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Kantorowicz et les mystères de l’État : le Roi, incarnation et fontaine du pouvoir légitime

Le 28 décembre 1953, Ernst Kantorowicz (1895-1963), professeur d’histoire médiévale à Princeton, donne un discours sur les « Mystères de l’État » devant les membres de l’American Catholic Historical Association et de l’American Historical Association. Une seconde version du texte prononcé est publiée en 1955 dans The Harvard Theological Review sous le titre de « Mysteries of State. An Absolutist Concept and its Late Medieval Origins ».
L’auteur, médiéviste, historien de l’État, sémioticien et philosophe de l’esthétique, est issu de la bourgeoisie juive industrielle de Prusse. Étudiant en philosophie à  Berlin, il se rapproche des ultranationalistes allemands et s’engage dans les corps francs, d’où il revient blessé. Il reprend alors des études en histoire médiévale à Heidelberg et rédige une thèse brillante intitulée Kaiser Friedrich der Zweite (traduite sous le nom de Frédéric II en France), dans laquelle il dresse un portrait quasi hagiographique de l’empereur du Saint-Empire et exalte la grandeur de l’Allemagne. Cette œuvre lui vaut d’être nommé professeur à Francfort dès 1930. Menacé par les nazis, vis-à-vis desquels il a refusé de prêter serment, il émigre aux États-Unis, où il enseigne à Berkeley, avant de démissionner par refus du maccarthysme et d’entrer finalement à Princeton, où il rédige en 1957 son maître-livre intitulé Les Deux Corps du Roi, dont l’article suscité constitue un embryon et, de facto, un formidable résumé. Traduit en français par Laurent Mayali, Ernst Kantorowicz y explique comment les théologiens politiques et les penseurs de la fin du Moyen Âge mettent en évidence la double nature royale : humaine et divine à la fois, à l’image de la double nature du souverain pontife.
Le parallélisme entre l’État et l’Église est omniprésent dans la réflexion de l’auteur. La grande proximité des deux institutions serait à l’origine d’une influence réciproque : l’Église, d’un côté, s’étatise avec un évêque de Rome qui devient progressivement princeps et verus imperator, tandis que le royaume franc se transforme progressivement en un État moderne, revendiquant de plus en plus ses fondements philosophiques et mystiques ; l’Église adopte la structure d’une « monarchie absolue et rationnelle fondée sur une base mystique » pendant que l’État devient une « quasi-Église », une « monarchie mystique fondée sur une base rationnelle ».

Dans cette contribution préfigurant Les Deux Corps du Roi, Kantorowicz  se donne pour objectif d’éclairer les origines de ces transferts politiques et spirituels.

Pour l’auteur, c’est par l’intermédiaire du droit que se font ces évolutions. En effet, le droit canon et le droit romain se côtoient au quotidien. L’un est influencé par l’autre, et inversement. La théologie, l’aristotélisme et la scolastique ne sont pas complètement étrangers au droit civil et les théologiens n’hésitent pas à gloser sur des textes profanes et juridiques. Ainsi, au bas Moyen Âge, ces va-et-vient permettent la prise en conscience de la chose suivante : le roi est un homme fait de chair et de sang, mais également un être sacré et immortel par sa dignitas, destinée à être transmise à ses héritiers, et c’est cette continuité du pouvoir qui est à la base de la légitimité royale. Cette dignitas, jusqu’ici, n’était prêtée qu’aux seuls prélats de l’Église. C’est ce que Kantorowicz nomme le « pontificalisme » : le roi, selon les propres mots du médiéviste, « chausse les mules pontificales du Pape et de l’Évêque », devenant pleinement l’« évêque du dehors » pour reprendre une expression bien connue depuis l’Antiquité.       
L’idée même de sacralité du pouvoir s’appuie par ailleurs en partie sur le droit canon, qui s’appuie lui-même sur la Constitution des empereurs Gratien, Valentinien et Théodose (395), qui qualifie de « sacrilège » toute opposition au prince. Elle s’appuie également sur la « religion du droit » et les « mystères de la Justice », théorisés aux XIIe-XIIIe siècles par les juristes du Saint-Empire romain germanique : si le roi en tant qu’homme est faillible et soumis aux passions, ses actions en tant que roi sont intrinsèquement légitimes, quelque soit la valeur personnelle du prince.
L’auteur démontre, par ailleurs, que c’est ce statut particulier qui permet au roi et à l’État de progresser vers une « monarchie absolue », puisque se développe l’idée des « mystères de l’État » : le pouvoir n’est pas d’origine humaine, mais divine. La compréhension de la chose publique n’est pas accessible au commun des mortels, d’où la légitimité de l’« absolutisme » et du secret. Le roi, protecteur du bien commun, est un être sacré, un représentant et un envoyé de Dieu, comme le pape ou les évêques. Il est sacré et oint. Il est un roi-prêtre à l’image des empereurs antiques, Pontifices Maximi, du roi biblique Melchisédech, mais aussi et surtout de Jésus-Christ, Roi des Rois, vrai homme et vrai Dieu.  
On s’appuie sur la Bible pour rappeler que « l’homme spirituel juge tous les autres mais n’est jugé par aucun » (1Co 2,15), comme l’avait déjà fait la papauté durant la réforme grégorienne. Le roi est puissant parce que représentant de Dieu et représentant de Dieu parce que puissant. « Tout pouvoir vient de Dieu », dit saint Paul (Rm 13,1). Ainsi, le roi récupère à cette époque une partie du pouvoir qu’avait acquis la papauté après la réforme grégorienne.

