Histoire

[CEH] La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle. Partie 2 : Le temps des crises et des incertitudes

La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle (1598-1710)

Par Jean-Paul Le Flem

► Partie 1. La défense du chemin espagnol. Des victoires emblématiques (1598-1639)

II – Le temps des crises et des incertitudes (1640-1665)

La première date n’a pas une valeur absolue mais est plutôt un repère. Déjà dans les années 1630, des témoignages indiquaient des fissures dans les domaines économiques et politiques. Les donneurs d’avis, que les Espagnols appellent des arbitristas. Miguel Caxa de Leruela, issu d’une famille membre de la Mesta, organisme qui regroupe les éleveurs de mérinos transhumants, publie en 1630 à Naples un ouvrage au titre significatif : Restauration de l’Abondance en Espagne. Il s’intéresse surtout à l’élevage mérinos mais il nous donne un état de l’agriculture et de l’économie en général. Son témoignage montre un renversement de la conjoncture. L’Espagne s’éloigne de l’essor économique qui a caractérisé le XVIe siècle. L’augmentation de la charge démographique a conduit à mettre en culture les terres les moins fertiles. Il en résulte une baisse des rendements. Pour mesurer cette décroissance, les historiens disposent dans le royaume de Castille d’une source précise : les registres de la dîme prélevée exactement au dixième de la récolte. Toutes les études concordent pour montrer une décroissance des rendements pendant les 2/3 du règne de Philippe IV. Les céréales pauvres, comme le seigle, se développent aux dépens des surfaces consacrées au blé.

Dans le secteur de l’élevage, le nombre des têtes de bétail diminue, par une plus grande rareté des pâturages, donc les arrobes de laine exportable diminuent. Or cette laine merina est le pilier fondamental du commerce extérieur. Un débat s’installe entre les éleveurs pour savoir s’il est plus rentable d’alimenter l’industrie textile ou d’exporter les sacs de laine vers l’Italie ou la Flandre. Or l’industrie textile s’est peu modernisée, a des marges de bénéfice plus étroite et a tendance à se ruraliser en utilisant des laines de moindre qualité. Les draps de Ségovie ou de Cuenca maintiennent difficilement leur notoriété. On assiste à une invasion des produits étrangers comme les toiles de Bretagne, les olonas.

Cette insuffisance économique s’accompagne de désordres monétaires. Depuis le début du siècle, mais le phénomène s’accélère dans les années 30, le royaume de Castille adopte un quasi-monopole du billon pour sa circulation monétaire intérieure. On peut invoquer la baisse des arrivées de l’argent américain. Ce n’est pas la seule raison. Dès le début du siècle, la ceca de Ségovie, atelier monétaire pilote, incorpore de moins en moins d’argent dans ses frappes de billon jusqu’à se contenter du cuivre pur. Cette pratique engendre une inflation de plus en plus galopante qui atteint des pics dans les années 60 du siècle. Ce désordre monétaire est aggravé par la pratique du décri ou de la revalorisation brutaux du cours des monnaies. À chaque mutation, les cecas frappent la nouvelle valeur et la date sur les anciennes monnaies : c’est la technique du resello. Ainsi trouve-t-on des pièces avec 5 ou 6 resellos, ce qui les rend peu lisibles.

Ces désordres monétaires, les impasses budgétaires constantes, l’émission de juros — titres de reconnaissance de la dette publique, à un taux de plus en plus bas, fait fuir les banquiers génois, prêteurs traditionnels. Olivares dans les années 30 fait appel aux banquiers marranes.

À ces crises économique et monétaire vient s’ajouter, entre 1648 et 1652, une peste qui part de Valence et contamine tout le sud de la péninsule. Séville qui comptait environ 150 000 habitants perd le 1/3 de sa population. Cette oliganthropie pèse lourd sur la vie économique et le recrutement militaire.

Le Conde-Duque de Olivares, Privado de Philippe IV, c’est-à-dire premier ministre et favori, a conscience en arrivant au pouvoir des faiblesses de la monarchie. Son analyse lucide le conduit à prôner dès 1623-1625 la Politique de l’Union des Armes. Il veut répartir les charges fiscales et militaires qui pèsent à peu près exclusivement sur les Castilles en faisant contribuer les autres Reinos de la monarchie, soit l’Aragon et la principauté de Catalogne, le Portugal, la Navarre et le royaume de Valence. Devant l’urgence des besoins financiers, il alourdit les prélèvements fiscaux en utilisant, par exemple, les contributions sur le sel, ce qui provoque une série de révoltes en pays basque de 1632 à 1634.

Des conflits de protocole, mais aussi l’obligation de loger des troupes espagnoles qui vont défendre le Roussillon lorsque débute la guerre avec la France en 1635, déclenche une révolte en Catalogne en 1640 et dont un des épisodes est l’assassinat du vice-roi.

En décembre 1640, les Portugais se révoltent à leur tour et mettent sur le trône le duc de Bragance. Dans les deux cas, Portugal et Catalogne, la France va s’immiscer dans ces conflits internes qui vont rejoindre les conflits internationaux.

