Histoire

[CEH] Les stratégies matrimoniales. Partie 1 : Les stratégies étatiques

Les stratégies matrimoniales

Par le Pr. Philippe Lavaux

Évoquer les stratégies matrimoniales des Bourbons au XXe siècle revient d’abord à s’interroger sur la persistance, à une époque où leur rôle politique et, plus largement, historique, tend à devenir marginal, de politiques matrimoniales qui seraient inhérentes à un modèle dynastique ayant longtemps prévalu en Europe.

En même temps, cette marginalisation conduit paradoxalement à envisager des types de stratégies qui n’existaient pas à l’époque classique, où elles relevaient principalement de l’ordre étatique, et plus précisément celui des alliances internationales.

Ce type de stratégie est encore très présent au début du XXe siècle, avant la première guerre mondiale, après quoi il s’estompe. Il subsiste cependant, au moins jusqu’au mariage de l’actuel roi d’Espagne, voulu à l’époque par le général Franco.

Parallèlement, se poursuit chez les Bourbons au XXe siècle un autre type de stratégie initié au siècle précédent, et même déjà aux XVIIe et XVIIIe celui des stratégies familiales : c’est l’endogamie bourbonienne, qui sévit essentiellement dans les branches non régnantes, en particulier les Orléans. Mais on verra que souvent la frontière qui sépare ces deux types de stratégies est assez poreuse : elles relèvent pareillement d’une logique essentiellement dynastique. Alors que, beaucoup plus récemment, apparut avec la modernité contemporaine un troisième type : celui des stratégies médiatiques , dont le mariage du prince des Asturies pourrait représenter l’archétype. L’aspect dynastique va alors s’estomper. Au-delà, la matière s’épuise, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de stratégie du tout, cet épuisement étant corollaire de celui même du concept d’un ordre dynastique.

Tout d’abord, de manière générale, c’est-à-dire sans se limiter au cas des Bourbons, on peut observer une tendance de plus en plus systématique à l’hypogamie, le mariage en dessous de son rang dynastique. Celle-ci a certes ses degrés mais il semble bien que tous les paliers aient été descendus les uns après les autres dans l’espace des cinquante dernières années. Si l’on considère la génération des monarques régnant à la fin du XXe siècle en Europe, cette dégradation s’observe clairement. Les plus anciens, la reine Élisabeth II et le Grand-Duc Jean de Luxembourg, ainsi que don Juan Carlos, ont contracté des unions dynastiques. Les rois des Belges, Baudouin et Albert II, des mariages dans l’aristocratie non régnicole, quasi dynastique pour le second. Les reines des Pays-Bas et de Danemark, dans la noblesse dite d’apparence, et les rois de Norvège et de Suède dans la bourgeoisie. Elle est encore plus sensible en ce qui concerne leur postérité. Sauf le cas, déjà évoqué, du prince de Galles, les enfants de la reine Elizabeth sont entrés dans des unions bourgeoises. Il en va de même des fils du Grand-Duc de Luxembourg (les conjoints n’étant pas régnicoles comme c’est le cas en Grande-Bretagne). En Espagne, le cas de l’infante Elena a également été mentionné mais il n’est pas autrement significatif au regard des précédents de mariages d’infantes : c’est celui du prince des Asturies qui signalera le sort réservé dans le futur aux règles de la pragmatique de Charles III. Le cas du prince Joachim de Danemark, épousant en 1995 une jeune femme d’origine sino-britannique est plus exemplatif. Le fait que ce prince ne soit pas le successeur présomptif ne peut vraisemblablement plus être compris comme autorisant l’exception, non tant seulement à l’égard de l’hypogamie (cf. l’exemple déjà évoqué du futur George VI) que de l’exogamie, qui ne connaît de précédents anciens et déterminés que par des raisons d’État. Le cas en effet des noces du prince héréditaire de Luxembourg a déjà réalisé le double précédent, dans un successeur présomptif, d’un mariage bourgeois et de l’exogamie, encore qu’ici (pour un européen) des plus relatives.

En fin de compte, les seules unions dynastiques intervenues sont celles des princesses de Luxembourg et de la princesse Astrid de Belgique. Les premières n’étaient, lors de leur mariage, que lointainement successibles puisqu’ayant déjà trois frères. La seconde était alors écartée de la succession par l’article (précité) 60 ancien la Constitution de 1831.

Mais revenons aux Bourbons (du reste les princesses de Luxembourg sont Bourbon) et tentons d’appliquer aux différentes branches de la Maison la classification tripartite proposée.

Partie 1 : Les stratégies étatiques

Les stratégies étatiques sont encore nombreuses au début du siècle, avant la disparition des grandes monarchies, alors que pourtant dès cette époque, les Bourbons ne sont plus régnants que dans la seule Espagne.

Sans prétendre être exhaustif, on peut citer les cas les plus notables, en suivant l’ordre déterminé par l’aînesse.

