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[CEH] La Henriade de Voltaire, par Jean-Noël Pascal. Partie 4 : l’épopée d’un demi-dieu philosophe / Conclusion

Une épopée à la gloire du fondateur de la lignée des Bourbons : La Henriade de Voltaire

Par Jean-Noël Pascal

Partie 1 : La Henriade, une œuvre à succès

Partie 2 : Écriture et publication de l’épopée

Partie 3 : Synopsis de l’œuvre

Partie 4 : L’épopée d’un demi-dieu philosophe

La Henriade, sous l’habit du poème épique, cache un véritable poème philosophique, que Voltaire veut inspiré par la vérité et non pas par une muse héritée de la fable, dont le centre de la gravité est la figure d’Henri de Bourbon, métamorphosé – en conformité avec ce qui deviendra bientôt une obsession des auteurs des Lumières – en véritable (et un peu anachronique) « roi philosophe ».

C’est à la fin du chant I que cette inflexion commence à se faire jour. Le début du poème avait simplement dessiné la silhouette d’un « vertueux Bourbon », soldat courageux et politique lucide, parvenu à rendre sa dignité de roi à un Henri III « endormi sur le trône », prédestiné en somme à prendre sa place, d’autant plus que, du haut des cieux, l’ombre tutélaire de saint Louis veillait paternellement sur lui et que Dieu lui-même, selon les termes de la prophétie du vieillard de Jersey, l’avait élu (I, v. 255-258) :

«  Ce Dieu vous a choisi : sa main, dans les combats,
Au trône des Valois va conduire vos pas.
Déjà sa voix terrible ordonne à la victoire
De préparer pour vous les chemins de la gloire1. »

Mais l’arrivée d’Henri d’Angleterre transforme immédiatement le vaillant voyageur en porte-parole de l’auteur. Voltaire fait l’éloge de la prospérité et de la force du pays, sans craindre de lui prêter un régime politique pondéré qui, à l’époque où se situe l’entrevue avec Élisabeth, n’existait évidemment pas encore (I, v. 313-322) :

« Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,
Les députés du peuple, et les grands, et le roi,
Divisés d’intérêt, réunis par la loi ;
Tous trois membres sacrés de ce corps invincible,
Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible.
Heureux, lorsque le peuple, instruit dans son devoir,
Respecte, autant qu’il doit, le souverain pouvoir !
Plus heureux lorsqu’un roi, doux, juste, et politique,
Respecte, autant qu’il doit, la liberté publique. »

En confondant son propre regard et celui du personnage, le poète fait glisser son texte de la narration épique à la poésie philosophique.

Cette démarche devient évidemment de plus en plus ostensible dans le chant II. En racontant les malheurs de la France déchirée par les guerres de religion, il n’est guère vraisemblable, historiquement, qu’Henri de Bourbon, pour l’heure réformé convaincu, puisse déclarer, en une formule demeurée célèbre, qu’il « ne décide point entre Genève et Rome ». Seul le poète-philosophe peut le faire et réclamer avec véhémence la liberté de conscience en vouant le fanatisme aux gémonies ou en brossant de Catherine de Médicis le portrait le plus noir. Lui seul peut métamorphoser l’assassinat sordide de l’amiral de Coligny en un tableau exemplaire et grandiose, qui semble anticiper sur l’esthétique du spectacle édifiant qui dominera la seconde partie du siècle des Lumières (II, v. 208-220).

« Les meurtriers surpris sont saisis de respect ;
Une force inconnue a suspendu leur rage.
« Compagnons, leur dit-il, achevez votre ouvrage. (…)
Frappez, ne craignez rien ; Coligny vous pardonne ;
Ma vie est peu de chose, et je vous l’abandonne…
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous…
Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux :
L’un, saisi d’épouvante, abandonne ses armes ;
L’autre embrasse ses pieds, qu’il trempe de ses larmes,
Et de ses assassins ce grand homme entouré
Semblait un roi puissant par son peuple adoré. »

Lui seul, en une prétérition d’école, peut accumuler les évocations horribles de la fureur des combattants pour surenchérir encore sur elles en tirant sarcastiquement à boulets rouges sur le fanatisme religieux (II, v. 266-272) :

« Mais ce que l’avenir aura peine à comprendre,
Ce que vous-même encore à peine vous croirez,
Ces monstres furieux, de carnage altérés,
Excités par la voix des prêtres sanguinaires,
Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères ;
Et, le bras tout souillé du sang des innocents,
Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens. »

Bref, la présence auctoriale est vraiment indiscrète, et la voix de Voltaire souvent déclamatoire : Henri narre en poète, analyse en philosophe et – de manière tout à fait anachronique – en historien qui jugerait avec le recule du temps.

