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Ex-libris. « L’amputation des oreilles et du nez au Japon », par Katsuyuki Shimizu

Katsuyuki Shimizu, 耳鼻削ぎの日本史Histoire de l’amputation des oreilles et du nez au Japon »), Yosensha, Tokyo, 2015.

Cet ouvrage aborde l’histoire méconnue de l’amputation des oreilles et du nez comme punition pénale et pratique guerrière et coutumière tout au long de l’histoire du Japon.

Sommaire et résumé par chapitre :

Introduction : Exploration des légendes autour des « buttes aux oreilles (mimizuka) » et des « buttes aux nez (hanazuka) »

De nombreux tertres dits « aux nez » ou « aux oreilles » parsèment le Japon et sont, d’après l’enquête réalisée sur place, l’objet de superstitions et de croyances populaires témoignant de guérisons de problèmes auriculaires.

D’autres, plus rares et plus au sud, sont censés entreposer des oreilles et des nez rapportés de Corée après les guerres de Hideyoshi, à la fin du XVIe siècle.

L’auteur se propose de trancher le débat qui avait existé avant-guerre entre deux ethnographes célèbres : Yanagita Kunio, qui niait l’existence desdites amputations des oreilles et du nez, et Minakata Kumakuzu, qui démontrait leur existence. Ce débat fut d’ailleurs la cause de leur rupture.

Chapitre 1 – Est-il cruel de « couper les oreilles et d’« amputer le nez » ?

Provocateur, l’auteur commence par dresser toutes les traces de la pratique dans les sources et recadre les quelques sources souvent utilisées dans les manuels scolaires (d’inspiration marxiste) pour montrer à quel point le passé nippon était inique et cruel envers les petites gens, victimes des méchants seigneurs.

Après avoir « recadré » les trois documents effectivement montés en épingle par une certaine historiographie marxisante, l’auteur expose dix faits d’amputation depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère Edo, dévoilant ainsi la réalité de la pratique, dont il soupçonne par ailleurs une plus large diffusion sans pouvoir la prouver.

Chapitre 2 – Pourquoi Hôichi sans oreilles a-t-il perdu ses oreilles ?

À partir d’un conte populaire racontant l’histoire d’un bonze ayant perdu ses oreilles, puis d’une nouvelle d’Akutagawa Ryonosuke (Le Nez, 1916) sur un autre bonze au nez très long, l’auteur démontre le lien existant entre l’amputation des oreilles et du nez et la condition monastique. Selon lui, les moines ne pouvant être mis à mort du fait de leur condition, ils étaient amputés à la place.

Le reste du chapitre montre, par la citation de nombreuses sources et gravures, que la peine d’amputation au Moyen Âge japonais visait essentiellement les moines, en effet, mais aussi les femmes, comme une sorte de commutation de peine de mort en peine infamante. La femme, inférieure et dépendante socialement, n’était pas sujet de droit comme les hommes, d’où ces commutations (la question de la marque infamante n’est cependant pas abordée de façon vraiment sérieuse par l’auteur).

La violence décrite est absolument effrayante, comme dans tout le livre d’ailleurs, mais ne semble pas faire l’objet de questionnement spécifique de la part de l’auteur, révélant en creux que ce genre de violence systémique est une donnée normale dans l’histoire japonaise (à relier avec les thèses anthropologiques de la violence dans les sociétés archaïques ?).

L’auteur émet ensuite l’hypothèse que cette amputation pouvait avoir le rôle de dépouiller une personne de son humanité. Il relie par ailleurs ces amputations aux histoires postérieures de « privation du chapeau » qui indiquait la qualité des « sujets libres et humains », ou encore de coupe des cheveux en chignon — ceux des samouraïs, par exemple —, qui signifiait une véritable dégradation, voire la mort sociale. Pour Katsuyuki Shimizu, ces privations étaient sans doute une version édulcorée de l’amputation du nez par exemple, preuve d’un certain progrès dans la réduction de la peine infamante.

Chapitre 3 – La vérité sur l’amputation des oreilles et des nez sur les champs de bataille

Le troisième chapitre décrit la généralisation maladive de l’amputation des nez et oreilles aux XVe et XVIe siècles en raison de la généralisation du désordre dû aux guerres, culminant sous Hideyoshi et ses guerres coréennes (1592-1598).

