Histoire

[CEH] Turenne et Louis XIV – Partie 2 : Un seigneur de la guerre insignifiant en temps de paix ?

Turenne, par Champaigne

Turenne et Louis XIV

Par Fadi El Hage

Consulter la première pièce du dossier (Introduction / Partie 1 : Les ambitions déçues d’un grand seigneur face à l’émancipation politique d’un jeune roi)

Partie 2 : Un seigneur de la guerre insignifiant en temps de paix ?

Le temps de paix venu, les officiers et soldats perdaient de leur importance. On n’avait plus besoin d’eux, jusqu’à la prochaine guerre. Période d’oisiveté pour les uns, de retrait ou de divertissement pour les autres, la paix bloquait les avancements et éloignait l’espoir de gloire et d’utilité. Le temps de paix fut un temps difficile pour Turenne.

A – Un « véritable ministre de la guerre » ? (Camille Rousset)

Dans son Histoire de Louvois, Camille Rousset présente Turenne, à l’orée de la guerre de Dévolution, comme « le véritable ministre de la guerre »[1]. La mort de Philippe IV d’Espagne en 1665, ainsi que le climat martial suscité par la guerre anglo-hollandaise et la courte expédition contre l’évêque de Munster, « offraient [à Louis XIV] à la fois deux importantes occasions de faire la guerre, l’une contre l’Espagne pour la poursuite des droits qui [lui] étaient échus, et l’autre contre l’Angleterre pour la défense des Hollandais. »[2] Il n’aida pas les Hollandais, car ils étaient les agresseurs. Turenne eut un rôle primordial à ce moment-là. Consulté par le roi lors des Conseils une à deux fois par semaine[3], il reconstitua les effectifs militaires français, qui avaient été réduits à la suite du traité des Pyrénées de 1659.

Si Turenne pouvait être considéré comme un ministre de la guerre de fait, c’est parce qu’il avait été le principal instigateur du renforcement des effectifs militaires, « Le Tellier et Louvois [n’ayant] agi que sous ses ordres, comme ses premiers commis »[4], d’après Rousset.

Notons que l’ascendant pris par Turenne n’était pas administratif. Ladite armée renforcée avait été présentée de façon concrète par l’établissement d’un camp à Compiègne en 1666, le premier du genre[5]. Il y en eut plusieurs autres jusqu’en 1847 et servirent à la préparation des troupes ainsi qu’à la formation des princes au commandement des armées. D’une certaine manière, Turenne joua plutôt ici le rôle du maréchal général des camps et armées du roi, ce qui montre qu’il sut utiliser opportunément l’essence de cette charge pour jouer un rôle prépondérant dans les affaires militaires.

Même lorsque Louvois ganga en importance au sein du département de la Guerre, donc auprès du roi, Turenne resta pour Louis XIV un conseiller avisé. En 1671, à la veille de la guerre de Hollande, Condé et lui participèrent à des réunions avec le roi. L’importance de Turenne est soulignée par une lettre de Saint-Maurice, ambassadeur du duc de Savoie, qui, le 14 octobre 1671, nota que le maréchal s’entretint pendant une heure avec le roi, tandis que trois ministres restaient dans l’antichambre[6]. Même en n’étant pas le secrétaire d’État de la Guerre, Turenne restait influent de par son prestige, au même titre que Condé, sinon plus, car ce dernier venait seulement de rentrer complètement en grâce. Tant qu’il était en vie, les Le Tellier durent composer avec ses avis.

B – Louis XIV, Turenne et les courtisans

La signature de la paix était une mauvaise nouvelle pour les militaires désireux de gloire et de promotions, mais également pour des généraux comme Turenne, qui avait acquis une audience plus visible et plus efficace auprès du roi. Le préparatifs et le déroulement de la guerre de Dévolution avaient rendu le maréchal utile, mais la paix venue, il n’était plus aussi utile. Jean Bérenger considère que son rôle de mentor auprès de Louis XIV était terminé, et donc qu’il était redevenu un « simple » général d’armée[7].

Parler de disgrâce serait exagéré. Turenne n’avait aucune charge officielle qui lui accordait une faveur particulière auprès du roi. Ce dernier avait besoin de connaître les affaires militaires et on serait tenté de penser que la guerre de Dévolution était en quelque sorte l’équivalent du camp de Compiègne de 1698 pour le duc de Bourgogne.

