Histoire

[CEH] La mission Sixte. Partie 3 : L’Affaire Sixte

La mission Sixte :
La tentative de paix de l’Empereur Charles Ier

Par Tamara Griesser-Pecar

► Consulter la première partie du dossier – Introduction / Partie 1 : Une volonté de paix

► Consulter la deuxième partie du dossier – Partie 2 : La tentative de médiation des frères Sixte et Xavier de Bourbon-Parme

Partie 3 : L’Affaire Sixte

À partir de ces efforts de paix, la mission Sixte, se développa suite à des circonstances fâcheuses ce qui fut nommé « l’Affaire Sixte » qui, jusqu’à nos jours, est l’objet de spéculations les plus sauvages et de fausses accusations. En réalité, on devrait appeler ce cas « l’affaire Czernin », car c’est le ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, Ottokar, comte de Czernin, qui déclencha, le 2 avril 1918, par un fatal discours devant le conseil municipal de Vienne, un vif affrontement avec le président du conseil des ministres français, Georges Clemenceau. Cela devint un scandale qui prit encore de l’ampleur lorsque l’Empereur dut se réfugier dans un mensonge forcé, même si on peut le comprendre. Les conséquences intérieures et extérieures de cette affaire furent dévastatrices : elles détruisirent la confiance dans la capacité de négocier et la discrétion des Autrichiens, aussi bien chez l’Entente qu’auprès de leur Allié. Et c’est ainsi que cette affaire accéléra le processus de décomposition de la Monarchie. L’espoir que de futures règlementations de paix puissent tout de même encore s’orienter suivant les désirs de l’Autriche et pas seulement d’après les conceptions des organisations d’opposants émigrés, fut irrémédiablement détruit. Les puissances occidentales accordèrent alors leur reconnaissance aux comités d’émigrés. C’est dans cette mesure que l’affaire Sixte constitua un tournant dans l’histoire des efforts de paix sa fatale pour la Monarchie. Elle marqua assurément aussi la fin de l’espoir des Alliés de mettre à genoux les puissances centrales en concluant une paix séparée avec l’Autriche-Hongrie.

Dans ce discours prononcé devant le conseil municipal de Vienne, Czernin attaqua durement Clemenceau. Le président du conseil français, selon Czernin « m’aurait, quelque temps avant le début de l’offensive de l’Ouest demandé, si j’étais prêt à des négociations et sur quelle base. J’ai tout de suite répondu, en accord avec Berlin, que j’y serais prêt et que je ne voyais avec la France pas d’autre obstacle à la paix que son désir de récupérer l’Alsace-Lorraine. On répliqua de Paris qu’on ne pouvait pas négocier sur cette base. Il n’y avait donc plus le choix. » C’étaient des phrases qui devait piquer au vif Clemenceau, d’autant plus qu’était brisé là par un diplomate versé dans les usages un principe d’airain de la diplomatie.

Clemenceau fit dans la presse française allusion à une lettre de l’Empereur Charles dans laquelle il donnait à considérer qu’il appuyait les « justes prétentions de la France sur l’Alsace-Lorraine », ce qui, dans la volonté de Clemenceau, devait faire apparaître comme absurdes les déclarations de Czernin.

Comment en effet l’obstination de la France à réclamer l’Alsace-Lorraine pouvait-elle être déplacée et constituer le problème numéro 1 bloquant la paix si l’Empereur d’Autriche lui-même considérait « justes » les prétentions de la France et priait de conclure rapidement la paix ? Que devait-on donc penser de la politique autrichienne ?

Charles démentit ensuite l’existence de cette lettre. On s’était en effet été dès le départ mis d’accord sur le fait que – et cela est souvent l’usage dans les négociations secrètes- l’on devait nier les contacts entre l’Autriche et la France et même les lettres essentielles, si l’opinion publique devait en avoir vent. L’Empereur devait pouvoir avoir confiance que la partie adverse s’y tiendrait, comme lui-même devait également s’y tenir. La diplomatie vit de ces contacts secrets – même entre des ennemis – qui peuvent (pas toujours, mais souvent) préparer des accords de grande portée entre les États. Le monarque autrichien ne pouvait pas remettre cela en jeu à la légère. C’est pourquoi on ne peut pas considérer comme déshonorant qu’il eût nié la lettre.

Mais Clemenceau publia alors la « lettre de Sixte » avec le passage si essentiel dans lequel il était question des « justes » exigences de la France sur l’Alsace-Lorraine. L’Empereur d’Autriche était donc ridiculisé. C’est ainsi que la mission Sixte finit si misérablement, bien qu’elle eût été, de tous les efforts de paix dans la première guerre mondiale, la tentative la plus prometteuse pour faire aboutir une paix avec la France et l’Angleterre.

Maintenant, le reproche si souvent fait par la suite au couple impérial d’avoir trahi son allié allemand est-il justifié ? Charles et Zita avaient-ils contrevenu à leur devoir d’alliance par leur propre recherche de la paix ? On ne peut répondre que par la négative. Car Charles n’aspirait pas à une paix séparée mais au contraire à une paix générale impliquant l’Allemagne. En cela l’Empereur Charles n’y voyait aucune différence avec son épouse. Mais il se distinguait quand même, eu égard aux motifs et aux buts, de son beau-frère (et patriote français) Sixte, pour lequel ce qui importait, c’était la victoire de la France et une défaite de l’Allemagne qui épargnerait l’Autriche. Le slogan de Sixte de Bourbon-Parme n’était pas « contre l’Autriche » mais « avec l’Autriche contre l’Allemagne ». Et cela ne pouvait aller que si l’Autriche-Hongrie était prête à une paix séparée tramée au départ secrètement et que les puissances de l’Entente abondaient en ce sens. Au contraire, l’Empereur Charles n’était prêt à une paix séparée qu’en cas de nécessité absolue, comme ultima ratio [ultime recours], si aucune autre paix n’était plus possible et que l’existence de la Monarchie et de ses peuples dépendaient.