C’est particulièrement sensible dans le fastidieux début du chant III, qui s’efforce de raconter les affrontements entre la Ligue et Henri III. Malgré un art consommé du récit, le poète n’est vraiment à son avantage que dans quelques scènes et portraits, comme celui très défavorable du roi lui-même, « vaillant mais faible », et surtout celui d’Henri de Guise, objets d’une réprobation – il est rebelle à son souverain – paradoxalement admirative et présenté comme un démagogue suprêmement habile (III, v. 71-86) :

« Nul ne sut mieux que lui le grand art de séduire ;
Nul sur ses passions n’eut jamais plus d’empire,
Et ne sut mieux cacher, sous des dehors trompeurs,
Des plus vastes desseins les sombres profondeurs.
Altier, impérieux, mais souple et populaire,
Des peuples en public il plaignait la misère,
Détestait des impôts le fardeau rigoureux :
Il savait prévenir la timide indigence ;
Ses bienfaits dans Paris annonçaient sa présence ;
Il se faisait aimer des grands qu’il haïssait,
Terrible et sans retour alors qu’il offensait,
Téméraire en ses vœux, sage en ses artifices,
Brillant par ses vertus, et même par ses vices,
Connaissant le péril, et ne redoutant rien,
Heureux guerrier, grand prince, et mauvais citoyen. »

Force nous est pourtant de constater qu’un tel morceau, qu’on dirait prêt à venir prendre place dans une anthologie, est plus d’un historien qui versifie ou d’un moraliste qu’un poète épique. Bref, le très long entretien, étendu sur deux chants entiers, de la reine Élisabeth et du Béarnais laisse constamment apercevoir que Voltaire est à l’étroit dans le genre qu’il a choisi et n’hésite pas un instant à s’y créer l’espace qui lui permette de philosopher et les personnages et les événements qu’il rapporte, ce qui le conduit souvent à placer au second plan le héros qu’il s’est choisir et, en même temps, à négliger la couleur épique du récit.

Le poète ne peut ne pas s’en être avisé et c’est sans doute la raison pour laquelle il s’efforce, au chant IV, de rétablir l’équilibre en faveur de l’épopée. Le retour d’Henri de Bourbon à Paris, alors que les ligueurs, conduits par d’Aumale, se sont introduits dans le camp de Valois, est une véritable apparition, d’inspiration tout à fait homérique, annoncée par le fidèle Mornay (le Patrocle de l’Achille béarnais) aux Français qu’allaient « déborder » les assaillants (IV, v. 70-78) :

« Henri dans un moment paraît au milieu d’eux,
Brillant comme l’éclair au fort de la tempête :
Il vole aux premiers rangs, il s’avance à leur tête ;
Il combat, on le suit, il change les destins :
La foudre est dans ses yeux, la mort est dans ses mains.
Tous les chefs ranimés autour de lui s’empressent ;
La victoire revient, les ligueurs disparaissent,
Comme aux rayons du jour qui s’avance et qui luit,
S’est dissipé l’éclat des astres de la nuit. »

Rien ne manque ici : le héros, nimbé de » lumière, vif comme l’éclaire, devient enfin l’homme du destin devant lequel tout plie. Le poète risque même à la fin une – assez timide ou trop raisonnable – comparaison épique aux suggestions manichéennes, qui s’efforce de suggérer que le combat est celui des forces du bien contre celles du mal, en somme déjà vaincues. De manière plus audacieuse, il choisit aussi ce moment pour faire intervenir le merveilleux épique, hérité à nouveau de la tradition antique : la Discorde, une divinité allégorique, intervient dans le combat pour sauver d’Aumale, pansant ses blessures et lui inspirant de nouveaux desseins criminels. Elle encourage aussi Mayenne, devenu chef des ligueurs après la mort d’Henri le balafré, et répand ses poisons parmi les combattants et la population entière – IB, v. 157-166) :

« La Discorde aussitôt, plus prompte qu’un éclaire,
Fend d’un vol assuré les campagnes de l’air.
Partout chez les Français le trouble et les alarmes
Présentent à ses yeux des objets pleins de charmes :
Son haleine en cent lieux répand l’aridité ;
Le fruit meurt en naissant, dans son germe infecté ;
Les épis renversés sur la terre languissent ;
Le ciel s’en obscurcit, les astres en pâlissent ;
Et la foudre en éclats, qui gronde sous ses pieds,
Semble annoncer la mort aux peuples effrayés. »

