Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Ténèbres et Lumière, par le P. Jean-François Thomas

La Semaine sainte est rythmée, parmi tant d’offices religieux formant la fine pointe de la liturgie latine, par les Ténèbres du triduum pascal. Il n’est pas étonnant que, parmi beaucoup d’autres pages précieuses, ces psalmodies aient pratiquement disparu de de la réforme liturgique. Le moderne, ou celui qui se veut tel, a horreur de tout ce qui pourrait l’exposer à regarder son péché et sa finitude, et il juge comme pessimisme déplacé ce qui lui rappelle sa responsabilité dans la décadence des temps. L’invitation au deuil et au repentir lui semble être déplacé dans un monde qu’il édifie à l’aide de slogans, de ballons blancs et d’ours en peluche. Comment pourrait-il entonner, avec toute l’Église depuis deux mille ans, les paroles d’un David écrasé, le cœur saisi de remords et désireux de s laisser envahir par la miséricorde : « Eripe me de luto, ut non infigar : libera me ab iis, qui oderunt me, et de profundis aquarum. » (« Retirez-moi de la boue, et que je n’y reste pas enfoncé ; délivrez-moi des ennemis et des eaux profondes ! » Psaume LXVIII, 18) Encore faudrait-il qu’il se reconnût prisonnier de l’ordure, engoncé dans une gangue d’ennemis dont les plus redoutables ne sont pas ceux qui l’agressent de l’extérieur. Lorsque retentit la lamentation de Jérémie appelant Israël à la conversion, l’écho qui nous est renvoyé à travers les siècles est aussi un avertissement qui nous est adressé : « Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum. » (« Jérusalem, Jérusalem, convertis-toi au Seigneur ton Dieu. » Lamentations de Jérémie) Les ténèbres, qui ont recouvert le ciel de Jérusalem lorsque Notre Seigneur expira, n’ont pas cessé de s’étendre sur le monde : « Il était environ la sixième heure, et les ténèbres couvrirent toute la terre jusqu’à la neuvième heure. Et le soleil s’obscurcit, et le voile du temple se déchira par le milieu. » (Évangile selon saint Luc, XXIII. 44-45) Hélas, l’homme qui refuse Dieu se persuade qu’il marche dans la lumière alors qu’il s’enfonce dans la nuit. Léon Bloy, si conscient de l’aveuglement humain, écrit dans son Journal, à propos de la Résurrection : « Je vois toujours Jésus en agonie, Jésus en croix, et je ne peux le voir autrement. » (Le Mendiant ingrat, Tome XI, Journal I) Il y a là les accents pascaliens du fameux : « Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps‑là. » (Pensées, Brunschvicg 553) L’Église n’aurait pu retenir que la victoire du Sauveur et laisser de côté, discrètement, le gibet du supplice qui valut ce triomphe. Elle aurait pu écarter les ténèbres et se complaire dans une lumière sans ombre. Elle ne l’a point fait car elle savait qu’elle aurait été infidèle si elle avait cédé à cette tentation. Le croyant doit faire face aux ténèbres, celles du monde, celles qui l’envahissent parfois, et se souvenir qu’il n’est pas l’héritier d’un royaume de guimauve où le bien édicté serait celui des passions, des émotions, des opinions, de la sensiblerie, celui des lois purement humaines donc toujours perfectibles ou franchement mauvaises.

Certains êtres sont fidèles dans les ténèbres et reconnaissants dans la lumière. La Passion de Notre Seigneur rapporte l’attitude de ceux, -d’ailleurs surtout de celles -, qui tiennent bon au cœur de cette épouvante : quelques femmes, plus nombreuses que les hommes, un apôtre, quelques juifs pieux et une poignée de païens convertis. Gustave Thibon écrit très justement : « La foi consiste à ne jamais renier dans les ténèbres ce qu’on a entrevu dans la lumière. » (L’Ignorance étoilée) Sainte Marie Madeleine est sans doute un des exemples les plus marquants de cette ténacité dans la foi, au milieu des ténèbres ou bien dans l’éclat de la lumière. Elle a suivi le Maître dans toutes les stations de sa Passion. Elle s’est tenue au côté de la Très Sainte Vierge debout au pied de la Croix. Elle a attendu dans le jardin près du Tombeau, espérant ce que le Sauveur avait promis. Et puis, soudain, dans l’aurore naissante, elle avait eu la grâce de devenir l’Apôtre des Apôtres en rencontrant le divin Jardinier. Elle est peut-être la première mystique, semblable à la description donnée par saint Jean de la Croix : « La foi illumine avec ses ténèbres les ténèbres de l’âme. » (La Nuit obscure) La désolation de l’ancienne pécheresse ne la conduit pas à désespérer mais elle s’affermit dans cette nuit, celle qui s’appesantit à l’expiration du Maître. Aussi n’aura-t-elle besoin de rien d’autre, en cette attente, que de l’obscurité qui va révéler bientôt le soleil. Louis Chardon, dans son célèbre ouvrage du XVII e siècle La Croix de Jésus, va même jusqu’à dire qu’elle refusa la consolation des Anges : « Les Anges même lui sont à charge. Leur vue lui fait mal. La netteté de leur vêtement blanc comme neige lui donne des dégoûts ; les grâces de leur visage, les brillants de leurs yeux et la beauté de leurs corps, ne gagnent rien sur son attention. Elle les écoute pourtant, mais quand ils ne lui produisent point d’abord celui pour qui elle languit. » (1647, Chapitre XXX) Cette « tour de la Foi », comme la nomme la Tradition, n’a même plus besoin de la lumière pour y être plongée et pour la reconnaître. La Madeleine est semblable à cette sagesse vantée par le roi Salomon : « J’ai vu que la sagesse surpasse autant la folie, que la lumière diffère des ténèbres. Les yeux du sage sont à sa tête, l’insensé marche dans les ténèbres. » (Livre de l’Ecclésiaste, II. 13-14)

L’espérance est la lumière qui perce les ténèbres de la Passion.  Georges Bernanos, en décembre 1944, haranguera son auditoire avec ces mots : « L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. » (Conférence aux étudiants brésiliens de Rio de Janeiro) L’espérance, née lorsque les ténèbres recouvrirent Jérusalem et le reste du monde, est le fruit dont bénéficient ceux qui ne s’enfuient pas à l’approche de la nuit. Seul celui capable de patience peut s’asseoir près du Tombeau et attendre la lumière de la Résurrection. Les énergumènes modernes, toujours à la poursuite de leur ombre qu’ils confondent avec un astre éclatant, demeurent à jamais dans le noir de l’encre la plus épaisse. Si notre société hurle de peur ou se perd dans le plaisir, c’est parce qu’elle coule à pic en ne vivant plus dans l’espérance mais dans le doute. Que pourrait-elle espérer de mieux que ce qu’elle fabrique ? Elle est convaincue d’être à la pointe parce que sa mesure est la démesure, d’où ces cités de sable qui poussent dans le désert et qui retourneront au désert. Celui qui refuse la lumière est condamné à être trompé par les lumières artificielles. Les Ténèbres liturgiques nus secouent dans notre illusion. Qu’elles débouchent sur la Lumière éternelle.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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