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L’amitié comme fondement de l’action politique, par Paul-Raymond du Lac

« — Tu ne peux pas demander à tes associés ?
— Je n’ai pas d’associés, je n’ai que des amis. »
Voici un morceau de conversation avec un camarade, au détour d’une discussion sur des questions logistiques pour une action légitimiste. J’ai alors réalisé combien l’amitié était le fondement de toute politique saine. Aristote le disait ; la Chrétienté l’a repris, en l’améliorant.

Pourquoi en l’améliorant ? Pour le grec païen qu’est Aristote, l’amitié naturelle et politique — aussi noble soit-elle —, ne trouve pas son fondement en Dieu, et ne peut exister qu’entre citoyens égaux : en ce sens, il ne pouvait pas exister d’amitié à proprement parler avec des esclaves ou des pérégrins, encore moins avec des barbares étrangers.

L’éloignement hiérarchique contribuait à la paix sociale. Il pouvait fonder de vrais relations amicales et tendres, bien que toujours utilitaires, mais pas d’« amitié » en tant que volonté d’attirer du bien sur un semblable que l’on aime car il nous ressemble, et pour lequel on pourrait se sacrifier. Car les vrais amis se sacrifient les uns pour les autres — Jésus s’est sacrifié pour nous !

La Chrétienté est venue parfaire l’amitié politique naturelle : l’amitié chrétienne se fonde non seulement sur des intérêts communs, des similitudes réelles, des extractions communes, mais surtout sur Dieu : tout baptisé devient fils de Dieu et frère de Jésus. En cela, la Chrétienté permet une amitié universelle, entre inégaux aussi : en tant que chrétien, nous sommes tous égaux, donc nous pouvons, en Christ, nous aimer véritablement, c’est-à-dire vouloir le bien de son ami (épouse, enfants, sujets, serviteurs) au point de se sacrifier pour lui — cela ne supprime en rien les différences sociales naturelles, nécessaires à la vie politique et au bien commun.

Cette différence fondamentale s’illustre en particulier dans la différence entre la lettre à Philémon de Saint Paul1 et celle de Pline2 à l’un de ses amis3 : dans les deux cas, un citoyen romain renvoie à son maître un esclave en fuite, en demandant la clémence du maître. Dans les deux cas, le citoyen romain accomplit ainsi son devoir de citoyen et d’ami : il rend l’esclave en fuite, mais demande, comme homme civilisé, la clémence du maître, son égal en tant que citoyen romain.

Une différence fondamentale pourtant s’opère à la lecture des deux lettres : dans le cas de Pline — le païen — celui-ci s’adresse à un égal, et lui fait valoir des arguments « d’orgueil » : un citoyen romain civilisé ne saurait punir durement son mauvais esclave, ce ne serait pas digne de lui ; certes s’il recommence il faudra le charger sévèrement, etc.

Dans le cas de saint Paul, c’est très différent : il rappelle à Philémon qu’en tant que son père spirituel qui lui a donné le baptême, il pourrait lui ordonner d’aimer son esclave, mais il ne le fait pas. Il en appelle plutôt à son frère chrétien, à qui il demande d’accueillir son esclave, qu’il a baptisé, comme son frère en Christ, et de l’aimer comme tel : l’amitié politique entre un maître et un esclave devient possible, sans que cela abolisse pour autant la relation et la hiérarchie de maître à esclave…

Ainsi, notre amitié politique légitimiste se fonde en Christ, et se doit d’être désintéressée, pour une cause commune : le Roi et, ultimement, le Christ-Roi.

Il est effectivement toujours plus simple de « s’associer » ou d’embaucher des gens, comme le font généralement les activistes et ceux qui parmi nos ennemis ont de l’argent — et cela n’est pas un mal en soi ! —, mais c’est toujours une défaite, car la portée de telles actions en terme de restauration, non sous-tendues par de pures liens de charité et d’amitié, serait forcément moindre.

Notre royaume très chrétien, avec sa féodalité chrétienne, s’est fondée et développée avant tout sur des relations d’amitié politique incarnées par des personnes en chair et en os (et non des « États » désincarnées ou d’autres « systèmes » et « institutions » abstraits), par le biais de relations de mariage, de fidélité, de parrainage, de dons, etc.

