Hugues IV. Ont-ils pensé que parce qu’elle était femme et étrangère elle serait obligée de suivre leur conseil ? Cela aurait été bien mal la connaître et paraît peu vraisemblable. Mais en l’absence de textes nous n’avons que des intuitions, compte tenu de son caractère et de sa fermeté affichés. En tout cas la suite a montré qu’elle s’est donnée tout entière à la défense et à l’affirmation de son fils, au maintien et au renforcement de la royauté française. Le pouvoir, elle s’en saisit et ne le lâcha pas quand Louis eût dépassé quatorze ans, la vieille majorité germanique qui semble avoir été conservée par les rois capétiens (Philippe Ier ou Philippe II) même si à l’époque la majorité à vingt-et-un ans s’était imposée dans la plupart des principautés[14]. Louis IX s’est bien accommodé de cette sorte de co-gouvernement qui caractérise la première partie de son règne. Tout en s’affirmant parfois. C’était lui le roi.

De fait Blanche n’avait de légitimité que par lui. C’est bien pourquoi elle s’est employée, avec les fidèles conseillers, d’organiser au plus vite le sacre du jeune garçon afin qu’il fût roi accompli, légitime, investi de la grâce de Dieu et proprement sacré, c’est-à-dire intouchable. L’interrègne était une période dangereuse, propice aux contestations. Trois semaines seulement séparent la mort de Louis VIII le 8 novembre à Montpensier (Puy-de-Dôme actuel), enterré à Saint-Denis le 15, et le sacre à Reims le 29 novembre premier dimanche de l’Avent. C’est une prouesse. Peut-être ne faut-il pas, dans ces conditions surinterpréter l’absence des plus grands féodaux, qui n’étaient pas aussi organisés. Mais tout de même, il est clair que certains, pris de court par Blanche, ont manifestement boudé : Pierre de Dreux, dit Mauclerc, comte de Bretagne, Hugues de Lusignan, comte de Saint-Pol. Thibaud, comte de Champagne qui, lui, voulait venir, a été interdit de séjour à Reims par Blanche sanctionnant son attitude au siège d’Avignon, qu’il avait quitté dès le terme de ses quarante jours de service d’ost, scandalisant le roi et ses proches. (Peut-être que la rumeur — infondée — l’accusant[15] d’avoir empoisonné Louis par jalousie courait déjà.)

Le comte de Champagne était l’un des six pairs laïques institués au siècle précédent, dont le rôle rituel au sacre était important. Or en 1226 c’était l’hémorragie. Il n’y avait plus de duc en Normandie, unie à la Couronne après que Philippe Auguste l’eût enlevée à Jean Sans Terre. Le duché d’Aquitaine avait été gardé par le roi d’Angleterre. Le comte de Toulouse Raymond VII était excommunié et en guerre contre le roi de France. LE comte Ferrand de Flandre était dans un cachot du Louvre. Il ne restait que le jeune duc de Bourgogne, qui lui remit les éperons. La comtesse douairière de Champagne était là, la comtesse de Flandre aussi, qui se disputèrent le privilège de tenir l’épée, on les départagea en la confiant à Philippe Hurepel, qu’il fallait bien traiter. Nous ne savons pas qui « représenté » les pairs absents pour le rite du soutien de la couronne. A-t-on voulu honorer à cette occasion le roi d’outre-mer Jean de Brienne, roi de Jérusalem, tout juste détrôné par son gendre Frédéric II, qui avait épousé Bérangère, nièce de Blanche de Castille ? AU premier rang des pairs ecclésiastiques manquait l’archevêque de Reims, mort le 6 novembre précédent, replacé pour officier selon l’usage canonique par le premier suffragant de la province, l’évêque de Soissons Jacque de Bazoches. Apparemment les autres pairs, évêques de Laon, Langres, Châlons et Beauvais et Noyon était là.

La cathédrale de Reims était alors en reconstruction, puisque le grand chantier gothique a été entreprise au plus tard en 1211. Les recherches récentes permettent d’avancer des hypothèses[16]. Encadrant le transept carolingien et le chœur des années 1150, les travaux ont commencé par le déambulatoire et les chapelles rayonnantes d’une part, les cinq dernières travées de la nef d’autre part. La partie ancienne était-elle déjà détruite ? C’est fort probable. Mais chœur et transept n’ont été achevés que dans les années 1230. Pour assurer le service liturgique, soit on se cantonnait dans une partie déjà achevée séparée du chantier par une cloison provisoire, soit on utilisait l’espace en construction dès qu’on avait pu le doter d’un plafond en bois au niveau du triforium. En tout cas Blanche de Castille n’a pas vu la cathédrale, ses voûtes et ses vitraux comme nous les admirons aujourd’hui. Mais il est légitime d’y évoquer sa mémoire, la présence de la femme forte dont parlera Boniface VIII lors de la canonisation de son fils, cette femme forte qui d’après l’ordo du sacre est vraiment la reine selon le cœur de Dieu. Les textes liturgiques, médités et intériorisés, ont sans doute guidé Blanche de Castille ? À défaut de sources abondantes ils nous aident à comprendre la mission qu’elle a assumée pour que vive la royauté capétienne.