Pour la ligne aînée de la branche aînée, carliste, le problème était de se maintenir dans le concert dynastique européen, et ses tentatives se sont heurtées à deux obstacles d’importance inégale lais qui ont concouru au même funeste résultat : l’extinction de la ligne.

J’avais signalé ici-même, il y a quatre ans, dans une communication sur la régente Marie-Christine, mère d’Alphonse XIII, les tentatives de celle-ci pour contrecarrer les projets matrimoniaux de Don Jaime. Ce n’est du reste pas le seul épisode. Sans doute, la sœur aînée de Don Jaime, Blanche, avait-elle pu épouser en 1889 l’archiduc Léopold-Salvador. Mais François-Joseph, parent et allié indéfectible de Marie-Christine, fit empêcher le mariage d’une autre sœur, Elvire, avec l’archiduc Léopold-Ferdinand. Et ce sont les trames conjuguées, Berthe de Rohan, qui empêchèrent l’union de Don Jaime avec la princesse qu’il aimait, Mathilde de Bavière.

Voilà des exemples assez désolants de stratégies négatives. Du côté de la ligne régnante, issue d’Isabelle II, la situation est plutôt contrastée. Le cas le plus notable est celui d’Alphonse XIII lui-même. Son mariage avec Victoria-Eugénie de Battenberg est d’inclination mais il est résolu au terme d’une visite en Angleterre où le roi avait pensé d’abord demander la main de la fille du duc Connaught. Il y adonc bien au départ une intention politique ans le choix d’une princesse anglaise, indicatif d’une volonté de recentrage diplomatique, et qui impliquait une certaine rupture avec la tradition matrimoniale exclusivement catholique de la Maison d’Espagne.

Les mariages des deux sœurs d’Alphonse XIII relèvent, dans cette même connotation religieuse, des stratégies familiales. Nous les évoquons par la suite.

La génération suivante présente des aspects de diversification, liés aux conditions de l’exil romain d’Alphonse XIII.

Les deux filles se marient à des Italiens, hors du champ dynastique. Le roi, d’autre part, n’a pu empêcher l’union morganatique de son fils aîné (et préféré) Alphonse, avec une Cubaine, qui lui fait perdre ses droits à la succession.

Ceux-ci restent en effet régis par la pragmatique de Charles III qui impose des unions égales en naissance. C’est au regard de cette contrainte qu’Alphonse XIII organise sa succession. En donnant pour épouse à l’aîné de ses fils survivants, Ségovie, la jeune Emmanuelle de Dampierre, le roi l’écartait de la succession au trône d’Espagne, sans préjudice de ses droits en France en tant que futur chef de la Maison de Bourbon. Et en faisant épouser à son troisième fils, Barcelone, sa cousine Mercedes de Bourbon-Siciles, il appliquait une stratégie familiale traditionnelle chez les Bourbons issus Philippe V et assurait en même temps à Don Juan la succession espagnole. C’est par suite de cette double stratégie que la Constitution de 1978 a pu désigner son fils, Don Juan Carlos, comme le « légitime héritier de la dynastie historique » (article 57).

La génération de Juan Carlos est marquée par l’intervention décisive du général Franco dans les dispositifs matrimoniaux des Bourbons. Pour Don Juan Carlos, qu’il avait choisi comme son héritier, il n’a pas seulement voulu un mariage dynastique, garant du respect de la pragmatique, mais il a également imposé le choix d’une princesse appartenant alors à une famille régnante. Ce sera la fille du roi Paul de Grèce (1962). Mais pour éviter d’avoir à se lier les mains notamment vis-à-vis du comte de Barcelone, Franco, dix années plus tard, en 1972, favorise le mariage de sa petite-fille Carmen avec le prince Alphonse, aîné de Don Jaime et bientôt de tous les Bourbons. Franco n’avait pas l’intention de changer le plan qu’il avait longuement mûri en faveur de Juan Carlos, ni de faire de sa petite-fille la reine d’Espagne, mais il tenait à conserver un moyen de pression, une épée de Damoclès.

Le paradigme de la stratégie que j’ai appelé étatique se retrouve ensuite dans la branche de Parme. Il concerne la nombreuse postérité, dont a parlé l’abbé Debris, du duc Robert, le neveu du comte de Chambord.

L’aînée, issue du premier lit de Robert avec une Bourbon-Siciles, est la princesse Marie-Louise. Elle naît en 1870 et épouse en 1894 le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, fils de Clémentine d’Orléans, élu prince de Bulgarie. Elle meurt en 1899 et est la mère du futur roi Boris. L’une de ses sœurs consanguines est l’impératrice Zita, née en 1892. Elles ont donc à peine pu se connaître et peut-être ne se sont-elles jamais rencontrées. Zita épouse en 1911 l’héritier en second de l’empire Austro-hongrois, et mourra en 1989, soit 90 ans après sa sœur aînée, ayant toutes deux été souveraines régnantes. Bel exemple de stratégie étatique dans une branche bourbonienne dépossédée, qu’illustre encore le mariage, en 1919, de leur frère Félix avec sa cousine Charlotte de Luxembourg, devenue grande-duchesse à la suite de l’abdication de sa sœur Marie-Adélaïde. Et finalement celui du prince René, en 1921, avec la princesse Marguerite de Danemark, dont la mère était princesse d’Orléans.