Ici, l’amputation prend une autre tournure que celle évoquée tantôt : elle vient de la coutume de couper les têtes de ses ennemis pour réclamer son butin et prouver sa valeur de soldat. On découvre que ces amputations ont pu être codées : la tête pour les officiers supérieurs ou les généraux, mais pour le tout-venant, le nez ou les oreilles pouvaient suffire. Pour éviter les malversations et la triche, on pouvait exiger de couper le nez avec la moustache, pour prouver que c’étaient bien des hommes et non des femmes, ou encore préciser l’oreille droite ou gauche. Cette histoire prouve donc que l’on peut être cruel et rationnel. Certains soldats ont même pu se percer eux-mêmes les oreilles et se mettre des étiquettes précisant leur nom, afin que, s’ils étaient tués au combat, on puisse au moins savoir qui ils étaient grâce au trophée prélevé par l’ennemi, et profiter de façon posthume de la gloire militaire — car il était de bon ton d’amplifier la valeur guerrière de l’ennemi pour mieux souligner sa propre valeur ; disons que c’était gagnant-gagnant.

Mais le pire culmine avec Hideyoshi, et les guerres en Corée (concomitantes avec le début des grandes persécutions des catholiques) : de véritables chasses à l’homme vont se dérouler en Corée, sur ordre et soutien de Hideyoshi, exigeant qu’on lui envoie oreilles et nez en grand nombre, pour manifester le triomphe du Japon et sa gloire militaire, tout en maquillant ces atrocités sous des apparences de « philanthropie », se faisant passer pour un bon souverain qui prie même pour les morts ennemis. Il est vérifié que, pour obtenir ces oreilles et ces nez, on a massacré en Corée même les femmes et les enfants, et que ces « trophées » ont bien été amenés par bateau jusqu’à Tokyo… L’auteur confirme par ailleurs les nombreux enlèvements et l’origine coréenne des céramiques japonaises, issues de l’art des Coréens enlevés et réduits en esclavage au Japon.

Mais le plus étonnant est la remarque de l’auteur (pp. 136-137) selon laquelle il ne faut pas juger moralement tous ces actes, qui n’étaient pas si affreux qu’il n’y paraît, et qui constituaient somme toute une « culture » comme une autre ; et en tant que « culture », il faudrait la tolérer et l’apprécier, en tout cas ne pas la juger… En revanche, pour notre auteur, s’il y a bien quelque chose à regretter, c’est cette barbarie sans vergogne qui consiste à « exporter » sa culture sur les théâtres d’opération coréens : ainsi le problème n’est pas la pratique d’amputation elle-même, mais le fait de « l’imposer » à d’autres cultures… Sans commentaire, nous laissons nos lecteurs à leurs conclusions.

 Chapitre 4 – D’une société primitive à une société civilisée

Ce chapitre montre que la pratique de l’amputation reste très répandue au moins jusqu’en 1700, puis continue d’exister avec certains clans pratiquant ce genre de punition infamante jusqu’en 1800. L’auteur émet la thèse d’un certain adoucissement avec une raréfaction de la pratique à partir du XVIIIe siècle, constatée dans les sources shogounales, avec néanmoins des avancées et des reculades, sans aucune remise en cause du principe toutefois. Dans certains clans, on constate au contraire une augmentation de la pratique, due en fait à plus de douceur, car il s’agit d’une réduction des peines de mort, commuées en amputations…

Le caractère infamant de la peine est particulièrement accentué pendant l’ère Edo, et parfois, dans la jurisprudence, la peine est considérée comme pire que la mort, par l’ostracisme social définitif qu’elle provoque.

La pratique existe jusqu’à l’ère Meiji, puisque le fameux Shinsengumi, cette phalange de samouraïs devant faire la police à Kyoto, et qui ensuite résistera aux clans du sud en remontant jusqu’à Hakodate, avait une charte qui condamnait à mort ou ordonnait l’amputation du nez de tout membre de la phalange qui ne se donnerait pas la mort dans le cas où son chef mourait au combat… Disons que les films mettant à l’honneur ces « héros » courageux oublient de préciser qu’ils n’avaient pas vraiment d’autres choix que de se suicider courageusement.

Chapitre 5 – L’énigme des « buttes aux oreilles » et des « buttes aux nez »

Pour l’auteur, qui confirme la réalité historique des amputations (nous l’avons vu), la plupart des buttes, presque toutes à part celle de Kyoto, n’ont aucun rapport avec cette histoire.

Chapitre conclusif – L’amputation des oreilles et du nez dans l’histoire du monde

Dans sa conclusion, l’auteur tente une ouverture — assez malheureuse — sur la pratique des amputations dans le monde, où il cite pêle-mêle les talibans, un poème médiéval européen faisant le lien entre le nez et le sexe féminin (citation louche) mais aussi un « conte » relatant la vie d’une sainte qui se serait arraché le nez… Ces exemples paraissent vraiment légers pour justifier d’une pratique légale et coutumière d’amputation. On relate par ailleurs le poncif trop répandu d’une sorcellerie syncrétique fantasmée en terre allemande, qui témoigne d’une certaine repaganisation de la société, sans d’ailleurs qu’aucun cas d’amputation ne soit cité directement.

