Histoire

[CEH] La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle. Partie 1 : La défense du chemin espagnol

La « prétendue » décadence de l’Espagne au XVIIe siècle (1598-1710)

Par Jean-Paul Le Flem

Il y a un demi-siècle les historiographies sur l’Espagne au Siècle de Fer insistaient volontiers sur sa décadence. La mort de Philippe II entraînait, soi-disant, un effacement, voire un effondrement de la puissance hispanique. Les préjugés étant tenaces, on oubliait l’année de Corbie tout en magnifiant la défaite de Rocroi ou en soulignant l’enlisement des Tercios dans les bourbiers flamands. L’arrivée sur le trône de Carlos II, miné par les disgrâces physiques et long à mourir, a suscité les appétits des puissances européennes sur cette proie que l’on croyait facile.

 L’historiographie espagnole a été une des premières à réagir et les ouvrages récents privilégient l’analyse des crises en délaissant le concept de décadence. Dans notre survol du XVIIe siècle ibérique, en nous appuyant sur des faits majeurs, nous tenterons d’évoquer les grandeurs et misères d’une Espagne que nous refusons de juger « décadente ».

 Partie 1. La défense du chemin espagnol. Des victoires emblématiques (1598-1639).

Les débuts du règne de Philippe III commencent sous de mauvais auspices. Une peste bubonique apportée par des navires à Bilbao ravage la Castille du nord, la plus peuplée à cette époque de 1598 à 1602. Ces pandémies, pas toujours buboniques, vont rythmer la démographie hispanique pendant tout le siècle. Pendant les 30 premières années on note des réapparitions pesteuses en 1616 et en 1630-1631.

Le traité de Vervins (1598) qui renouvelait les clauses du traité de Cateau-Cambrésis prétendait assurer une paix durable entre l’Espagne et la France. Mais la monarchie française, obsédée par la sûreté de ses frontières, voyait d’un mauvais œil le chemin espagnol — et camino español — se déployer de la Savoie jusqu’au Luxembourg et à la Flandre pour permettre aux Tercios, à la hauteur de Lyon, en renfort, de gagner et de rejoindre les garnisons flamandes. En 1601, le traité de Lyon, conclu entre la France et la Savoie, vise à démanteler cette voie militaire. A la hauteur de Genève et au nord d’Annecy, le seul lien entre la Savoie et la Franche-Comté est un simple pont – le pont de Gressin. Désormais, les Espagnols vont explorer les possibilités de déplacer vers l’est cette voie stratégique fondamentale qui les relie à la Flandre, car la guerre avec les Provinces-Unies continue. Une trêve est conclue avec celles-ci en 1609. Elle va durer jusqu’en 1621.

Philippe III et son valido, le duc de Lerma, profitent de ce répit pour mener à bien une opération préparée par Philippe II : l’expulsion des morisques. Malgré tous les efforts accomplis par le clergé espagnol tout au cours du XVIe siècle pour les convertir, le soulèvement de 1568-1571 avait montré leur irréductibilité religieuse. En 1591, l’administration royale avait procédé à un recensement ethnique d’une grande précision démographique, comme l’attestent les enquêtes réalisées en Castille. L’expulsion est réalisée en moins de 4 mois en 1609. Elle concerne environ 280 000 individus. Ce sont les ports de l’est du royaume qui servent de points d’embarquement vers l’Afrique du nord. C’est une opération de police exemplaire et qui démontre la solidité de la monarchie. Certes, il ne faut pas oublier les conséquences économiques négatives dans les régions où les morisques pratiquaient l’irrigation comme le royaume de Valence ou la huerta de Grenade.

La fin de trêve en 1621 oblige les Espagnols à renouer les hostilités avec les Hollandais mais aussi à s’impliquer dans la Guerre de Trente Ans qui embrase l’espace Habsbourg. Ce conflit oblige la monarchie espagnole à s’occuper de son industrie d’armement, notamment de son artillerie navale. Le gouvernement madrilène attire un entrepreneur flamand Jean Curcius par cédule royale du 9 juillet 1622 qui, après avoir affronté l’hostilité des forges biscayennes — ferrerías — vient établir des fonderies fabriquant des pièces d’artillerie, des projectiles, et toute la gamme des équipements jusqu’alors importés comme les cuirasses, les morions et toutes sortes d’outils. Curcius édifie deux hauts fourneaux, près de Santander sur les rives d la Miera, à Lierganes. Mais en 1628, complètement ruiné, il réforme une compagnie avec le luxembourgeois Georges de Bande, ce qui permet la mise à feu des deux hauts fourneaux.

