Histoire

Des juges, des témoins et un dictateur

Au début du mois d’avril dernier, j’avais adressé une lettre ouverte à Madame le Ministre de la Justice. Il s’agissait, à l’époque, de lui exprimer mon émotion après avoir appris qu’elle s’apprêtait à se rendre à Kigali pour représenter la France aux commémorations du 20ème anniversaire du déclenchement du génocide rwandais. Je fus soulagé d’apprendre l’annulation de ce voyage, après les nouvelles attaques du dictateur Paul Kagame contre la France.

Aujourd’hui, je voudrais dénoncer une autre affaire, ayant encore trait au Rwanda. Cependant, celle que je vais évoquer ici est probablement encore plus grave que celle qui m’avait amené à écrire à Madame Taubira voici huit mois déjà. Car il s’agit de la Justice et de son honneur, ainsi que de la disparition et de la mort de témoins cités à comparaître.

Il convient en premier lieu de résumer les faits.

Le 6 avril 1994, l’avion présidentiel rwandais était abattu par deux missiles sol-air alors qu’il s’apprêtait à atterrir à l’aéroport international de Kigali. Cet attentat causa la mort de tous les passagers et de l’équipage du Falcon 50. Parmi les victimes, on dénombrait cinq Rwandais : le président de la République Juvénal Habyarimana, le chef d’état-major, le chef du cabinet militaire présidentiel, le conseiller présidentiel pour les affaires étrangères et le médecin du président. Trois autres morts étaient Burundais : le président de la République Cyprien Ntaryamira et deux de ses ministres. Les trois membres d’équipage étaient des militaires français : le pilote Jack Héraud, le co-pilote Jean-Pierre Minaberry et le mécanicien Jean-Marc Perrine.  Le lendemain du drame, trois autres Français étaient assassinés à leur résidence, située non loin des lieux de l’attentat : les adjudants-chefs Maier et Didot et l’épouse de ce dernier. Avaient-ils vu quelque chose qu’ils n’auraient pas dû voir ? Plus de vingt ans après les faits, le mystère entourant la mort de ces trois Français n’est toujours pas résolu.

Plus grave encore, l’assassinat du président rwandais allait déclencher des massacres de civils sans précédent, d’abord dans la capitale, puis dans le reste du pays. Un autre évènement grave devait intervenir : le Front Patriotique Rwandais lançait une offensive générale sur tous les fronts dans les heures qui suivirent l’écrasement de l’avion, rompant ainsi un cessez-le-feu qui était en vigueur depuis les accords signés à Arusha l’année précédente.

Pour la première fois dans l’histoire, un attentat coûta la vie à deux chefs d’Etats en même temps. Pourtant, nul ne se précipita pour enquêter sur la mort des deux présidents. Il fallut attendre la plainte des familles des victimes françaises pour que, en 1998, le juge Brugière diligente une enquête. L’ordonnance qu’il rendit amena le Rwanda à rompre les relations diplomatiques avec la France, en novembre 2006[1]. En effet, la haute hiérarchie du FPR était directement mise en cause par le juge. Coup de théâtre en janvier 2012 : les médias français annonçaient que le FPR était mis hors de cause, en se basant sur un rapport d’experts désignés par le juge Marc Trévidic, qui avait repris l’enquête du juge Bruguière parti à la retraite quelques années plus tôt. Aussitôt, on remit en avant la thèse de la culpabilité d’ « extrémistes hutus », thèse que certains milieux n’ont cessé de défendre depuis 1994. C’était faire peu de cas de la multitude de témoins, pour la plupart issus du FPR, qui tous, mettaient en cause ce même FPR et son chef, Paul Kagame, devenu président de la République du Rwanda.

L’abondance de ces témoignages conduisit le juge Trévidic à diligenter un complément d’enquête. Dans ce contexte, il devait entendre certaines personnes disposées à témoigner. Parmi elles, figurait le colonel Patrick Karegeya, ancien haut cadre de l’armée du FPR et ex-chef des renseignements extérieurs. Cet officier s’était réfugié en Afrique du Sud, d’où il donna plusieurs interviews aux grands médias internationaux, en particulier à RFI en 2013, dans lesquelles il mettait directement en cause Paul Kagame comme donneur d’ordre dans l’affaire de l’attentat contre le Falcon 50. Dans ces interviews, il accusait également le dictateur rwandais d’avoir ordonné un certain nombre d’assassinats d’opposants à l’étranger. Malheureusement, le colonel Karegeya ne pourra jamais témoigner. Le 1er janvier 2014, il a été retrouvé mort, étranglé, dans sa chambre d’hôtel, à Johannesburg. Avant lui, le général Faustin Kayumba Nyamwasa avait été victime d’une tentative d’assassinat, en juin 2010, également en Afrique du Sud. Les personnes arrêtées à la suite de cet attentat sont toutes Rwandaises, et un journaliste rwandais qui s’intéressa à cette affaire fut assassiné à Kigali quelques jours plus tard. Ce général avait dirigé les services secrets rwandais et loyalement servi le régime, avant de fuir en Afrique du Sud en 2010.