C’est une façon de rassurer le lecteur en faisant croire, à tort, que cette pratique existait aussi dans le Moyen Âge occidental, forcément obscur et monstrueux. Or, aucun des exemples donnés ici par l’auteur n’est probant, ni même sérieux.

Cependant, nous apprenons de la bouche d’un historien du droit sérieux et majeur, Nakada Kaoru, que ce genre de pratiques existait en Assyrie, dès 1100 avant Jésus-Christ, en Perse au IIIe siècle et dans toutes les terres asiatiques « primitives » éloignées du centre chinois. La Chine a en effet aboli légalement cette pratique au tournant de l’ère chrétienne, et plus les pays sont éloignés de la Chine, plus la pratique est restée. En ce sens, le Japon présente la particularité d’avoir appliqué les lois chinoises sans que la pratique n’ait disparu. Cela serait révélateur d’une pratique de société archaïque de type ancestral et chamanique/animiste.

Si l’on veut aller plus loin, il serait intéressant de comparer avec ce qui existe en terme d’amputations et de peine infamantes dans les sociétés barbares encore fortement paganisés du Bas-Empire et du haut Moyen Âge ; d’explorer les sources antiques, et éventuellement les découvertes archéologiques sur ce sujet.

Sources : Médiéviste, Katsuyuki Shimizu présente un ouvrage bien documenté, grâce à des sources de première main.

Questions en suspens : L’auteur ne développe que très peu la relation avec les autres peines infamantes existantes, comme la marque au fer rouge, le tatouage corporel, ou encore l’ablation des parties génitales.

On note l’absence de questionnement sur l’origine de la pratique, son éventuelle valeur religieuse et sa valeur chamanique ou sacrificielle. Manque également un développement sur le lien entre ces peines et le statut des victimes (ce qui expliquerait que ce genre de peines ne se trouvent pas dans les lois positives qui ne s’appliquent au fond qu’aux nobles et aux élites, lesquels ne pouvant pas a priori subir de peines infamantes, réservées aux classes inférieures, esclaves, ou aux divers personne « mineures » dans la société : femmes, enfants, etc).

On regrettera qu’aucun questionnement ni aucune analyse sur la fin de la pratique d’un point de vue légal (l’auteur finit son analyse en constatant une baisse de cette pratique lors du second Edo sans parler de ce qui s’est passé à l’ère Meiji) n’aient été envisagés.

On sent par ailleurs une certaine volonté de provocation de la part de l’auteur, qui remet systématiquement en cause les thèses auparavant admises, pour le plaisir de les remettre en cause, comme s’il fallait que l’historien soit original plus que fidèle à la réalité historique.

Enseignements majeurs :

  • La pratique a existé durant toute l’histoire du Japon, et a été complètement généralisée, que ce soit d’un point de vue domestique (le père punissant des gens de sa maison, dont ses concubines), seigneurial (guerres), ou religieux (communautés monastiques ou sanctuaires).
  • Elle avait plusieurs aspects. Un aspect pénal comme commutation d’une peine de mort, envers des personnes socialement inférieures comme les femmes, les domestiques ou les esclaves : cela permettait de punir sans tuer ; ou encore envers les moines, qui avaient le privilège de ne pas pouvoir être condamnés à mort.
  • Elle avait un aspect infamant, faisant des personnes mutilées des parias, des sous-hommes.
  • Elle fut une pratique encore accentuée lors des XVIe et XVIIe siècles avec la généralisation des guerres : les nez et oreilles des ennemis étaient les trophées des militaires pour réclamer leur butin, substituts aux têtes, moins pratiques à transporter.
  • Limites historiographiques actuelles : on sent que l’auteur a choisi son sujet un peu pour vendre, et un peu par fascination morbide, tout en émettant ici ou là des non-jugements moraux tout à fait étonnants. Remarquons aussi une méconnaissance importante des données anthropologiques basiques qui pourraient pourtant aider grandement à la compréhension de ce phénomène, comme par exemple l’universalité du phénomène sacrificiel, de bouc-émissaire ou de violence quasi-ritualisée ou encore la condition féminine toujours mineure.

Paul de Lacvivier
Membre de l’Institut Lys et Chrysanthème

et du Cercle d’Études Légitimiste (CEL) de Tokyo

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