Les courtisans et nobles éloignés de la Cour adversaires de Turenne avaient déjà commencé à murmurer durant la guerre de Dévolution, comme le montre l’affaire de Dendermonde en août 1667, place qui ne put être investie du fait de l’ouverture des écluses, inondant de fait le territoire alentour. Turenne jugea que le siège ne pouvait être mené et décida alors de replier l’armée. Il fut vivement critiqué pour cela, comme le montre une chanson qui circula alors :

« Dès que Turenne eut aperçu la ville,

Enceinte de marais,

Il s’écria : Le coup est difficile :

Nous ne l’aurons jamais ;

Et dit au roi, ramenons notre monde ;

Adieu, Dendermonde,

Adieu !

Adieu, Dendermonde ! »[8]

En fait, Louis XIV avait suivi les conseils de Turenne, qui avait voulu ménager l’armée, qui aurait été enlisée dans un siège qui aurait pu être funeste. Cette renonciation au siège de Dendermonde fut acceptée par Louis XIV, ce qui explique pourquoi il l’assume complètement dans ses Mémoires :

« Cependant, pour me poster toujours plus avant chez les ennemis, je résolus de tenter si je pourrais prendre Dendermonde (…). Mais comme je vis les choses de mes propres yeux, plus exactement qu’elles ne m’avaient été présentées, (…) d’une part (…) il était absolument impossible, quelque garde que l’on fît sur les bords, d’empêcher que l’on passât dans le milieu avec le vent ou la marée ; et d’autre part j’appris que Duras, n’ayant pas fait assez de diligence, avait manqué de six heures les Espagnols, qui avaient jeté quinze cents hommes dans la place. Ces deux considérations me persuadèrent de quitter mon dessein (…). Car d’un côté, ayant des avis certains que cette place était dégarnie de monde, c’était peu sans doute de hasarder une marche de quelques journées contre l’un des meilleurs postes du pays. Comme au contraire, apprenant ensuite qu’il y avait entré du secours, et voyant qu’il y en pouvait entrer encore à toute heure, je ne pouvais m’obstiner à l’assiéger qu’en hasardant d’y consumer sans fruit tout le reste de la campagne. (…) comme le commun des hommes censure avec plaisir ce qui est au-dessus d’eux, les mêmes gens qui me blâmeraient d’avoir quitté Dendermonde sans l’attaquer, me condamneraient avec plus de sujet, si je l’attaquais sans la forcer, ou si, même en la prenant, je ruinais mon armée. (…) il ne faut pas toujours s’alarmer des mauvais discours du vulgaire. Ces bruits qui s’élèvent avec tumulte, se détruisent bientôt par la raison, et font place aux sentiments des sages (…) »[9]

Si Turenne parut quelque peu effacé après guerre, c’était en partie à cause de son tempérament, timide par nature. Il était très impressionné par Louis XIV, si bien que, comme le souligne Camille-Georges Picavet, qui se fonde sur un épisode raconté dans le journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson à la date du 16 décembre 1667, il changeait d’avis ou se taisait ne serait-ce que si le roi le regardait soudainement[10].

Turenne n’était pas un homme de Cour. Il avait des manières militaires qui pouvaient être rustres, ne se sentant par ailleurs pas à l’aise. Son incompatibilité avec la société de Cour explique l’humeur de nombreux courtisans contre lui, parmi lesquels de nombreux envieux, qui n’avaient pas pu s’élever militairement. Turenne était plus dans son élément à l’armée, où son esprit était plus décidé, certain de ce qu’il voulait faire, et ‘est bien pour cette raison qu’il était le « Dieu de la guerre » du gouvernement personnel de Louis XIV.

À suivre…

Par Fadi El Hage,
Docteur en Histoire moderne,
Chercheur associé à l’Université Panthéon-Sorbonne.


[1] Camille Rousset, Histoire de Louvois, Paris, Didier, 1979, I, p. 94.

[2] Mémoires de Louis XIV, publiés par Jean Longnon, Paris, Tallandier, 2001, p. 151.

[3] Jean Béranger, Turenne, Paris Fayard, 1987, p. 384.

[4] Camille Rousset, op.cit., p. 94.

[5] Jean Bérenger, op.cit., p. 385.

[6] Camille-Georges Picavet, op. cit., p. 381-382.

[7] Jean Bérenger, op.cit., Paris, p. 391.

[8] Nouveau siècle de Louis XIV ?, Paris, Buisson, 1793, t. II, p. 69.

[9] Mémoire de Louis XIV, op. cit., p. 242-243.

[10] Olivier Lefèvre d’Ormesson, Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, Paris, Imprimerie impériale, 1861, t. II, p. 531.


Publication originale : Fadi El Hage, « Turenne et Louis XIV », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 247-268.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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