Histoire

[CEH] La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle, par Jean-Paul Le Flem. Partie 3 : L’interminable succession d’Espagne

La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle (1598-1710)

Par Jean-Paul Le Flem

► Partie 1. La défense du chemin espagnol. Des victoires emblématiques (1598-1639)

Partie 2. Le temps des crises et des incertitudes (1640-1665)

III – L’interminable succession d’Espagne. Les prémisses d’un renouveau.

Les portraits de Charles II par Carreño De miranda et Coello sont dramatiques malgré leur pudeur. Le nouveau roi est malingre avec des yeux globuleux. Son aspect physique témoigne tragiquement d’une tradition de mariages consanguins. Devant cette fin de race programmée, les appétits des puissances européennes pour intervenir dans la succession vont se faire jour. Elles devront patienter 35 ans.

Dans son testament, Philippe IV a prévu une Junta de Gobierno de 6 personnes, choisies dans la haute aristocratie, pour assister la régente Marie-Anne d’Autriche. L’utilisation presque systématique de juntes à mission générale ou spécialisée va caractériser le règne de Charles II. Cette procédure lente et lourde va souvent paralyser le pouvoir qui est aux prises avec l’inflation, la faillite intermittente pour cause d’insuffisance budgétaire.

Un homme était conscient de ces handicaps qui accablaient la monarchie espagnole : Don Juan José d’Autriche. Né en 1629, des amours de Philippe IV avec une comédienne, Maria Calderón, il fut le bâtard préféré du roi. Il fit une grande carrière militaire. Il participe à l’expédition pour ramener le calme au royaume de Naples en 1648. Après la prise de Barcelone en 1652, il est nommé gouverneur. Les Catalans auront un bon souvenir de son passage. Il remplace l’archiduc Léopold comme gouverneur des Pays-Bas en 1656. Il regagne l’Espagne en 1659 en faisant étape à Versailles. Il est détaché sur le front du Portugal en 1664. Ses échecs sur ce théâtre d’opérations indignent son père qui l’exclut de la junte de gouvernement. IL va jouer un rôle auprès de son demi-frère Charles II.

Persona non grata à la Corte, il avait dû se retirer en Catalogne et en Aragon. La régente avait introduit dans la Junta de Gobierno, le jésuite autrichien Nithard qui était devenu impopulaire. Aidé par un publiciste franc-comtois, Juan José va lancer une campagne de libelles dans les royaumes de Valence, d’Aragon et de Castille à la fin 1668. Il est le créateur de la première forme de pronunciamiento. Au début de 1669, les conseils obligent Nithard à démissionner. Le 6 septembre 1675, Charles II atteint sa majorité. Il refuse de prolonger les pouvoirs de l’organisme qui assistait sa mère et se propose de faire appel à D. Juan José. Après une journée de discussion, la régente le convainc de n’en rien faire. En décembre 1676, les Grands mécontents, du premier ministre Valenzuela, font la Grèce d’assistance aux cérémonies et l’obligent à fuir au Portugal. Une lettre de convocation est envoyée à Juan José. Le 1er janvier 1677, il fait savoir à ses partisans que tout ce qui a été entrepris par les Grands a son approbation. Il part le 2 janvier de Saragosse, mais échaudé par les événements de 1675, il se fait accompagner par une armée qui va grossir ses partisans. Le 23 janvier, il fait son entrée à Madrid et vient offrir ses services à Charles II au palais du Buen Retiro. C’est la deuxième forme de pronuciamiento (la troisième consistant à utiliser la force après une démonstration initiale).

Juan José n’est pas un révolutionnaire, mais il a compris qu’il fallait débloquer les rouages de l’État, remettre dans le circuit politique les royaumes périphériques comme Valence et l’Aragon. Pour régler les problèmes les plus urgents, il met en place la Junta de Comercio et la Junta de Moneda. Il meurt prématurément en 1680 et dans l’impopularité, avec une conjoncture adverse qui superpose la faim, la peste, l’inflation, la banqueroute et les désastres militaires.

Au-delà de cette annus horribilis, ils nous faire un bilan de cette Espagne de Charles II. Le XVIIe siècle a été avare de recensements, mais les registres paroissiaux indiquent à peu près partout une remontée de la natalité. Les dîmes montrent une croissance de la production céréalière ou de la laine.

Après la mort de Juan José et selon ses suggestions, une réforme drastique de la monnaie est entreprise. Le billon ancien est repris par les ateliers monétaires avec un décompte de 80 %. De nouvelles pièces d’argent sont frappées, les Marias, avec un plus faible aloi d’argent que le real de a ocho. La réforme a été si radicale qu’il a fallu injecter un peu d’inflation en 1685 pour débloquer les circuits monétaires.

En Aragaon et en Catalogne des initiatives sont prises pour recréer une industrie textile capable de rivaliser avec la production étrangère. Des sociétés commerciales sont créées pour donner une place plus importante aux Espagnols dans un commerce submergé par les Flamands, les Génois, les Français et les Anglais.

Conscients du retard scientifique de la péninsule, des tertulias, qui se transformeront en sociétés savantes voient le jour à Valence, Séville et en Aragon.

Dans le domaine militaire, des réformes ont été ébauchées. À l’âge d’or des Tercios d’infanterie, l’armée espagnole disposait de quelques compagnies de cuirassiers. Pour l’essentiel, on faisait appel à des régiments mercenaires allemands et aussi, sous Philippe IV, à des formations wallonnes. À partir des années 40 du XVIIe siècle, la cavalerie se développe dans l’armée espagnole, coïncidant avec une renaissance de l’élevage du cheval. À partir de 1668, des documents signalent des brigades comprenant 3 régiments de cavaliers composés chacun de 12 compagnies à 50 chevaux. Au reste, si l’on emploie de plus en plus le mot de régiment, on utilise encore le mot tercio. Un état de la cavalerie en Flandres en 1668 signale 8 groupements espagnols totalisant 1182 chevaux, 15 Wallons avec 1976 et 9 régiments allemands avec 1324 chevaux.