En outre, à la même époque, on note une faiblesse du pouvoir central. Il y a le poids de la polysynodie des Conseils qui retarde les décisions. Les historiens notent aussi un accroissement du pouvoir local dans les villes, des pouvoirs seigneuriaux qui profitent de la vente de terres royales pour accroitre leur juridiction et leur fonction militaire. En arrière-plan, des révoltes antifiscales se produisent en Vieille et en Nouvelle Castilles, en Andalousie.

Malgré ces lourds handicaps, la monarchie doit faire face à la guerre. Philippe IV lève une armée pour mater la révolte catalane. Lerida assiégée par les troupes françaises est dégagée en 1644. Le front portugais restera relativement calme. Il y a surtout des escarmouches dans la région de Badajoz et d’Evias. En 1646, Naples se soulève, pour des raisons fiscales et des intrigues françaises. Après une tentative malheureuse une flotte imposante, commandée par Juan José d’Autriche, vient rétablir l’ordre en 1647.

Les Français augmentent leur pression en direction des Pays-Bas pour renforcer les frontières du nord et du nord-est. Il faut effacer le souvenir de Corbie. En 1643 se place l’épisode de la bataille de Rocroi. Les Tercios, en retard de plusieurs mois de solde, sont ébranlés par les assauts de la cavalerie légère de Condé, mais se retirent en ordre. Ils ne sont pas écrasés comme se plait à le répéter l’historiographie française.

Depuis 1638, s’engagent en Westphalie des négociations de paix. Les Espagnols savent qu’ils ne pourront pas vaincre les Hollandais, mais leurs opérations militaires consistent à se créer de meilleures conditions pour peser dans les négociations. Si les partisans de la guerre à outrance sont aux commandes, le parti de la paix s’étoffe aux Provinces-Unies. La délégation espagnole qui arrive à Munster en 1646 est dirigée par le comte de Peñaranda, vieux routier de la diplomatie. Les négociations sont très dures, en raison des visées hollandaises sur le Brésil. Les deux partie arrivent à un accord fin 1647 et signent définitivement au début de 1648. Les Hollandais obtiennent le droit de commercer librement aux Indes occidentales. Pour les Espagnols, c’est un répit militaire qui se prolonger en raison des événements de la Fronde en France. Les Espagnols en profitent pour reprendre l’initiative en Catalogne. Après un siège de mois, Barcelone est libérée le 13 octobre 1652. Avec l’aide de Condé, qui a fui aux Pays-Bas, Gravelines et Dunkerque sont repris. Mais avec le retour aux affaires de Mazarin, la lutte s’intensifie. Turenne entreprend une campagne pour conquérir l’Artois en 1653 et 1654, qui culmine avec la reprise d’Arras. Les Espagnols dépêchent leur meilleur général ; Juan José d’Autriche pour remplacer l’archiduc Léopold comme gouverneur des Pays-Bas. Mais les Anglais qui ont montré leur supériorité navale sur la Hollande en 1653, viennent appuyer les troupes françaises. En juin 1658, Juan José et Condé subissent une lourde défaite à la bataille des Dunes. Mazarin avait déjà enclenché les pourparlers de paix. Le traité des Pyrénées est signé en novembre 1659. L’Espagne perd le Roussillon et la Cerdagne, une série de places de Gravelines à Thionville. Elle récupère quelques places en Artois, en Flandre et en Franche-Comté. L’infante qui doit épouser Louis XIV doit renoncer à la Couronne d’Espagne.

La rencontre des deux cours a été programmée en juin 1669 sur l’Île des Faisans au milieu de la Bidassoa. La mise en scène a été réalisée par Velázquez, qui mourra quelques mois plus tard. Les tableaux et gravures qui commémorent la rencontre sont significatifs. D’un côté les Français avec leurs costumes enrubannés reflètent l’insouciance et la légèreté de l’époque de la Fronde ; de l’autre côté, les nobles en habit noir avec un poignard doré, que l’on croirait issus d’un tableau du Greco, et les dames avec leurs lourdes robes noires à armature forment un cortège funèbre mais qui respire la dignité et la grandeur.

Ce traité est considéré au-delà des Pyrénées comme la fin de la grandeur d’une certaine Espagne Le règne de Philippe IV va s’achever en 1665 en pleine crise inflationniste. Cependant les Espagnols gardent le goût de la fête. Les corridas de taureaux se développent. Les processions de la Semaine Sainte découvrent des pasos somptueux comme ceux sculptés par Alonso Cano et son disciple Pedro de Mena. On peut en voir encore quelques exemplaires à Séville ou au musée San Gregorio de Valladolid. Les créations d’orgues sont fréquentes et l’on est en train de découvrir toute une musique profane et sacrée symbolisée par l’œuvre de Juan Cabanilles. La crise n’est pas niable mais l’Espagne garde son empire et reste présente les espaces atlantiques et pacifique.

À suivre…

Jean-Paul Le Flem
Maître de Conférences honoraire – Université de Paris-Sorbonne

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