Cette stratégie étatique des Parme visant à se réinsérer au sein des dynasties régnantes se poursuit après la première : mariage de la princesse Anne, fille de René, avec le roi Michel de Roumanie (mais c’est aussi d’abord un mariage d’inclination), mariage du prince Louis avec la princesse Marie de Savoie, fille de Victor-Emmanuel III (ce sont les parents du prince Rémy).

Je passe, dans cette catégorie des stratégies étatiques, sur la ligne de Deux-Siciles, sur laquelle je reviendrai ensuite. On peut en revanche s’arrêter à ce qui concerne la branche d’Orléans. Pour cette famille, évincée de son « trône de pavés » en 1848, il s’agit aussi de se réinsérer dans le cercle des dynasties qui continuent alors de régner dans presque tous les pays d’Europe, y compris les nouveaux apparus, dans les Balkans.

D’où des alliances dont plusieurs interviennent à la fin du XIXe siècle : mariage du duc d’Orléans avec une archiduchesse d’Autriche, de la princesse Clémentine avec un prince de Saxe-Cobourg, dont est issu Ferdinand de Bulgarie, de la princesse Amélie avec un autre Saxe-Cobourg, roi du Portugal.

Cette stratégie se poursuit au XXe siècle : mariage du duc de Vendôme avec une princesse belge, sœur du roi Albert, de la princesse Anne (sœur d’Amélie et de la duchesse de Guise) avec le duc d’Aoste, en 1927.

Des tentatives se font aussi autour de mariages balkaniques, en particulier celui d’Alexandre de Grèce. Ceci, explique Bruno Goyet, biographe de Henri, comte de Paris, « pose aux Orléans un grave problème, le prince étant orthodoxe. Il leur faut une autorisation pontificale pour un mariage mixte. La duchesse de Guise a consulté sur la position du Vatican face à une telle alliance. Le cardinal de Cabrières, allant à Rome en mai 1920 pour la canonisation de Jeanne d’Arc, remit au Saint-Père une lettre de la duchesse. La consultation du cardinal concernait plusieurs mariages éventuels avec des princes orthodoxes : en plus du prince grec, il s’agit du tzar Boris III de Bulgarie (1894-1943) qui a succédé à son père, le tzar Ferdinand, déposé par les Alliés en 1918 ; et du prince régent Alexandre Karageorgévitch de Serbie (1898-1934) qui succède à son père, Pierre Ier, justement en 1921. Pour les acteurs de cette affaire, il s’agit d’une stratégie matrimoniale d’ensemble. Le double registre national-diplomatique et familial-dynastique parcourt aussi bien les préoccupations de la famille princière que celles du Quai d’Orsay ou des monarchistes. Quelques années plus tard, il sera encore brièvement question d’un mariage balkanique pour le comte de Paris cette fois : il s’agissait de la princesse Marina de Grèce, qui aurait été le premier amour du prince. »[1]

Une des sœurs du comte de Paris finira par épouser le prince Christophe de Grèce et leur fils Michel aura brièvement le statut de prince héritier entre la mort du roi Paul en 1963 et la naissance du diadoque, fils du roi Constantin.

À suivre…

Philippe Lavaux
Professeur à l’Université Paris II


[1] Bruno Goyet, Henri d’Orléans, comte de Paris. Le prince impossible, Paris, Odile Jacob, 2001.


Publication originale : Philippe Lavaux, « Les stratégies matrimoniales », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 159-170.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

« Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).

« Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).

« Deux décennies de commémorations capétiennes : 1987, 1989, 1993, 2004, etc. », par Jacques Charles-Gaffiot (p. 37-49).

« L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950 », par Laurent Chéron (p. 51-67)

► « De Gaulle et les Capétiens », par Paul-Marie Coûteaux (p. 69-97) :

« De Chateaubriand à Cattaui : Bourbons oubliés, Bourbons retrouvés », par Daniel de Montplaisir (p. 99-108).

►  « Les relations Église-État en Espagne de 1814 à nos jours », par Guillaume de Thieulloy (p. 109-124) :

► « Autour du livre Zita, portrait intime d’une impératrice », par l’abbé Cyrille Debris (p. 125-136) :

► « La mission Sixte : la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », par le Pr. Tamara Griesser-Pecar (p. 137-157) :

► « Les stratégies matrimoniales », par le Pr. Philippe Lavaux (p. 159-170) :

  • Introduction / Partie 1 : Les stratégies étatiques
  • Partie 2 : Les stratégies familiales
  • Partie 3 : Les stratégies médiatiques

Consulter les articles de la session précédente :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

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