Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Du châtiment, par le R. P. Jean-François Thomas

Les périodes les plus troublées de l’histoire humaine conduisent toujours à se pencher sur l’origine des catastrophes, à vouloir déchiffrer leur sens — si sens il y a —, à s’interroger, pour ceux qui croient en Dieu, sur l’intervention divine. Les siècles de foi ne se scandalisent pas de la possibilité d’un châtiment divin, comme outil pédagogique ultime lorsque toutes les autres méthodes ont échoué. Notre monde en revanche répugne à cette idée, y compris désormais au sein de l’Église où toute idée de justice est rejetée au profit de la seule miséricorde. Les interprétations humaines de la geste de Dieu sont le plus souvent partiales et incomplètes, surtout lorsqu’elles font l’économie des sources de la Révélation, les Saintes Écritures, ou bien quand elles réduisent ces dernières en des témoignages strictement horizontaux. Certains théologiens affirment définitivement que le châtiment ne vient jamais de Dieu, mais qu’il provient du dedans de l’homme qui s’enfermerait dans ses propres ténèbres. Perspective encore plus terrifiante, à notre avis, que l’idée d’un Dieu capable de punir justement pour des fautes réelles… Comment annoncer tranquillement et sans fléchir à celui qui souffre que son épreuve n’est que le produit de sa subjectivité ? Ne vaut-il pas mieux, avec prudence et discernement, se reposer sur ce que Dieu nous révèle de Lui-même à travers l’Histoire sainte ? Entre ceux qui réduisent la bonté de Dieu à de la mollesse et ceux qui, par réaction, la gomme au profit de sa sévérité sans faille, il existe sans doute, non pas un juste milieu, mais une réponse plus juste car respectueuse de ce que Dieu nous dévoile de son Être.

À moins de nier que la mort ne soit le châtiment suprême, découlant directement du péché originel — ce qui est, là aussi, la position de certains théologiens contemporains déviants —, nul ne peut échapper à la lancinante interrogation sur l’essence des épreuves les plus tragiques de l’existence humaine. L’Apôtre nous le dit clairement et sans détour : « C’est pourquoi, comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché. » (Épître aux Romains, V. 12) Là réside le nœud du problème évoqué. La souffrance et la mort sont inscrites dans notre nature pécheresse, abîmée par le péché d’Adam. Tel est notre héritage incontournable. La souffrance est le châtiment en marche tandis que la mort est le couronnement du châtiment. La pièce serait dite, et désespérante, si tel était le dernier mot, mais tout fut retourné par le Christ sur la Croix. Cependant, nous souffrons et mous mourons toujours, mais cette fois avec une espérance accrochée au cœur, celle du Salut et de la Résurrection. Il ne faut donc pas appliquer nos propres interprétations aux événements tragiques qui ne cessent de rythmer la vie des hommes et chaque existence en particulier. Notre seigneur d’ailleurs a essayé de remettre les pendules à l’heure avec ses ceux qui tirent de trop rapides conclusions en présence de catastrophes. Souvenez-vous : Pilate a fait massacrer des Galiléens, mêlant leur sang à leurs propres sacrifices. Les interlocuteurs de Jésus ont tendance à les considérer comme pécheurs, ayant ainsi payé le prix de leurs fautes. La réponse du Maître ne se fait pas attendre : « Pensez-vous que ces Galiléens fussent plus pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu’ils ont souffert de telles choses ? Non, je vous le dis : mais si vous ne faites pas pénitence, vous périrez tous de la même manière. Comme ces dix-huit sur qui tomba la tour de Siloé, et qu’elle tua, croyez-vous qu’ils fussent plus redevables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis : mais si vous ne faites pas pénitence, vous périrez tous de la même manière. » (Évangile selon saint Luc, XIII. 2-5) Le Christ ne dit donc pas que le châtiment divin n’existe pas mais que les personnes qui sont touchées par une terrible épreuve ne sont pas plus, et pas moins, pécheresses que toutes les autres qui continuent de vivre dans l’insouciance. Il existe une solidarité dans le mal, comme dans le bien. Ceux que l’on nomme « innocents » ne sont jamais totalement purs, et ils paient aussi pour le lot commun, coupables ou non. La loi de la mort et du péché est impitoyable. L’unique libération est justement celle apportée par Notre Seigneur par son propre sacrifice, Lui qui se fait péché et qui accepte le châtiment pour en délivrer tous les hommes.

