Politique

Juger l’histoire. De la quatrième lettre de Joseph de Maistre sur l’Inquisition

Les fondamentaux de la Restauration

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822.

De la quatrième lettre de Maistre sur l’Inquisition

Dans sa quatrième lettre, Joseph de Maistre présente un point de méthodologie clef, dans lequel il avance le critère par excellence pour juger des institutions en histoire.

« Dans les sciences naturelles il est toujours question de quantités moyennes ; on ne parle que de distance moyenne, de mouvement moyen, de temps moyen, etc. Il serait bien temps enfin de transporter cette notion dans la politique, et de s’apercevoir que les meilleures institutions ne sont point celles qui donnent aux hommes le plus grand degré de bonheur possible à tel ou tel moment donné ; mais bien celles qui donnent la plus grande somme de bonheur possible au plus grand nombre de générations possibles. C’est le bonheur moyen, et je ne crois pas à cet égard qu’il n’y ait aucune difficulté. »[1]

Ce qui est important, plus que l’objet du jugement — le bonheur produit, en l’occurrence —, c’est la méthode qui permet de faire la part des choses entre l’exceptionnel et la règle afin, justement, de comprendre la norme et la nature d’une institution. C’est le seul travail intéressant pour un historien. Étudier des faits et des détails isolés, sans vouloir juger l’ensemble, est un travail vain et stérile, inutile à l’humanité. Ne nous méprenons pas, les faits sont clefs, ils sont nécessaires à l’histoire, mais ils ne sont certainement pas suffisants, ils sont une matière première. Il faut l’esprit pour percer les faits et l’intelligence pour en sortir l’essence vivace et efficace pour le présent et pour l’avenir.

Pour juger de son essence, il est donc important de rechercher la moyenne dans l’histoire de l’institution. Cet esprit est tout à fait statistique. Le problème que souligne par contraste Joseph de Maistre est la mauvaise foi indécrottable des détracteurs de l’Inquisition, qui procèdent à l’inverse de ce procédé scientifique, dans une superstition totale : peu leur importe l’essence de l’institution, ils ont une idée préconçue de la réalité historique et n’ont que faire de la réalité des faits. Leur idée fixe, souvent haineuse, au mieux acerbe ou moqueuse, se doit d’être, non pas démontrée, puisqu’une analyse fine démonte à coup sûr ces thèses, mais aveuglément crue, pour leur vaine gloire ou pour instiller le doute et la haine de la Foi et de l’Église. Leur technique est simple : ils prennent l’exception, dont ils font la règle sans autre examen, et le tour est joué, dans un procédé tout à fait malhonnête et contraire à toute raison commune. Et l’on fabrique une légende noire de l’Inquisition, ce n’est pas plus compliqué que cela.

D’où la charge de Joseph de Maistre, classique dans ses écrits, contre les Philosophes, ou plutôt, pour reprendre la terminologie grecque, contre les sophistes, qui se fichent éperdument de la vérité, mais qui se moussent d’élucubrations pseudo-intellectuelles :

« Voyez la tourbe des hommes formés à l’école de la philosophie moderne, qu’ont-ils fait en Espagne ? Le mal, rien que le mal. Eux seuls ont appelé la tyrannie ou transigé avec elle : eux seuls ont prêché les demi-mesures, l’obéissance à l’empire des circonstances, la timidité, la faiblesse, les lenteurs, les tempéraments, à la place de la résistance désespérée et de l’imperturbable fidélité. Si l’Espagne avait dû périr, c’est par eux qu’elle aurait péri. »[2]

D’aucuns le trouveront trop sévère. Que nenni, il est encore trop doux. Comprenons bien : dans toute son œuvre, il cite abondamment les dites Lumières, et il les connaît mieux que quiconque, lui-même ayant été séduit par elles dans sa jeunesse. Il ne dédaigne d’ailleurs pas de les citer quand elles sont dans la vérité, autant qu’il les critique justement et vertement quand elles sont dans l’erreur, comme ici. En effet, les dits Philosophes n’ont rien à voir avec les philosophes grecs, qui cherchaient la vérité et qui, s’ils avaient pu connaître le Christ, se seraient sans aucun doute convertis. Les sophistes de la modernité européenne et française en particulier — Voltaire, Rousseau, Diderot pour n’en citer que quelques-uns —, quant à eux, se fichent de la vérité et quand ils en disent, c’est par pur hasard. Au XVIIIe siècle, ils ont encore la Vérité conservée par l’Église devant les yeux, mais ils font tout pour la nier, la souiller, sans une once de bonne foi, ni de bienveillance. Ils jouent le jeu du démon, au mieux, s’ils ne le soutiennent pas activement.

