Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

En attendant dans ce monde…, par le R. P. Jean-François Thomas

Les deux pieds dans la septuagésime qui nous a préparés au carême, nous voici sur le seuil de ce dernier, jetant timidement un regard par la porte entrebâillée, pas très enthousiastes pour nous y engager, comme toujours. L’invitation à la prière, à la pénitence et aux œuvres de charité ne nous refroidit pas tant qu’elle nous force surtout à faire face à la réalité de notre vie et à jeter sur le monde un regard glaçant. Saint Bernard de Clairvaux, qui ne prenait guère de pincettes pour nous secouer de notre torpeur d’ancêtres, nous apostrophe ainsi : « Le Seigneur, irrité par nos crimes, semble en quelque façon avoir jugé l’Univers avant le temps dans toute la rigueur de sa justice, comme s’il avait oublié sa miséricorde. » (De consideratione, II. Chap. I ) Nous avons du mal à avaler notre salive lorsque nous entendons cet avertissement. Il est vrai que, contrairement aux hommes de foi du XIe siècle, nous ne sommes guère habitués à être admonestés dans nos habitudes. Soulagés de ne pas vivre dans un siècle de barbarie, baignés par les Lumières qui ont enveloppé notre berceau dès notre premier vagissement, nous sommes cependant assez assurés sur nos jambes la plupart du temps. Les prédicateurs de malheur comme ce moine illuminé n’ont plus cours, nous rassurons-nous à peu de frais. Les hommes d’Église de notre temps ont depuis longtemps abandonné leurs leçons spirituelles pour nous inviter plutôt à faire amis avec ce monde qui nous ouvre les bras. La grande réussite de l’Antéchrist est similaire à celle de son Maître l’Adversaire, à savoir de faire oublier qu’il existe et qu’il est à l’œuvre, parfois sous plusieurs visages à la fois. L’Apôtre que Jésus aimait a bien vu que tous les habitants de la terre, dont le nom n’est pas inscrit dans le livre de vie de l’Agneau, s’agenouilleront devant lui et l’adoreront (Évangile selon saint Jean, XIII. 4, 8).

Au risque de lasser, il est bon de répéter que notre foi est eschatologique, qu’elle ne peut être qu’ainsi et que, si elle évite de l’être, elle tourne le dos à Dieu et sert nécessairement celui qui prétend régner à sa place. Il ne faut point attendre que résonnent à nos oreilles les trompettes du Jugement pour s’en soucier. Des hommes comme Leonardo Castellani ou René Girard ont noté combien la singerie divine de l’Antéchrist est un attrape-nigaud très efficace car elle nous persuade que nous sommes tous des victimes et des innocents. Une des pierres angulaires de l’édifice occidental actuel est bien celle-là : adoration de l’homme par l’homme — mais un homme désormais sur la voie du transhumain et du non « genré » — conduisant à une charité universelle de pacotille. Érick Audouard met le doigt sur cette dérive mondialiste maquillée de christianisme vérolé : « On peut l’observer partout : qu’elles soient étatiques ou terroristes, c’est au nom des victimes que les guerres se font et se justifient ; c’est au nom des victimes que se font non seulement les nouvelles représailles, les nouvelles chasses aux sorcières et les nouveaux lynchages, mais aussi le recyclage de toutes sortes de superstitions et d’idolâtries, de toutes sortes de rites et de coutumes que nous pensions relégués sans retour dans l’ignoble vestiaire des féeries archaïques, tels que l’euthanasie, l’infanticide, l’effacement de la différence sexuelle, etc. » (Comprendre l’Apocalypse ) De mauvaises fées se sont penchées sur nous et « réenchantent » le monde avec ces horribles sortilèges que des siècles de christianisme avaient maîtrisés. La Bête se réveille et il semble bien que la plupart des hommes soient prêts à courber la tête, à s’accommoder de ce règne de soufre.