Patrick Demouy
Historien
Professeur des universités


[1] La meilleure biographie est celle de Gérard Sivéry, Blanche de Castille, Paris, Fayard, 1990 ; on consultera du même auteur, Louis VIII le lion, Paris, Fayard, 1995, et les deux Saint Louis de Jean Richard, Paris, Fayard, 1983 et Jacques le Goff, Paris, Gallimard, 1996.

[2] Sur les sacres, outre les nombreux travaux d’Hervé Pinoteau dont on trouve l’index et la bibliographie dans Clefs pour une somme, La Roche — Rigault, PSR, 2011, voir Richard Jackson, Vivat Rex. Histoire des sacres et des couronnements en France, Strasbourg-Paris, Ophrys, 1984 et Patrick Demouy, Notre-Dame de Reims. Sanctuaire de la royauté sacrée, Paris, CNRS éditions, 2008, p. 108-153.

[3] NdE Précisons qu’elle n’est pas fini en 2021, puisqu’un héritier est là.

[4] Le redditus ad stirpem Karoli signifie le retour de la dignité royale à la descendance de Charlemagne, effectif avec le mariage de Philippe Auguste et Isabelle de Hainaut, princesse carolingienne.

[5] Sur les privilèges des archevêques de Reims : Patrick Demouy, Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur Eglise aux Xie et XIIe siècles, Langres, Guéniot, 2005, p.564-578.

[6] Richard Jackson, Ordines coronationis Franciae. Texxts and ordines for the coronation of Frankish and French kings and queens in the Middle Ages, vol. 2, Philadelphie, Universitu of Pennsylvania, 1995, p. 73-86.

[7] Ibid, p. 154-167.

[8] Jacques Le Goff (dir.), Le sacre royal à l’époque de Saint-Louis, Paris, Gallimard, 2001. Editions, traduction et commentaire de l’ordo du manuscrit latin de 1246 de la BNF.

[9] Mathieu Paris, Historia Anglorum, éd. F. Malden, tome II, Londres, 1867, p.259.

[10] Jean de Joinville, Histoire de Saint Louis, Paris, La Pléiade, 1963, p.216.

[11] Jacques Le Goff, Saint Louis, p. 82

[12] A. Teulet, Layettes de Trésor des Chartres, t. II, Paris, 1866, No 1811.

[13] Jacques Le Goff, op. cit., p.86.

[14] François Olivier-Martin, Etudes sur les régences, t.1 : les régences et la majorité des rois sous les Capétiens directs et les premiers Valois (1060-1375), Paris, 1931.

[15] Jean Richard, op. cit. p. 95-99.

[16] Dans l’attente de la publication des actes du colloque tenu en octobre 2011 pour le 8ème centenaire, voir La grâce d’une cathédrale. Reims, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2010, et Alain Villes, La cathédrale de Reims. Chronologie et campagnes de travaux, Sens, A. Ville, 2008.


Publication originale : Patrick Demouy, « Blanche de Castille et les sacres de Reims », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 179-192.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

L’Espagne vue par l’Émigration française à Hambourg, par Florence de Baudus

► L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774), par Ségolène de Dainville-Barbiche (p. 135-150).

« Carlistes espagnols et légitimistes français », par Daniel de Montplaisir (p. 151-177).

« Blanche de Castille et les sacres de Reims », par Patrick Demouy (p. 179-192).

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

2 réflexions sur “[CEH] Blanche de Castille et les sacres de Reims, par Patrick Demouy

  • Semper Fidelis

    La personnalité et la capacité de la reine Blanche ont bel et bien été le socle solide du règne de son fils le Saint roi… et j’ajouterais que le jour où nous aurons une femme présidente de la République, il faudra lui rappeler qu’elle n’est pas la 1ère femme à avoir été chef de l’Etat en France !

    Nos reines Catherine et Marie de Médicis, Anne d’Autriche ; nos impératrices Marie-Louise d’Autriche et Eugénie de Montijo en ayant exercé la régence, ont été également chef de l’Etat… Il serait bon que ces dames politiques actuelles ou à venir s’en souviennent !

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