Une paix séparée aurait-elle été une trahison à cette époque et dans les circonstances du moment ? On peut peut-être répondre à cette interrogation par un passage d’un discours de Bismarck du 6 février 1888. Il avait alors constaté :

« Aucune grande puissance ne peut, sur la durée, rester attachée à l’énoncé d’un traité qui soit en contradiction avec les intérêts de son propre peuple. Elle se trouve finalement forcée à le déclarer tout à fait ouvertement : les temps ont changé, je ne le peux plus – et elle doit, autant que possible, le justifier devant son peuple et l’autre partie contractante. Mais jamais aucune grande puissance ne pourra souscrire à la lettre d’un traité signé dans des circonstances totalement différentes si cela doit mener à sa perte son propre peuple. »

Le fait est que le couple impérial autrichien entreprit d’abord tout ce qui était humainement possible pour obtenir, de concert avec son Allié, une paix de compromis. L’Empereur Charles essaya de gagner son allié allemand à cette cause. Les Allemands savaient aussi que Charles avait pris contact avec la partie adverse. Lorsque l’Empereur Guillaume était à Vienne en février 1917, Charles lui avait confié qu’il avait saisi l’occasion de prendre contact avec l’Entente pour trouver une solution possible à la guerre. Il ne nomma certes pas les noms des Princes, mais il est évident d’après les documents que ceux-ci, en tant que médiateurs, n’étaient pas demeurés cachés aux Allemands . Et Charles se rendit en avril 1917 à Bad Hombourg pour gagner de nouveau la partie allemande à faire un pas en faveur de la paix .

La mission Sixte est aussi pourtant « le préambule dramatique du combat par la suite si douloureux que mena l’Autriche pour son indépendance » , comme le formula le secrétaire privé de l’Empereur, Charles von Werkmann. Car en Allemagne, il y avait de fortes aspirations à faire de la Monarchie danubienne quelque chose comme un état intégré à la fédération d’après le modèle de la Bavière.

Sans doute après que Charles eut été ridiculisé par Czernin et Clémenceau et avec l’attitude évidemment hostile à la famille impériale dans leur propre pays, tombaient pour les puissances de l’Entente les dernières raisons qui auraient permises, lors du remodelage de l’Europe, de faire subsister une Monarchie danubienne, quand bien même structurée différemment et composée de plusieurs membres nationaux. Le morcellement définitif du pays était maintenant scellé.

À suivre…

Pr. Tamara Griesser-Pecar
Docteur en histoire
Docent de l’Université de Nova Goriça (Slovénie)

Traduction depuis l’allemand par M. l’abbé Cyrille Debris


Publication originale : Tamara Griesser-Pecar, « La mission Sixte : la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 137-157.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

« Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).

« Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).

« Deux décennies de commémorations capétiennes : 1987, 1989, 1993, 2004, etc. », par Jacques Charles-Gaffiot (p. 37-49).

« L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950 », par Laurent Chéron (p. 51-67)

► « De Gaulle et les Capétiens », par Paul-Marie Coûteaux (p. 69-97) :

« De Chateaubriand à Cattaui : Bourbons oubliés, Bourbons retrouvés », par Daniel de Montplaisir (p. 99-108).

►  « Les relations Église-État en Espagne de 1814 à nos jours », par Guillaume de Thieulloy (p. 109-124) :

► « Autour du livre Zita, portrait intime d’une impératrice », par l’abbé Cyrille Debris (p. 125-136) :

► « La mission Sixte: la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », par le Pr. Tamara Griesser-Pecar (p. 137-156) :

Consulter les articles de la session précédente :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Une réflexion sur “[CEH] La mission Sixte. Partie 3 : L’Affaire Sixte

  • Pierre de Meuse

    Pour avoir un peu étudié la question, qu’il me soit permis de penser que cet article tourne un peu autour du pot. La question est simple.
    1) Les alliés étaient tenus par des clauses secrètes interdisant toute paix séparée d’un membre de l’Entente avec un des membres de la Triplice.
    2) L’Italie ne voulait pas entendre parler d’une paix avec l’Autriche, car elle espérait récupérer le Sud-Tyrol, Trieste, le Frioul, l’Istrie, l’Illyrie et toute la côte adriatique jusqu’à Argirocastro. Le démembrement de l’Autriche était un point non négociable. Le fait que ces ambitions fussent déraisonnables ne change rien à la question.
    3) La France n’avait qu’une seule exigence véritable, et d’ailleurs la seule qui lui fut concédée à Versailles: la récupération de l’Alsace-Lorraine.
    4) Il fallait donc amener la France à lâcher l’Italie et à rompre les clauses secrètes du traité. C’était difficile, surtout s’il fallait déclarer que l’Autriche restait fidèle à l’Allemagne au sujet de l’Alsace Lorraine. Mais surtout, Clemenceau qui détestait l’Autriche pour des raisons idéologiques, comme il haïssait l’Allemagne pour des raisons nationales, ne voulait pas d’une paix blanche. Il lui fut donc facile de saboter cette tentative par des fuites contrôlées, une intox permanente auprès de la presse, et finalement la divulgation de la lettre de Charles.
    La seule solution possible pour Sixte aurait été de s’adresser aux forces politiques, même de gauche, désireuses d’arrêter le massacre. Il est difficile de dire ce qui en serait sorti, mais l’enjeu en valait la peine, d’abord avec les sept-cent mille morts français économisés.

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