Il faut savoir utiliser la partie naturelle de l’amitié, cela est clair, mais ne nous y arrêtons pas, sinon ce ne sera que de la camaraderie à la païenne, utile, nécessaire dans une certaine mesure (nous avons besoin de consolations et d’encouragements, car nous sommes faibles), et agréable, mais pas vraiment ni libérale, ni charitable, ni gratuite.

Nous servons le Roi en toute libéralité, travaillons à toujours cultiver nos amitiés, à œuvrer pour la conversion de nos amis, et à compter sur eux.

C’est évidemment beaucoup plus noble que l’association : car un ami peut trahir, là où un associé ne peut que faire défaut. En ce sens, l’amitié païenne, même le plus noble quand il est lié à l’honneur, ne parvenait jamais au niveau chrétien : la charité était réservée à des égaux dont l’orgueil de ne pas trahir était engagé. La blessure potentielle du pari de l’amitié chrétienne est bien plus grande : mais nous savons que c’est le choix du Christ que de s’être abaissé à la condition vile de l’homme, pour nous permettre de l’aimer comme son égal, et pour témoigner de son amour pour nous. Malgré sa toute puissance, qui aurait pu faire fléchir tous d’un seul mouvement de son âme, il a préféré jouer le jeu de l’amitié, et se laisser trahir plutôt que de violenter les âmes, au prix de sa vie, pour prouver son amour, et pour affermir ensuite une amitié indéfectible sur laquelle l’église naissante va convertir le monde, et pour laquelle les martyres iront mourir sans hésiter pour Lui et pour témoigner de Lui.

Alors oui, malgré parfois l’aspect ingrat et les épreuves, fondons notre action sur l’amitié politique envers et contre tout, car c’est déjà le premier pas de la restauration politique : de vrais amis en Christ et pour le Roi sont déjà un bout de royaume restauré !

Et soyons charitables envers et contre tout, comme le Christ donnons tout sans attendre de retour, sans rancœur, sans pensées oiseuses !

Paul-Raymond du Lac

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France !


2 Lettres de Pline le Jeune (roma-quadrata.com) :

XXI. – Pline à Sabinien.

Votre affranchi, contre lequel vous m’aviez dit que vous étiez en colère, est venu me trouver. Il s’est jeté à mes pieds, et il y est resté attaché, comme si c’eût été aux vôtres. Il a beaucoup pleuré, beaucoup prié, longtemps aussi il a gardé le silence, en un mot, il m’a convaincu de son repentir. Je le crois véritable­ment corrigé, parce qu’il reconnaît sa faute. Je sais que vous êtes irrité, je sais que vous l’êtes avec raison. Mais jamais la modéra­tion n’est plus louable que quand la colère est plus, juste. Vous avez aimé cet homme, et j’espère que vous lui rendrez un jour votre bienveillance. En attendant, il me suffit que vous m’accor­diez son pardon. Vous pourrez, s’il le mérite encore, reprendre votre colère. Après s’être laissé désarmer une fois, elle sera bien plus excusable. Accordez quelque chose à sa jeunesse, à ses larmes, à votre bonté naturelle. Ne le tourmentez pas davantage, ne vous tourmentez plus vous-même : car, avec un caractère si doux, c’est vous tourmenter que de vous fâcher. Je crains de ne pas avoir l’air de prier, mais d’exiger, si je joins mes supplications aux siennes. Je les joindrai néanmoins, avec d’autant plus d’in­stance et d’abandon, que les réprimandes qu’il a reçues de moi ont été plus vives et plus sévères. Je l’ai menacé très positivement de ne jamais intercéder en sa faveur. Mais cette menace n’était que pour lui, qu’il fallait intimider, et non pour vous. Peut-être, en effet, serai-je encore une autrefois obligé de vous demander grâce, et vous de me l’accorder, si la faute est telle que nous puissions honnêtement, moi intercéder, et vous pardonner. Adieu.

3 Voir l’excellente conférence de l’abbé Bayot à ce sujet : Abbé BAYOT – Paul de Tarse ou la subversion religieuse – YouTube

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