Histoire

La Royauté en marche : des rois pèlerins Louis VII et Saint Louis, par Florent Vanooteghem

En 1970, Edmond-René Labande (1908-1992) donna une communication intitulée « Saint Louis pèlerin » lors du colloque de Rocamadour sur Louis IX et les pèlerinages, organisé à l’occasion des 700 ans de la mort du roi. Cette communication fut publiée l’année suivante dans la Revue d’histoire de l’Église de France1. L’auteur est un médiéviste français, spécialiste des liens entre guerre et religion sa thèse, soutenue en 1933, portait sur les guerres italiennes liées au grand schisme et des pèlerins, qu’il étudia en même temps qu’il mena sa propre quête spirituelle. Profondément pieux, il devint même tertiaire franciscain en 1942. Professeur à l’université de Poitiers (1947-1975), proche de l’École des Annales et adepte des méthodes de l’anthropologie historique, il fut l’un des premiers chercheurs, si ce n’est le premier, à tenter de cerner l’intériorité de grandes personnalités médiévales, à l’instar d’Aliénor d’Aquitaine ou de Saint Louis. Le texte que nous étudions a l’intérêt d’être le premier de ce genre, chez Labande à tout le moins. L’article, par sa problématique, semble en outre annoncer le Saint Louis (1997) de Jacques Le Goff (1924-2014). Lorsque le médiéviste ukraino-israélien Aryeh Graboïs (1930-2008) publia « Louis VII pèlerin » en 19882, il le fit en référence à cet article de Labande, qui notait déjà quelques points communs entre Saint Louis et son bisaïeul. Professeur à l’université d’Haïfa, Graboïs est aussi un proche de l’École des Annales. Il est internationalement reconnu comme un spécialiste de la croisade et du pèlerinage en Terre sainte. Son travail sur Louis VII trouve donc pleinement sa place dans l’œuvre de l’historien, dont la thèse, soutenue en 1963 à l’université de Dijon, portait précisément sur le rôle de l’Église dans le développement du pouvoir royal en France pendant les règnes de Louis VI et de Louis VII.

Dans sa contribution, Aryeh Graboïs montre comment la piété personnelle et sincère du roi Louis VII a permis à ce dernier d’accroître la puissance et le prestige de la Couronne franque, et ce malgré des échecs militaires réels. L’objectif d’Edmond-René Labande était, plus fondamentalement, de comprendre la « pensée intime » de Saint Louis, difficilement perceptible dans l’exercice d’un règne. Ainsi, les travaux de ces deux historiens nous permettent de mieux discerner les liens entre le for interne, les actes et l’aura politique de nos Rois Très Chrétiens et, en particulier, de nos deux éminents suzerains capétiens.

Le pèlerinage était une pratique familière à Saint Louis, ainsi fidèle à son ancêtre le roi Louis VII. Au cours de leur règne, les deux souverains visitèrent un nombre incalculable de sanctuaires. Pour Laborde et Graboïs, les deux rois choisirent toujours ces lieux en fonction de leurs besoins propres et de leur sensibilité personnelle, non en fonction du contexte de l’époque ou d’un quelconque opportunisme politique. Ainsi, le premier visita presque exclusivement des lieux de pèlerinage français et ignora les grands lieux saints de la chrétienté occidentale, qui donnaient pourtant un statut particulier à ceux qui s’y rendaient. Il visita les grands sanctuaires de son royaume, mais fit également quelques pèlerinages plus modestes, comme celui de Notre-Dame de Vauvert, dont il revint miraculé. Saint Louis croyait fermement au pouvoir de l’intercession des saints et avait pour eux une grande dévotion, bien que sa spiritualité fût essentiellement christocentrique. Concernant Louis VII, peu de ses pèlerinages nous sont vraiment connus, faute de sources. Graboïs s’appuie donc sur les trois pèlerinages royaux que l’on connaît le mieux, à savoir ceux de Jérusalem (1147-1150), de Compostelle (1154) et de Cantorbéry (1179). Le premier fut effectué comme pénitence pour expier un parjure qui pesait sur sa conscience ; le second pour demander pardon à Dieu après l’annulation de son mariage en 1152 ; le troisième, sur la tombe de Thomas Becket, eut lieu pour demander la guérison de son fils et héritier. À chaque fois, ce fut donc un vœu personnel qui poussa le roi à partir. Comme le relèvent Labande et Graboïs, Louis VII et Louis IX furent donc des pèlerins sincères, dont les pérégrinations dévotionnelles n’étaient pas des actes de propagande, ni n’avaient pour objectif des fins terrestres, mais bien uniquement des grâces célestes.

