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Un frère de Georges Bernanos : le peintre Jean-Georges Cornélius, par le R. P. Jean-François Thomas

Certains siècles sont bénis, parfois en sainteté, d’autres fois en génie. Le nôtre est bien loin de créer l’enthousiasme alors qu’il s’enfonce avec orgueil dans l’abîme de sa liberté chérie et de son immoralité institutionnalisée. La fin du XIXe siècle et la première partie du XXe siècle fut une sorte d’âge d’or en ce qui regarde les artistes et les écrivains catholiques, longue procession un peu chaotique menée par Ernest Hello et Léon Bloy à la suite des grands de la Restauration comme Chateaubriand et Balzac. Certaines figures demeurent fameuses, tel Georges Bernanos, tandis que d’autres se contentent de porter humblement leur bannière en queue de peloton. Jean-Georges Cornélius (1880-1963) est un de ceux-là. Ce peintre d’origine alsacienne et protestante, devenu catholique et breton d’adoption, élève de Gustave Moreau et de Luc-Olivier Merson — le premier déclinant un style échevelé, le second inspiré par les thèmes religieux, deux caractéristiques que le disciple n’oubliera pas — fut l’ami intime et indéfectible de l’écrivain, leurs deux familles n’en faisant plus qu’une à bien des occasions, à tel point que Bernanos écrira le 15 mars 1930 :

« Présenter Cornélius… ah oui ! Autant lui demander de le présenter. Nous sommes deux compagnons de la même aventure, dans la même barque, trop occupés à souquer ferme à travers la pluie et l’embrun et quand la vague nous découvre, à cracher l’écume salée… »

Nous voilà prévenus : à les fréquenter nous ne serons pas indemnes, et ni l’un ni l’autre ne laissent indifférent. Ils attirent aussitôt l’admiration et la sympathie, ou bien au contraire provoquent la répulsion. Les esprits mous et faibles n’apprécient guère les mains au long cours et ils préfèrent des nourritures moins rudes et épicées. Il suffit de lire un passage d’une des lettres que le peintre envoya pendant des années à une petite carmélite, Sœur Sylviane, de 1950 à sa mort :

« C’est difficile d’être chrétien hors des murs dans lesquels on vit et pourtant Christ vivait dehors, parmi les hommes et les foules, il était là pour cela. Mais comme il les jugeait bien ! Il savait aussi le mystère de cette grâce qui fait que le péché de l’un compte à peine alors que celui de tel autre est inexpiable. La raison en est (je crois avec des tas d’hésitations) dans le don d’enfance que certains gardent toute leur vie et que d’autres, vieux et pourris dès le berceau, n’auront jamais. Le péché de celui qui a le don d’enfance n’est pas méchant, n’a pas d’intention cruelle. J’entends les bonnes gens me répondre : “Ce n’est pas juste.” Mais j’ai toujours admiré les adorables injustices de Dieu. »

Tout confesseur comprend parfaitement ce dont il parle ici, sans pour autant relativiser le péché comme cela est devenu désormais une mode bien portée par les ecclésiastiques. Cet esprit d’enfance plairait à sainte Thérèse de Lisieux, et de telles paroles se trouvent aussi chez Léon Bloy ou Georges Bernanos, tous pourfendeurs de la médiocrité et de l’hypocrisie de ceux qui portent des masques et qui chargent les autres de pesants fardeaux. Cornélius n’est pas tendre avec ceux qui ont emprisonné Dieu dans leurs petits calculs :

« Vous voyez que c’est drôle d’avoir créé la splendeur du monde et d’avoir donné le sang de son enfant pour que de doctes idiots fondent la théologie, la casuistique, le droit canon, et surtout l’apologétique, cette démonstration de Dieu comme un problème résolu. Au début, il a dû partir d’un rêve énorme et, peu à peu, il est devenu triste devant le catalogue des grâces et de leur importance comparative ; il ne manque qu’un traité de balistique spirituelle, mais cela viendra. »