Le dynamisme de Bande et le regain de l’agressivité espagnole en politique extérieure de 1632 à 1639, avec les batailles emblématiques de Nördlingen et des Dunes, plus particulièrement la demande de canons de marine, provoquent la création de deux nouveaux hauts fourneaux, à 5 km de Lierganes, à La Cavada. Après 1640, la diminution des commandes d’État et le défaut d’un marché civil ramènent la production au tiers du niveau qu’elle avait connu entre 1637 et 1640. C’est le début de la période de crise, comme nous le verrons plus loin. Cet épisode des débuts de l’industrialisation de la région cantabro-asturienne est un signe de l’esprit de modernité qui régnait dans certaines sphères du pouvoir. En effet, dès la fin du XVIe siècle, la principauté de Liège et le duché de Luxembourg ont connu la première révolution industrielle et la première génération des hauts fourneaux. Cette révolution va gagner la Hollande, la Suède et l’Angleterre. Les historiens américains et quelques autres qualifient cette longue guerre de Flandre comme un Vietnam, ce qui est faux. Ils oublient que cette présence militaire permettait à l’Espagne d’être en contact avec les dernières avancées de la technologie. Dans cette guerre, abondante en sièges, l’armée espagnole utilise des ingénieurs italiens et flamands, mais elle commence à former ses propres ingénieurs à l’École de Bruxelles.

Bien avant la fin de la Trêve de 12 ans se pose à nouveau la question du chemin espagnol. Dès 1593, les Espagnols ont noué des relations avec le canton catholique des Grisons en Suisse. Le traité de Lyon oblige à trouver un corridor militaire de substitution pour aller de la Lombardie aux Pays-Bas. Le gouverneur de Lombardie, Francisco Enriquez de Acevedo, comte de Fuentes, a commandé l’armée des Flandres de 1592 à 1596 et connaît bien le problème de ses itinéraires ? Il renégocie le traité d’amitié avec les Grisons en 1604 pour permettre aux Tercios de gagner la Flandre par les vallées de la Valteline et de l’Engadine qui permettent de rejoindre l’Alsace puis le Luxembourg sans être obligé de passer par le bon vouloir des Français. Fuentes distribue des subsides aux Suisses des Grisons pour mieux se les concilier. En 1603, de sa propre initiative, il fait construire le fort Fuentes sur la colline de Montecchio à l’embouchure de la Valteline. En 1604 et 1605 les renforts en direction des Pays-Bas passent normalement. Après la mort de Fuentes en 1610, les subsides espagnols se font plus rares et les Français organisent une offensive de charme et de subventions auprès des Grisons, car ils ont besoin des mêmes passages pour leurs expéditions militaires dans l’Empire ou en Italie.

Le 21 juillet 1620, les paysans Grisons se révoltent contre leurs seigneurs protestants. En novembre, ils font appel aux Espagnols qui envoient des troupes en Valteline et construisent un fort à Bornio en plein cœur du pays. De Lombardie et du Tyrol, ils introduisent des garnisons qui sécurisent les itinéraires. En 1622, les troupes italo-espagnoles s’élèvent à 3626 hommes en Alsace et 4200 dans les vallées des Grisons. Le système fonctionne sans problèmes jusqu’en 1631.  A l’automne de cette année, les Français chassent les Habsbourgs d’Alsace. Le corridor militaire est à nouveau bloqué. En 1634, sous la conduite du cardinal-infant Don Fernando, une forte armée tente de passer en force au travers de l’Allemagne protestante à partir du Tyrol. Elle se joint à l’armée impériale et remporte en septembre la victoire de Nördlingen, illustrée par un auto du grand dramaturge Calderó de La Barca : El primer blasón de Austria. Mais cet itinéraire est très coûteux et incertain.