Sous Charles II, on abandonne la coutume d’appeler le régiment par le nom du mestre de camp ou colonel qui le commande pour adopter une appellation fixe. Ainsi voient le jour entre 1692 et 1698 les régiments de Milan, des Ordres (militaires), du Roussillon, d’Estrémadure et de Badajoz. Après la paix de Ryswick (1697), on ramène les effectifs à 8 compagnies de 50 hommes.

Les dragons font leur apparition officielle sous Philippe IV. Un tercio est créé à Barcelone en 1672 ; et à la fin du règne voient le jour 3 tercios à Barcelone, 3 à Milan et 3 en Flandres.

En ce qui concerne l’armement, les Tercios d’infanterie avaient conservé le binôme pique/mousquet. À la bataille de Steinkerque le 3 août 1692, différents témoignages racontent que les troupes espagnoles abandonnent les piques sur le terrain pour ramasser les fusils. Dans les Comentarios du marquis de San Felipe sur la Guerre de Succession d’Espagne, le mot mousquet n’apparaît jamais. En outre, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, les ferrerías de Poblet en Catalogne et d’Eibar au Pays Basque fabriquent des fusils. Le système de percussion d’une plaque par un chien à silex est plus rapide pour la mise à feu que le rouet. Mais l’introduction d’une arme nouvelle coûte toujours plus cher. La progression du fusil est lente et l’on utilise encore les mousquets, voire les tromblons.

Quoiqu’on ait dit, les formations militaires évoluent sous Charles II. Deux corps de spécialistes sont introduits dans les régiments. Un rapport du Conseil de Guerre du 23 mars 1689 préconise l’insertion d’une compagnie de 50 mineurs/sapeurs et une compagnie de 60 grenadiers. Le même rapport insiste sur l’équipement de ces formations avec des fusils et des épées courtes que les wallons appellent baïonnettes et que l’on peut planter dans le canon du fusil pour s’en servir comme une pique moyenne lors d’un assaut. Nonobstant le recrutement est entravé pour des questions de matériels. En 1692, on essaie de recruter des milices parmi les hommes âgés de 25 à 50 ans, ce qui représente un effectif théorique de 465 307 hommes. Mais on ne dispose que de 50 000 armes et de munitions insuffisantes. Néanmoins, l’armée sous Charles II existe bien et se modernise. Nous en aurons la preuve lors de la bataille d’Almansa.

La diplomatie est un autre secteur mis à l’épreuve et qui ne chôme pas. Après le traité des Pyrénées, les dirigeants espagnols songèrent à un renversement des alliances en choisissant leur vieil adversaires, les Provinces-Unies. Dès 1656 ; lorsqu’il était gouverneur des Pays-Bas, Juan José avait entamé les négociations qui aboutirent avant le déclenchement de la Guerre de Dévolution. Le résultat fut que l’Espagne fut un fidèle allié de la Hollande en 1663 et 1678, et même après épisodiquement. Cette fidélité lui coûta très cher, surtout lors de la paix de Nimègue en 1677 où elle perdit Besançon et la Franche-Comté, c’est-à-dire l’héritage bourguignon. L’agressivité de Louis XIV, qui convoite les Pays-Bas et les conditions de paix ont été humiliantes pour la Monarchie espagnole. La paix de Ryswick paradoxalement lui a été plus favorable en lui rendant Luxembourg et la partie occupée de la Catalogne.

La succession de Charles II est un imbroglio gigantesque auquel ont participé toutes les grandes puissances européennes. Ce pays dont les rouages politiques fonctionnent à peine, déstabilisé sur sa périphérie, Portugal, Aragon, Catalogne et Valence, est très convoité pour son empire américain qu’il a maintenu coûte que coûte. Le commerce européen est florissant à Cadix. La mort de la reine Maria Luisa d’Orléans en 1679 avait compromis les chances françaises. L’invasion allemande avec sa remplaçante auprès de Charles II, Maria de Neubourg, a indisposé les Espagnols. Notre ambassadeur a eu l’intelligence de construire un parti français et de se faire aider par le président du Conseil d’État, le cardinal de Tolède, D. Luis Manuel Fernàndez de Portocarrero qui, après quelques péripéties, fit accepter la candidature du duc d’Anjou, avec le testament favorable au duc d’Anjou.

L’Espagne a été au bord du gouffre dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En outre, comme souvent en son histoire, il y a une confrontation dialectique entre les Castilles et la périphérie, ce qui peut devenir dramatique en temps de crise. Mais quelques facteurs ont empêché la décadence. Les valeurs de la foi : il suffit de contempler les éléments du baroque espagnol religieux. Le maintien du lien avec le continent américain par tous les temps. La conscience des élites qu’il y avait des solutions pour sortir du chaos, et sur ce point l’attitude de Juan José d’Autriche est exemplaire. Les valeurs militaires ont eu un rôle important et parfois douloureux. Lors de la Guerre de succession d’Espagne à Almansa, le 25 avril 17047, l’infanterie espagnole, représentée par les gardes royaux, en contre-attaquant l’épée à la main contre l’aile droite austriacista, arrache la victoire.

Jean-Paul Le Flem
Maître de Conférences honoraire – Université de Paris-Sorbonne

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