Le parallèle déjà évoqué entre l’Église et l’État atteint son paroxysme au début du XVIIe siècle, particulièrement en Angleterre. Le pouvoir est sacré et doit, pour cela, être exercé par un être sacré. Les deux sont indissociables. Le roi est époux de la Respublica, comme le pape et l’évêque sont époux de l’Église catholique ; comme le Christ Lui-même est époux de l’Église catholique, dont il est à la tête. D’un côté, le corps du roi ne fait qu’un avec sa « corporation » ; de l’autre, le Fisc (l’État, disons) lui-même est comparé à un personnage fictif, sacré, immortel et inaliénable. Comme l’Église est le corps mystique du Christ, le royaume est le corps mystique du Roi : « le roi a deux corps : l’un est un corps naturel […] soumis aux passions et à la mort ; l’autre est un corps politique dont les membres sont les sujets […] ». Le prince se voit non seulement assimilé au vicaire du Christ mais aussi au Christ lui-même. Ce rapport charnel et mystique, voire christique, au royaume permet au roi d’être pleinement souverain et indépendant vis-à-vis de ses sujets. Il n’est redevable qu’à Dieu.
Néanmoins, même dans sa conception « absolutiste », le roi n’est pas un tyran, ni même un dictateur — même au sens le plus noble du terme —, « absolu » ne signifiant pas « illimité », mais « libre », « sans liens ». Kantorowicz l’explique : le roi a des devoirs auxquels il ne peut se soustraire. Néanmoins, ces devoirs lui viennent de Dieu — et de nul autre ; pas de ses sujets, ni de princes étrangers ! —, qu’il doit servir en chaque instant de son règne et à travers chacune de ses décisions. Avant de gouverner le royaume, le roi doit se gouverner lui-même : la foi et la justice doivent être ses objectifs premiers.  
En outre, il n’exerce pas le pouvoir seul, mais avec ses conseillers. Le gouvernement exige la délibération collective : à certains moments stratégiques, le roi réunit donc un petit groupe de personnes compétentes et dignes de confiance, souvent appelé « conseil secret ». Les « mystères » liés à l’exercice du pouvoir se voient alors partagés entre quelques personnes (celles qui décident de les trahir le paient très cher, souvent de leur vie). Dans ce cas, c’est le savoir, l’expérience et surtout la confiance du roi qui permettent à la légitimité royale de se refléter en ces derniers et fondent la légitimité propre de ces personnes.

Ainsi, en tant que la France incarnée et le représentant de Dieu en son royaume, le roi est le seul à pouvoir exercer légitimement un pouvoir inaliénable, dont il est également le seul dispensaire : le roi, « fontaine de justice » est également la seule et unique fontaine de pouvoir légitime en son royaume, son propre pouvoir — absolu et, donc, insoumis aux intérêts privés ou étrangers — étant le seul capable d’assurer le bien commun.

Florent Vanooteghem
Université de Lille


Lire aussi :

  • Ernst KANTOROWICZ, « Les Mystères de l’État, un concept absolutiste (bas Moyen Âge) », dans Mourir pour la patrie, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
  • Id., Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989.
  • François BLUCHE, « La monarchie absolue de droit divin » dans L’Ancien régime : Institutions et société, Paris, Fallois, 1993 (lire en ligne).
  • Jean-Baptiste SANTAMARIA, Le secret du prince. Gouverner par le secret, France, Bourgogne, XIIe-XVe siècle, Champ Vallon, 2018.

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