Qu’importe pourtant, car, pour rester dans la fibre maistrienne, l’existence de ces sophistes obscurantistes fait partie intégrante du dessein de la Providence. Ils sont là pour être combattus, comme le fait Maistre, ou alors pour nous punir de quelconques fautes, et il faut donc faire pénitence, et chercher nos fautes, afin de les corriger[3].

Appréciez la plume savoureuse de Joseph de Maistre, qui, comme ses ennemis les plus géniaux, sait résumer en quelques phrases lapidaires de longs discours :

« Voulez-vous éteindre cet enthousiasme qui inspire les grandes pensées et les grandes entreprises, glacer les cœurs, et mettre l’égoïsme à la place de l’ardent amour de la patrie, ôtez à un peuple sa croyance, rendez-le philosophe. »[4]

Maistre souligne ensuite un phénomène courant, de nos jours encore, et nous donne une bonne méthode pour juger d’un écrit : tout texte qui se veut intellectuel — mais aussi les autres, dans une moindre mesure peut-être — est forcément rempli de présupposés, de préjugés. Si les préjugés sont bons, alors le texte sera bon ; sinon, il est à jeter ou, tout au moins, à prendre avec des pincettes. Le texte que vous lisez actuellement n’y échappe pas, et nous espérons que nos préjugés sont exposés de façon assez claire. Nous ne sommes pas, en effet, de ces auteurs qui se prétendent objectifs, posture qui, en soi, raconte tant de choses… Ainsi, en particulier pour les sophistes, les textes renseignent plus sur leurs auteurs que sur l’objet qu’ils se proposent de traiter : irreligion, superstition et idée fixe transparaissent immanquablement.

Et voici que Joseph de Maistre moque de façon si agréable les francs-maçons et autres sectateurs en pointant leurs préjugés si nombreux, eux qui se permettent de juger péremptoirement et de se moquer avec grand mépris de ceux qu’ils voient comme inférieurs, car ils ont la Foi :

« Au reste, l’Espagnol a moins de préjugés, moins de superstitions que les autres peuples qui se moquent de lui sans savoir s’examiner eux-mêmes. »[5]

Maistre s’inscrit ici dans la parole du Christ : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ? Comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère ! »[6].

Paul-Raymond du Lac


[1] Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822, p. 88.

[2] Ibid., p. 98.

[3] Nous laissons à un autre temps et à un autre lieu ce sujet, pourtant essentiel, d’un nécessaire renouvellement de l’herméneutique : dénoncer le mal est bien, souvent essentiel, mais ce n’est pas suffisant. Cette dénonciation peut parfois nous pousser à nous dédouaner en disant « c’est la faute à Rousseau », ou alors à nous complaire dans la contemplation du mal ou dans une désespérance bien peu chrétienne. Non, notre rôle, plus que de regarder le mal, est de fixer la sainteté, et de comprendre pourquoi la Providence a envoyé ces maux, afin d’identifier nos fautes, et de trouver les moyens de bien œuvrer en instrument de la Providence pour le plus grand bien, que ces grands maux ne peuvent heureusement manquer d’apporter.

[4] Joseph de Maistre, op. cit., p. 100.

[5] Ibid., p. 100.

[6] Mt 7 : 3-5.


Dans cette série d’articles intitulée « Les fondamentaux de la restauration », Paul-Raymond du Lac analyse et remet au goût du jour quelques classiques de la littérature contre-révolutionnaire.

Mgr Delassus, L’Esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l’État (1911) :

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole (1822) :

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