Un autre témoin devait être auditionné par les juges Trévidic et Poux. Lui aussi sera dans l’incapacité de témoigner : Emile Gafarita vivait en exil au Kenya. Le 13 novembre dernier, à son hôtel de Nairobi, il a été arrêté, menotté et emmené par des inconnus.  On ne l’a pas revu depuis, et la police kenyane a catégoriquement nié être impliquée dans sa disparition. Quelques heures avant son enlèvement, il avait reçu sa convocation pour être entendu par les deux juges français. Gafarita était un témoin-clef. En effet, il était l’un des trois soldats du FPR qui avaient transporté les missiles sol-air d’Ouganda à Kigali, en 1994, ces mêmes missiles qui furent tirés contre l’avion du président Habyarimana. Car les détails de ces missiles sont bien connus. Leurs numéros de série[2] figurent même dans le rapport Bruguière ! Il s’agit de deux missiles, faisant partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés par l’URSS à l’Ouganda quelques années plus tôt. Comme l’a très bien dit le colonel Karegaya, avant d’être lui-même assassiné, Kagame est loin d’être un novice dans l’élimination d’opposants vivant à l’étranger. Le dictateur rwandais n’a-t-il pas déclaré, peu de temps après la mort de son ancien ami Karegaya : « Celui qui trahit son pays, celui qui trahit le Rwanda, quel qu’il soit, ne peut pas s’en sortir sans payer le prix ». Dans cette phrase prononcée en public par l’homme fort de Kigali, tout est dit. La liste des Rwandais assassinés loin du Rwanda est longue. De mémoire, je pourrais citer Seth Sendashonga, qui occupa les fonctions de ministre de l’intérieur après la victoire du FPR, criblé de balles le 16 mai 1998, à Nairobi, cette même ville où Gafarita vient d’être enlevé. Ou encore Abdul Joshua Ruzibiza, retrouvé mort à Oslo en septembre 2010. Cet ancien officier de l’armée du FPR avait été entendu par le juge Bruguière. Il avait même poussé l’audace jusqu’à écrire un livre[3], dans lequel il livrait un témoignage accablant sur les massacres et autres assassinats perpétrés par les militaires de Kagame durant la guerre du Rwanda, entre 1990 et 1994. Il y racontait également la préparation et l’exécution de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana.

Il est vraisemblable que Paul Kagame était au courant de l’imminent départ de de Gafarita pour Paris. Léon Lev Forster, l’avocat des dignitaires du FPR mis en examen par le juge Bruguière, a d’ailleurs confirmé avoir tenu ses clients informés.  D’autres témoins sont fort heureusement encore vivants et désireux de témoigner. J’espère qu’ils parviendront à le faire avant d’être rattrapés par des tueurs. Je pense en particulier au Dr Théogène Rudasingwa, ancien secrétaire-général du FPR, ancien ambassadeur du Rwanda aux Etats-Unis et ancien chef de cabinet du président Paul Kagame. En septembre 2011, ce Rwandais réfugié outre-Atlantique avait eu le courage de publier une déclaration dans laquelle il affirmait que « Paul Kagame, alors commandant en chef de l’Armée Patriotique Rwandaise, la branche armée du Front Patriotique Rwandais, est personnellement responsable de l’attentat contre l’avion », avant d’ajouter que le dictateur rwandais le lui avait dit, sans la moindre gêne ni la moindre hésitation. Le Dr Rudasingwa indiquait aussi être disponible pour témoigner à Paris.

L’objet de cet article n’est pas de dénoncer les responsables probables de l’attentat du 6 avril 1994. Je l’ai déjà fait dans le passé, tant dans mes livres et que dans certains articles. D’autres, sans doute plus connus que moi[4], l’ont fait, également. Non, le but de cet article est de dénoncer un véritable scandale judiciaire français. Deux juges anti-terroristes mènent une enquête difficile, sur une affaire potentiellement explosive du point de vue diplomatique. Ils souhaitent entendre des témoins. Malheureusement, l’Etat français ne semble pas en mesure d’assurer la sécurité de ces témoins. Pire, des informations sont transmises à Kigali, ce qui permet aux services secrets du régime de passer à l’action avant que les témoins ne puissent enfin témoigner.

Le ministère de la Justice et la diplomatie française[5] ont donc fait preuve, au mieux, d’une grande légèreté ou d’un grand amateurisme, au pire, de complicité avec l’un des pires criminels actuellement au pouvoir. A ce scandale s’en rajoute un second : les grands médias français n’ont pratiquement pas mentionné cette affaire, alors qu’ils avaient fait leurs gros titres, en janvier 2012, des « conclusions » de l’enquête du juge Trévidic, lorsqu’il ne s’agissait pas de conclusions, loin de là !

Madame Taubira devrait, pour l’honneur du gouvernement et du pays qu’elle sert, s’exprimer au plus vite sur cette ténébreuse affaire et nous dire quelles mesures ont été prises pour assurer la sécurité des témoins qui sont encore en vie !

 

Hervé Cheuzeville, 10 décembre 2014.



[1] Ces relations furent rétablies en novembre 2009, à l’instigation du ministre des affaires étrangères de l’époque, Bernard Kouchner, soutien inconditionnel de longue date du dictateur rwandais.

[2] 04-87-04814 et 04-87-04835

[3] « Rwanda, l’histoire secrète », Editions du Panama, octobre 2005.

[4] Je pense en particulier à Pierre Péan, dont le livre «Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda, 1990-1994 » (éditions Mille et une nuits, Paris, 2005) évoque également cette affaire. 

[5] L’ambassade de France à Nairobi aurait dû assurer la sécurité d’Emile Gafarita durant son séjour dans la capitale kenyane, avant son départ pour Paris. 

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