Histoire

[CEH] Le procès de Fouquet : inique ou juste ? Partie 1 : Abus de pouvoir ?

louis xiv fouquet

Le procès de Fouquet : inique ou juste ?

Par le Pr. Michel Vergé-Franceschi

► Consulter la première partie du dossier – Introduction : un procès politique.

Partie 1 : Un procès motivé par un abus de pouvoir ?

En 1661, pour Colbert, Fouquet n’est plus l’« homme d’honneur » qu’il croyait avoir rencontré jamais et qu’il avait poussé auprès de Le Tellier et de Mazarin. Colbert a changé d’opinion car M. le surintendant est devenu un « homme de cabales et d’intrigues et dont les mœurs mêmes n’étaient pas assez réglées pour une charge de ce poids » [la surintendance][1]. Fouquet, riche, jeune, beau et séduisant est en effet couvert de femmes : Mme Du Plessis-Bellière, Melle de Trécession, Melle de Menneville, couverte de cadeaux et de points de Venise avant d’épouser le duc Damville, Bénigne de Meaux, du Fouilloux. Fouquet crie à la jalousie de Colbert :

« Le sieur Colbert ne voulait pas qu’un autre homme prit créance auprès de son maître [Mazarin]… l’ambition lui faisait élever les yeux jusqu’à ma place ; il me rendait mille mauvais offices secrets, dont je ne pouvais me parler auprès d’un homme défiant, soupçonneux »[2].

Mais Colbert a en mains des lettres que les juges n’ont pas puisqu’elles n’ont été adressées qu’à lui, avec prière d’en informer le Roi :

« M. le commandeur de Neuchaize n’a fait achat de la charge de vice-amiral de France que des deniers qui lui ont été baillés par M. Fouquet. La plupart des officiers qui commandent à présent l’armement de mer sont de sa cabale et faction. Sur M. de Vendôme, il a eu tant de crédit que, par le moyen de l’argent dudit Fouquet et des pensions qu’il donne aux domestiques [Matharel] de M. l’Amiral [Vendôme], il a établi presque tous les officiers, tant capitaines que commissaires »[3].

Colbert et le Roi veulent donc éliminer Fouquet qui, chef occulte de la marine, représente un triple danger :

  1.  De collusion avec les galères espagnoles comme du temps où les Ligueurs les faisaient à Marseille ;
  2. De mésentente avec l’Empire ottoman ;
  3. De bonne entente avec l’Empereur, que le Très Chrétien aime voir menacé par le Turc, ce qui ne serait plus le cas si Vendôme, Beaufort et Fouquet se mettaient à entraîner les vaisseaux du Roi aux côtés des Vénitiens dans la guerre de Candie.

Mais trois années de procédures n’aboutirent qu’au bannissement de Fouquet, d’où la volonté du Roi de ne plus faire confiance à la justice, ni en 1669, lors de l’emprisonnement du masque de fer, ni en 1679 lors de l’affaire des poisons ; d’où cette impression d’absolutisme qui se dégage du règne de Louis XIV alors que le Roi est plus prudent qu’absolu. Tiré de la Bastille où il multiplie prières et jeûnes alors que Molière vient de créer Tartuffe ou le faux-dévot, représenté à Fontainebleau le 12 mai 1664 et reprise chez Monsieur le 25 septembre, Fouquet comparaît le 14 novembre 1664, pour la première fois, devant la Chambre de justice réunie à l’Arsenal. De lui-même, il se place sur la sellette alors qu’un siège lui avait préparé à côté[4]. La Chambre écoute le réquisitoire du procureur général Guy Chamillart, successeur depuis décembre 1663 de Denis Talon. Chamillart conclut :

« Je requiers, pour le Roi, Nicolas Fouquet, être déclaré atteint et convaincu du crime de péculat et autres cas mentionnés au procès, et, pour réparation, condamné à être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive, en une potence, qui, pour cet effet, sera dressée en la cour du Palais, et à rendre et restituer au profit dudit seigneur Roi toutes les sommes qui se trouveraient avoir été diverties par ledit Fouquet ou par ses commis, pendant le temps de son administration ».

Le réquisitoire « pour le Roi » ne parle que de « péculat », mais réclame la pendaison. Tout a été mis au point entre le Roi, Colbert et Chamaillart pour que l’affaire soit close sans faire de vagues. Mme de Sévigné rend compte de ce procès au jour le jour à son vieil ami Pomponne, exilé par le Roi en sa terre de Pomponne depuis le 2 septembre 1664. Mme de Sévigné n’est pas seulement un témoin qui ne voit dans le surintendant qu’un beau quadragénaire qui lui a fait une cour empressée, quoique veuve chargée de deux enfants[5]. Elle sait des choses car elle est nièce à la mode de Bretagne de Jacques de Nuchèze. Elle a des liens constants avec les Nuchèze. En 1668 encore, juste après la mort du commandeur, elle écrit de Paris le 20 juillet, à Bussy-Rabutin :

« Vous me parlez de vous avancer de l’argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M de Châlon »…

Mais pour hériter, il leur fait remplir « quelques formalités pour avoir le consentement de Nuchèze », neveu et principal héritier du prélat. Mme de Sévigné est en outre la petite-fille de la fondatrice de la Visitation. Son mari, Henri de Sévigné, et toute la famille maternelle de la marquise, les Coulanges, sont enterrés à Paris, en l’église de la Visitation Sainte-Marie, rue Saint-Antoine, au Marais, consacré en 1634 par André Frémyot, grand-oncle de la marquise. Or le père de Fouquet, conformément à son testament du 11 février 1640, a été inhumé à Paris le 22 avril suivant en la même église. La mère de Fouquet, Marie de Maupéou, sera inhumée elle aussi, auprès de surintendant. En outre, en 1671, lorsqu’un incendie ravage l’hôtel de ses voisins, M. et Mme de Guitaud, neveux du commandeur de ce nom, on voit dans la lettre du 20 février de Mme de Sévigné que son voisin est l’ambassadeur de Venise !