D’après les deux historiens, les deuxième et septième croisades ne furent d’ailleurs que des prétextes pour nos rois, qui souhaitaient se rendre à Jérusalem. Pour Graboïs, il fallait sauver l’honneur de la couronne tout en convainquant les conseillers royaux, hostiles à ce que Louis VII quittât le royaume de manière prolongée. Ce fut donc pour offrir une bonne couverture au roi parjure, et à la demande de saint Bernard, qu’Eugène III lança, en 1146, un appel à la croisade limité à Louis VII et à ses fidèles. Sur place, malgré la transformation de son vœu personnel en projet de croisade, le roi resta fidèle à son dessein originel et se comporta en simple pèlerin, mettant la croisade de côté et se consacrant à ses dévotions. Quelques siècles plus tard, l’attitude de Saint Louis fut quelque peu différente : pour « le Prud’homme », il n’existait aucune distinction entre le pèlerinage et la croisade, ce qui était pourtant théorique pour beaucoup de croisés. Il participa donc pleinement à la croisade, contrairement à son bisaïeul, dont il partageait néanmoins les motivations. En effet, selon Labande, son vœu de croisade était un prétexte pour rejoindre le Saint-Sépulcre. Il ne put toutefois jamais y accéder, Jérusalem étant sous domination damasquine. Pour cette raison, il s’en rapprocha le plus possible en réalisant un pèlerinage à Sidon, puis effectua plusieurs « pèlerinages de compensation » qui, toutefois, n’atténuèrent pas sa déception, ni son obsession pour la Ville Sainte, qui se manifesta encore dans son dernier souffle : « Jérusalem ! Jérusalem ! ».

Pour Labande, la croisade eut sur Saint Louis une influence considérable. À son retour en France, il abandonna toutes les joies du siècle et combattit politiquement l’impiété de ses sujets. De même pour Louis VII, qui, malgré son comportement passif durant la deuxième croisade, ne fut pas considéré comme apathique ou incapable. Au contraire, les contemporains de Louis VII le comprirent et le virent comme un « roi-pèlerin », à mille lieues de l’image du « roi-croisé ». Pour cette raison, il ne fut pas jugé responsable de l’échec de la croisade et acquit une réputation de sainteté, qui lui assura la fidélité indéfectible de ses vassaux et un prestige immense, encore accentué quelques années plus tard, à l’occasion du pèlerinage royal à Compostelle, permettant au suzerain de se faire connaître de la société méridionale, qui lui renouvela sa fidélité, puis du pèlerinage de Cantorbéry, qui renforça le lien unissant Louis VII à saint Thomas Becket, son protégé, et à Dieu. Pour Graboïs, c’est donc, paradoxalement, son absence de motivations mondaines qui permit à Louis VII d’accroître son prestige temporel, sa puissance, et, par extension, l’autorité royale en France.

Au cours d’un pèlerinage, le roi est nu face au Ciel : il abandonne sa majesté et son « deuxième corps » pour redevenir un simple et misérable fils de Dieu. Pour cette raison, le pèlerinage est la meilleure des occasions pour effleurer la véritable personnalité du roi, indépendante de son être politique. Ainsi, la démarche de Graboïs est similaire à celle de Labande, à ceci près que pénétrer jusqu’au for intérieur de Saint Louis est un objectif en soi pour ce dernier, là où, pour Graboïs, cerner la personnalité de Louis VII n’est qu’une étape pour comprendre son évolution politique. Cette différence de traitement n’est peut-être pas étrangère aux origines et à la personnalité des deux historiens : Labande est un Français profondément catholique et ne cachant pas son affection pour Saint Louis, qu’il veut mieux connaître pour mieux l’aimer, mieux l’imiter et mieux servir leur maître commun qu’est le Christ ; Graboïs est un Juif étranger à la France, qui n’a peut-être pas la même tendresse pour son sujet d’étude et dont l’analyse est donc plus froide, plus politique. Quoi qu’il en soit, il apparaît clair que les pèlerinages royaux étaient une conséquence de la ferveur religieuse des rois capétiens. Le pèlerinage exerçait une grande influence sur la conduite morale et religieuse de ces derniers, mais aussi sur leur conduite politique postérieure, d’abord parce que ces deux domaines étaient loin d’être indépendants — les matières temporelle et religieuse étaient distinctes mais complémentaires et dépendantes l’une de l’autre, la première devant être mise au service de la seconde pour le bien-être des peuples et le salut des âmes —, et parce que le pèlerinage, en tant que manifestation extérieure d’une piété sincère, offrait un statut et un prestige particuliers à ses exécutants royaux, qui y confirmaient leur élection divine et leur rôle d’intermédiaire entre Dieu et les hommes.

Florent Vanooteghem


1 Edmond-René LABANDE, « Saint Louis pèlerin », Revue d’histoire de l’Église de France, tome 57, n°158, 1971, p. 5-18.

2 Aryeh GRABOÏS, « Louis VII pèlerin », Revue d’histoire de l’Église de France, tome 74, n°192, 1988, p. 5-22.

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