Philippe IV vont mettre en pratique des solutions de rechange. En l’absence désormais de recrutement franc-comtois, les Tercios wallons feront appel à la population de la Flandre catholique. Il y a aussi le recours à la voie maritime, déjà pratiqué au XVIe siècle, mais qui suppose l’entente avec l’Angleterre sinon sa neutralité. Le traité anglo-espagnol conclu à Londres en août 1604 améliore la situation dans la Manche pour les flottes ibériques. Et la trêve avec les Provinces-Unies (1609-1621) permet à l’Espagne d’utiliser plus fréquemment la voie maritime. Après une rupture avec l’Angleterre en 1625, une nouvelle négociation, à laquelle a participé le peintre Rubens, a abouti au traité d Londres, en 1630 et à l’accord commercial de Douvres. Entre 1631 et 1639, près de 27 000 soldats furent transportés par mer vers le Pays-Bas. En 1639, les Hollandais s’attaquent brutalement à cet itinéraire logistique vital pour la monarchie espagnole. En mai 1639, le marchand anglais Benjamin Wright lève l’ancre de Cadix avec 1500 recrues espagnoles. L’amiral Trump l’attend dans la Manche. Les marins anglais refusent de livrer combat à leurs frères protestants. Les marins anglais refusent de livrer combat à leurs frères protestants. Trump prend 1000 Espagnols. Le reste se réfugie à Portsmouth. La même année, la marine espagnole connaît un autre désastre. En août, une flotte de 60 vaisseaux a pour mission de transporter 14 000 hommes aux Pays-Bas et de détruire la flotte hollandaise. Trump est aux aguets dans la Manche. Il force D. Antonio Oquendo à se réfugier dans les Downs sous protection anglaise. Le 21 octobre, il anéantit la flotte espagnole. Olivares réagit rapidement et réussit à transférer 5000 survivants à Dunkerque pour rejoindre l’armée des Flandres. Cette défaite marquait la fin d’un grand corridor militaire. Désormais les renforts arrivèrent en petit nombre sur des bateaux marchands nolisés à cet effet. Après la paix de 1648, même des marchands hollandais participèrent à ce trafic. Mais cet épisode 1639 jette un jour nouveau sur l’histoire navale espagnole. La défaite de la Grande Armada en 1588 ne met pas fin aux ambitions espagnoles en Mer du Nord. En 1596, 1598, et dans les années 30 du XVIIe siècle, des expéditions tentent de rejoindre non seulement les Flandres mais aussi la Baltique. Le mauvais sort s’acharne sur celles-ci sous la forme de tempêtes ou sur la supériorité des bateaux hollandais dans la manœuvre.La monarchie espagnole, dans les années 20 du XVIIe siècle, est consciente de sa force militaire et fière de ses victoires sur terre et sur mer, comme l’atteste le salon des Royaumes — Reinos — du nouveau palais du Retiro, inauguré en 1633/1634. Douze tableaux réalisés par les plus grands peintres d’alors commémorent quelques batailles emblématiques, en 1625 ou en 1633. Il y a les victoires éphémères obtenues sur les Hollandais dans l’espace américain comme la Récuperación de Bahía de Juan Bautista Maino ou la Récuperación de Puerto Rico de Eugenio Cajés. Une autre série de tableaux illustrent les combats et les sièges sur le Rhin supérieur de Brissach. Tout cet ensemble pictural a pour but de mettre en valeur la politique de l’Union des Armes prônée par Olivares dans les années 1625. Parmi toutes ces œuvres, il en est une qui se détache par la puissance de ses symboles : les Lances de Velàzquez dont le talent de peintre s’allie à celui de metteur en scène. La reddition de la place de Breda a eu lieu en 1625. Velàzquez a reconstitué la scène quelques années plus tard avec un mélange de réalisme et d’imaginaire. Mais ces lances, ces piques de 5,43 m, dans la réalité symbolisent la puissance des Tercios, de l’infanterie espagnole ? Certes, il y a des ombres dans ce panorama brillant. Ni Breda ni Nördlingen ne mettent fin à l’enlisement militaire en Flandre qui s’achèvera avec la signature des traités de Westphalie en 1648. En 1628, la flotte hollandaise anéantit l’escadre qui ramène les lingots d’argent du Potosi, à Mantanzas, au large de Cuba. Néanmoins en 1636, l’année de la création du Cid est aussi appelée par les chroniqueurs français l’Année de Corbie, limite de l’avancée des troupes espagnoles en territoire français.

Ces années 30 du XVIIe siècle appartiennent encore au Siècle d’Or. Nous avons déjà évoqué le rôle de Velàzquez et de ses collègues pour illustrer la geste espagnole ou célébrer les grandeurs de la religions catholique et de ses saints comme Zurbarάn. Anecdote significative : lorsque la monarchie espagnole tente un rapprochement avec l’Angleterre, Rubens, portraitiste renommé mais aussi redoutable homme d’affaires, est dépêché à Londres comme ambassadeur officieux.

À la même époque, le théâtre, sous la forme de la comedia, qui mêle le tragique et le comique, prend de plus en plus d’importance dans la vie quotidienne. Les troupes itinérantes peuvent utiliser des espaces permanents — les corrales — comme celui d’Almagro. Ces comedias sont imbibées d’histoire ancienne et contemporaine. Deux dramaturges dominent la scène : Lope de Vega et cet ancien membre des Tercios, Pedro Calderón de la Barca, qui a célébré somptueusement la bataille de Nördlingen. Francisco Quevedo utilise une satire crue et cruelle pour nous donner sa vision de la politique européenne dans la Hora de Todos. Poète multiforme, le prosateur atteint des sommets de la pensée politique sans son œuvre majeure Política de Dios y Gobierno del Cristo. La poésie de Luis Góngora si raffinée et parfois si énigmatique qu’elle sert de modèle au mouvement cultiste. Il ne faut pas oublier l’essor de la musique religieuse ou profane que l’on découvre depuis trois décennies. L’orgue avec trompetterie sur le modèle italien commence à résonner dans les églises.

Malgré le désastre de Matanzas, la route des Indes fonctionne assez régulièrement. Les apports en argent du Potosi atteignent des records. Les ingénieurs espagnols entourent les ports de fortifications qui s’avéreront presque toujours efficaces contre la piraterie. Dans les capitales et les grandes villes se développe une urbanisation symbolisée par des Plazas Mayores monumentales comme à Quito, ou des grandes églises baroques édifiées par les ordres religieux. Mais cette politique de prestige a un prix élevé qui avec le changement des conjonctures vont dominer le reste du siècle.

À suivre…

Jean-Paul Le Flem
Maître de Conférences honoraire – Université de Paris-Sorbonne

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