La marquise, comme M. le surintendant, appartient au monde des dévots. Son cousin Bussy-Rabutin n’a pu acheter sa charge que grâce à un prêt de Fouquet, avec lequel toutefois ses relations se sont rafraîchies à partir de 1657. Mme de Sévigné enfin est la nièce de Philippe de Coulanges qui l’a élevée. Or Coulanges a épousé Marie Lefèvre d’Ormesson, sœur d’Olivier, accusé d’être « gouverné » par Mme de Sévigné est un témoin parfaitement informé. Malgré cela, son compte-rendu du procès montre combien l’essentiel échappe au public. « Aujourd’hui, 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette ; il s’est assis sans façon comme l’autre fois », écrit Mme de Sévigné à Pomponne, fils de M. d’Andilly cité dans le projet de Saint-Mandé ! « M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main : il a répondu qu’il avait déjà dit les raisons qui l’empêchaient de prêter le serment ».

Dévot, Fouquet refuse d’être parjure. Son ami Lamoignon en tirera une leçon : préparant la grande ordonnance criminelle de 1670, appelée le Code Louis, il critiqua l’obligation pour l’accusé de prêter serment avant d’être interrogé ce qui le contraignait, selon lui, « à se parjurer ou à se perdre ». Mais Pussort, partisan d’une morale dégagée du Ciel, maintint l’obligation du serment.

Fouquet refuse de reconnaître la légitimité du tribunal : vétéran des conseillers et ancien procureur général, il n’était justiciable que du Parlement ; surintendant, il ne devait des comptes qu’au Roi et pouvait donc refuser la compétence de ce tribunal d’exception, ou chambre de justice, instituée à l’initiative de Colbert, par édit royal du 15 novembre 1661 pour juger des abus de finances depuis 1635. Les débats s’ouvrirent néanmoins entre Fouquet et Séguier, chancelier de France et président de la chambre de justice depuis décembre 1662, en remplacement de Lamoignon, premier de président du parlement de Paris estimé (à tort) trop favorable au surintendant.

« Là-dessus, M. le chancelier s’est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre ; que le Roi l’avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.
— Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité que quelquefois on ne trouvait pas justes quand on y avait fait réflexion.
— Le chancelier a interrompu : « Comment, vous dites donc que le Roi abuse de sa puissance ? ».
— Fouquet a répondu : « C’est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi ; ce n’est point ma pensée, et j’admire qu’en l’état où je suis vous me vouliez faire une affaire avec le Roi ; mais, monsieur, vous savez bien vous-même, qu’on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste ; le lendemain, vous le cassez : cous voyez qu’on peut changer d’avis et d’opinion.
— Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette.
— Il est vrai monsieur, a-t-il répondu, j’y suis ; mais je n’y suis pas, par ma volonté ; on m’y mène, il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c’est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main ; peut-être pouvait-on bien me l’épargner après les services que j’ai rendus et les charges que j’ai eu l’honneur d’exercer ».

Après cela, M. le chancelier a continué l’interrogatoire… « Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement. »

À suivre…

Michel Vergé-Franceschi,
Professeur d’Histoire moderne à l’université de Tours


[1] Pierre Clément, op. cit., t. II, vol. 1, p. 25.

[2] Nicolas Fouquet, Défenses, t. II, p. 79.

[3] Avis à Colbert, Bibl. nat., Mélanges Colbert 107 bis, f° 1157.

[4] Procès de Fouquet, t. XII, p. 335.

[5] Charles, marquis de Sévigné, mort en 1713 ; et François-Marguerite, comtesse de Grignan à partir de 1669.


Publication originale : Michel Vergé-Franceschi, « Le Procès de Nicolas Fouquet : inique ou juste », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 363-381.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

« Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », par Alexandre Maral (p. 308-319).

« Les prises de pouvoir par les Bourbons », par Daniel de Montplaisir (p. 320-332) :

« L’arrestation de Nicolas Fouquet », par Jean-Christian Petitfils (p. 333-350) :

« Le sacre de Louis XIV », par le baron Hervé Pinoteau (p. 351-361).

« Le procès de Nicolas Fouquet : inique ou juste ? », par le Pr. Michel Vergé-Franceschi

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

Une réflexion sur “[CEH] Le procès de Fouquet : inique ou juste ? Partie 1 : Abus de pouvoir ?

  • Parler d’abus de pouvoir me paraît déplacé, s’agissant du roi de France, qui détient en ses mains le pouvoir de juger. Ce qui met mal à l’aise, justement, c’est l’obstination de Louis XIV et Colbert à multiplier les formes d’un procès régulier, contre l’évidence. Et tout cela se termine par une incohérence: la réclusion alors que la mort par pendaison avait été requise, réclusion qui, je le rappelle, n’est pas une peine mais une mesure de sûreté sous l’ancien régime.

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