Nous sommes tous sous barbituriques puissants, acceptant sans broncher d’être pucés, surveillés, enfermés, piqués, surpiqués, masqués, démasqués, au bon vouloir des princes de ce monde mis en place par le vote démocratique des peuples déjà acquis à la cause. Les urnes se remplissent et les dépouillements respectueux des règles ne font que confirmer la victoire éclatante de celui qui mène la danse. Nous avons pris l’habitude d’être dépendants de toutes ces drogues administrées largement et sournoisement par des décennies — maintenant plusieurs siècles — de gavage officiel et organisé. Philippe Muray avait dénoncé en son temps — sans toujours les références chrétiennes — la mise en place d’une société fermée sur elle-même, d’une dictature d’autant plus maléfique qu’elle n’utilise plus les armes classiques et émoussées de la tyrannie. Tout doit être indifférencié, mélangé, « mixisé », tourneboulé, empêchant peu à peu toute pensée claire, toute possibilité de réflexion, toute distinction, tout jugement. Il vaut la peine de citer cette litanie eschatologique d’Armand Robin, mort mystérieusement en 1961 alors qu’il combattait l’hydre communiste :

« On supprimera la Foi/ Au nom de la Lumière,/ Puis on supprimera la lumière.
On supprimera l’Âme/ Au nom de la Raison, / Puis on supprimera la raison.
On supprimera la Charité/ Au nom de la Justice/ Puis on supprimera la justice.
On supprimera l’Amour/ Au nom de la Fraternité,/ Puis on supprimera la fraternité.
On supprimera l’Esprit de Vérité/ Au nom de l’Esprit critique,/ Puis on supprimera l’esprit critique.
On supprimera le Sens du Mot/ Au nom du sens des mots,/ Puis on supprimera le sens des mots.
On supprimera le Sublime/ Au nom de l’Art,/ Puis on supprimera l’art.
On supprimera les Écrits/ Au nom des Commentaires,/ Puis on supprimera les commentaires.
On supprimera le Saint/ Au nom du Génie,/ Puis on supprimera le génie.
On supprimera le Prophète/ Au nom du Poète,/ Puis on supprimera le poète.
On supprimera l’Esprit,/ Au nom de la Matière,/ Puis on supprimera la matière.
Au nom de rien on supprimera l’homme ;/ On supprimera le nom de l’homme ;/ Il n’y aura plus de nom ;/ Nous y sommes. » (Le Programme en quelques siècles)

Nous y sommes… Tout ceci écrit en 1945 tandis qu’une tyrannie mondiale se mettait insidieusement en place, toute auréolée de la gloire d’avoir mis à bas des oppressions qui doivent soupirer aujourd’hui de jalousie en constatant combien elles furent peu efficaces, elles qui désiraient durer mille ans. La Bête n’hésite pas à s’entre-dévorer et à fourailler dans ses entrailles pour agrandir son empire. Elle sacrifie ses enfants les plus faibles. Elle coche au fur et à mesure les cases, comme dans cette prophétique poésie de Robin : peu à peu, insensiblement, tout est supprimé, et les peuples s’en satisfont tant que demeurent le pain et les jeux, tout ce qui calme les dernières velléités de pensée et de résistance.

Lorsque l’Église invite à la pénitence, elle ne vise pas seulement le corps, mais aussi l’esprit. Prendre le temps d’une désintoxication de l’intelligence n’est pas un luxe, sinon nous risquons d’être entraînés et ensevelis dans cette marche de mort qu’imposent les puissances de ce monde. Thomas Stearns Eliot, après sa conversion au christianisme, rédigea ce poème étrange et apocalyptique dont voici quelques vers : « Après le feu des torches sur les faces en sueur/ Après le gel du silence aux jardins/ Après l’agonie aux lieux rocailleux/ Après les cris et les clameurs/ Après la geôle et le palais après l’écho/ Du tonnerre printanier au loin sur les montagnes/ Lui qui vivait Le voici mort/ Nous qui vivions voici que nous allons mourir/ Avec un peu de patience. » (La Terre vaine) Ici encore une intuition eschatologique : il ne s’agit pas de mourir physiquement, pas encore, mais de mourir à nous-mêmes et de mourir à ce monde qui grimace sous les tendresses du diable. Notre Seigneur a vaincu sur la Croix. Les jeux sont faits. En attendant, les démons s’amusent, persuadés que rien n’est perdu pour eux. Disons-leur fermement, haut et fort, qu’ils mentent et se font illusion.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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