En présence d’une épidémie mortelle, d’une guerre fratricide, d’un tremblement de terre, d’un incendie ravageur, la tentation est de conclure très rapidement en affirmant qu’ils sont châtiments divins ou bien qu’ils ne le sont point : tout ou rien. L’Église est beaucoup plus prudente. Voilà pourquoi elle demeure souvent à distance du contenu des « révélations privées » apocalyptiques, y compris d’ailleurs lorsqu’elle reconnaît dans le même temps les apparitions qui ont pu les introduire. L’être humain entend ce qu’il veut, et il déforme facilement les mots qu’il reçoit. Nous en savons quelque chose avec les paroles du Christ, constamment sujettes à nos manipulations. Et, face à des mots identiques, différents auditeurs aboutiront à des compréhensions opposées. Notre Seigneur parle bien d’un châtiment mais ce dernier est logiquement lié au péché originel et à ses conséquences. Quant au châtiment comme instrument de la pédagogie divine, lorsque l’homme demeure sourd et dépasse les bornes, il existe bien dans l’histoire mouvementée de la relation entre le Créateur et ses créatures. Le Pentateuque en décrit quelques-uns, à commencer par la malédiction d’Adam et Ève (Genèse, III. 14-24), puis la malédiction de Caïn après le meurtre d’Abel (Genèse, IV. 9-15), la destruction par le Déluge (Genèse, VI-VII), la confusion de la Tour de Babel (Genèse, XI. 1-9), la destruction de Sodome et Gomorrhe (Genèse, XIX. 23-29), le meurtre d’Er et d’Onan (Genèse, XXXVI. 6-10), et les fameuses Dix Plaies d’Egypte (Exode, VII-XIV). Ce sont les châtiments inscrits dans les Saintes Écritures, donc dans la Révélation.

Depuis, certains messages, notamment mariaux, ont averti de possibles châtiments divins, notamment à La Salette, où la Très Sainte Vierge annonce aux deux petits voyants : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller le Bras de mon Fils. Il est si fort si pesant que je ne puis plus le retenir. Depuis le temps que je souffre pour vous autres ! Si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. » Ici, des punitions sont suspendues sur nos têtes mais pas encore réalisées. Le croyant est appelé à demeurer fort prudent quant à ses propres interprétations en présence de catastrophes naturelles qui ne sont pas signées directement de la main de Dieu. L’homme n’est pas chargé d’appliquer une justice qui ne lui appartient pas en la faisant peser sur ses adversaires et ses ennemis. Toute souffrance n’est pas joug divin, mais dire qu’aucune souffrance ne l’est jamais est bien téméraire. Notre Seigneur proclame : « Qui croit au Fils a la vie éternelle, mais qui ne croit point au Fils ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » (Évangile selon saint Jean, III. 36) L’Apôtre reprendra cet avertissement lorsqu’il écrit aux Romains, parlant de « la justice de Dieu éclatant du ciel contre toute l’impiété et l’injustice de ces hommes qui retiennent la vérité de Dieu dans l’injustice. » (Épître aux Romains, I. 18) Cette colère et cette justice divines existent bien mais nos conclusions trop humaines ne doivent pas trop facilement et rapidement les enfermer dans tel ou tel événement particulier car la souffrance peut être expliquée de plusieurs manières, comme l’a bien vu saint Thomas d’Aquin : un homme peut souffrir comme punition juste d’un de ses péchés actuels ; il peut aussi souffrir parce qu’il prend sur lui les fautes des autres, à l’image du Christ sur la Croix, et tels sont les saints et les martyrs ; il peut enfin souffrir parce que Dieu soumet sa foi à l’épreuve pour le faire grandir, comme cela est rapporté dans l’histoire de Job. Le Docteur Angélique écrit à ce propos : « Comme les biens de l’homme sont de plusieurs sortes, ceux de l’âme, ceux du corps et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l’on subit préjudice dans un bien moindre, c’est pour grandir dans un bien meilleur ; ainsi quand on subit une perte d’argent pour soigner sa santé, ou une perte à la fois d’argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l’homme un mal absolu mais un mal relatif. Elles ne sont donc pas absolument des punitions, mais des remèdes, car les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur rendre la santé. » (Somme Théologique, Ia-IIæ, q. 87, a. 7)

Nous sommes donc invités à ne pas manier le châtiment à notre guise, selon les circonstances qui nous sont favorables. Le plan de Dieu dépasse notre entendement et Lui seul peut nous faire connaître ce qui est punition ou ne l’est point. Notre regard est très limité. Notre capacité à la patience et à la miséricorde l’est encore plus. Quant à notre sens de la justice, il est plus que rudimentaire. Ne prenons pas le risque de nous fourvoyer et d’appliquer à nous-mêmes, comme un boomerang, les terribles mesures dont nous accablons les autres.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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