Il retrouve là les accents d’un saint François Xavier écrivant d’Orient pour secouer la torpeur et la vanité des messieurs de l’Université de Paris. Cornélius refuse d’être « un pieu vieillard » et préfère être « un vieux pécheur ». Dès la naissance d’ailleurs nous sommes de vieux pécheurs puisque tout englués de péché originel. Nos mines dégoûtées en présence de toutes les Madeleines du monde ne changeront rien à l’affaire. Le peintre précise qu’il dépose tous ses péchés aux pieds de son Christ qu’il adore et qu’il Lui demande de se débrouiller avec cet amas d’ordures. Il est normal qu’un artiste découvre Dieu d’abord par la beauté, non point la perfection esthétique, mais cette beauté qui brille par la vérité et par sa correspondance exacte avec la réalité créée par le Tout-Puissant :

« Je suis certain que Dieu se trouve non caché, mais révélé par tout ce qui est beau et vrai. Si souvent quand j’entends quelque chose de vraiment beau, il me paraît qu’il est à côté de moi, que nous nous donnons la main et que notre tendresse vit dans une grande joie paisible, dans une union adorable. J’insiste sur adorable parce que c’est de l’amour avec quelque chose de fort, quelque chose comme si la voie lactée nous entrait dans l’âme. »

Georges Bernanos écrivit à Albert Béguin : « Le métier d’écrivain n’est plus un métier, c’est une aventure et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont des Calvaires. » Cornélius aurait pu en dire autant du peintre. Il suffit de contempler ses œuvres puissantes pour comprendre qu’elles jaillissent de son âme, de sa propre aventure spirituelle et qu’il porte la Croix. De façon bouleversante, il confesse :

« Je ne fabrique pas des dogmes avec mes infirmités. Je pense simplement au “bon larron” crucifié auprès du Christ et j’essaye de penser et dire comme lui. […] La seule chose qui compte c’est d’arriver à force d’amour et de pitié à entendre tous les râles de la Sainte Agonie, et puis d’aller attendre que la formidable clarté de la Résurrection se glisse entre les pierres du tombeau. Cela j’y suis arrivé et j’essaye furieusement de le faire comprendre aux autres par l’image. Il faudrait que l’Art soit une sorte de transfusion d’âme. »

Voilà qui est bien éloigné des creuses arguties de l’« art contemporain » ! Cornélius peignit avec son sang et ses larmes. Il fut totalement habité par la Passion de Notre Seigneur :

« Je me souviendrai toujours de cette nuit atroce du Vendredi saint. Toute la pureté, la joie et la beauté du monde étaient couchées dans le grand silence du tombeau… » Et encore : « Je pense souvent à ce beau regard qui s’est éteint lentement sur la croix, à cette voix, à peine audible qui dit : “Tout est accompli”. […] Il faut avoir pitié de Dieu en même temps qu’on l’adore, pitié aussi pour Dieu le Père qui, depuis des millénaires, regarde un grand ange nu, qui semble en cristal, mais qui en vérité est fait de toutes les larmes du monde, larmes d’enfants, larmes d’innocents, larmes de ceux qui meurent tout seuls et enfin… les nôtres. »

Son pinceau revient sans se lasser à cette souffrance du Sauveur qui révèle la pitié du Père. Pas étonnant donc qu’il soit oublié, délaissé car notre époque fuit à la fois Dieu et la douleur, la mort, le sacrifice, tout simplement l’effort. Il ne croit que les témoins qui se font tuer :

« Nous approchons tout lentement de la Passion. La beauté c’est qu’il soit permis d’avoir pitié de celui qui a eu tant pitié de nous et cela est beau parce que la pitié est le grand levier de l’amour. On aime mille fois mieux l’amour qui vient vers nous, épuisé, et les pieds sanglants que les ténors un peu gras et contents d’eux. »

Un écho identique résonne chez Bernanos lorsqu’il met sous la plume du curé d’Ambricourt, dans le Journal d’un curé de campagne :

« À nous entendre on croirait trop souvent que nous prêchons le Dieu des spiritualistes, l’Être suprême, je ne sais quoi, rien qui ressemble, en tout cas, à ce Seigneur que nous avons appris à connaître comme un merveilleux ami vivant, qui souffre nos peines, s’émeut de nos joies, partagera notre agonie, nous recevra dans ses bras, sur son cœur. »

Il est heureux que des âmes de feu, comme cet écrivain, comme ce peintre, nous bouleversent et ébranlent notre engourdissement dans un monde qui ne poursuit qu’un but — car l’Adversaire mène le jeu : nous vider de notre substance et pervertir notre nature. Que nos regards se tournent vers ces artisans de beauté et de vérité.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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