L’effort pour versifier le dictionnaire mythologique est patent… Il peut aujourd’hui nous paraître aussi artificiel que désuet, mais il faisait à l’époque partie intégrante de la haute poésie : Jean-Baptiste Rousseau, par exemple, s’en était fait une spécialité. Voltaire, cependant, non content de faire de l’allégorie fabuleuse la force maléfique qui nourrit les haines et attise les combats, l’utilise pour ouvrir carrière à la longue diatribe contre Rome et la papauté, qui fut évidemment une des raisons qui empêchent son ouvrage de paraître officiellement en France. Au Vatican, sous le pontificat de Sixte Quint, règnent « la trahison, le meurtre et l’empoisonnement » et la Politique – dont le poète n’hésite pas à faire une nouvelle allégorie – l’emporte sur la Religion, les souverains pontifes cherchant à s’insinuer dans le gouvernement de tous les royaumes. Voltaire va faire de la Religion véritable, justement, l’inspiratrice et le soutien du futur Henri IV, qu’elle a élu pour rétablir à leur juste place le pouvoir spirituel et l’autorité spirituelle. En rhéteur consommé, il en versifie une définition qu’il nous faut bien lire comme une esquisse de ce que sera sa pensée future sur le sujet, notamment en ce qui concerne le caractère personnel des choix religieux et la nécessaire séparation du trône et de l’autel (IV, v. 263-276) :

« Loin du faste de Rome, et des pompes mondaines,
Des temples consacrés aux vanités humaines,
Dont l’appareil superbe impose à l’univers,
L’humble religion se cache en des déserts :
Elle y vit avec Dieu dans une paix profonde,
Cependant que son nom, profané dans le monde,
Est le prétexte saint des fureurs des tyrans,
Le bandeau du vulgaire, et le mépris des grands.
Souffrir est son destin, bénir est son partage :
Elle prie en secret pour l’ingrat qui l’outrage ;
Sans ornement, sans art, belle de ses attraits,
Sa modeste beauté se dérobe à jamais
Aux hypocrites yeux de la foule importune
Qui court à ses autels adorer la Fortune. »

Qui donc a dit que la religion était l’opium du peuple ? Toutes les stratégies de sape de l’antéchrist Voltaire sont déjà perceptibles dans ces quelques vers : la critique la plus virulente, justifiée par le regard historique rétrospectif, s’y entrelace avec l’affirmation ostentatoire d’une adhésion sans restriction au principe évangélique du pardon et de l’amour du prochain, qui permettra toujours au philosophe de se prémunir contre le reproche d’irréligion, tout en persuadant son lecteur du contraire.

À cet endroit2, dans La Henriade, la Discorde et la Politique ont choisi le camp des ligueurs, seuls susceptible de permettre à la papauté de sauver sa mainmise sur la monarchie française, même au prix d’une croisade – une révolution, que le poète aura soin, dans ses notes postérieures, de réprouver énergiquement – rassemblant une populace fanatisée et prête au régicide, qui met Paris à feu et à sang et n’hésite pas à s’attaquer au Parlement, ultime rempart de la légalité, tandis qu’Henri de Bourbon – partisan d’une religion fortement individualisée et prudemment réduite à sa dimension morale – s’apprête à incarner l’indépendance de la France vis-à-vis de Rome, la garantissant ainsi des dérives fanatiques qui découlent forcément de la collusion de l’Église et de l’État : on ne peut manquer de constater que la question était encore largement d’actualité, sous la Régence, à l’heure où Voltaire esquissait son texte.

Quoi qu’il en soit, au chant V, même si la narration se poursuit de manière ordonnée, c’est bien le Fanatisme, hissé à son tour au statut d’allégorie, qui devient, encore plus qu’au moment antérieur de l’évocation de la Saint-Barthélemy, le sujet principal et la cible du poète-philosophe. Cet « enfant dénaturé de la Religion », dont Voltaire brosse un portrait extrêmement virulent où l’on entend le souvenir de la Bible se mêler à celui de Lucrèce (il en fait pêle-mêle le responsable des persécutions du christianisme à Rome, du sacrifice d’Iphigénie, de la mort de Charles Ier d’Angleterre, de l’inquisition en Espagne…), prend les traits d’Henri le Balafré pour apparaître en songe à Jacques Clément et le pousser à assassiner Henri III, en annonçant d’un même mouvement la fin tragique du Navarrais. La fiction, légitime par l’épopée, permet surtout de multiplier les traits contre la crédulité, l’esprit de rébellion ou le « faux zèle », comme dans ce commentaire qui s’inscrit en contrepoint de la marche triomphale du moine meurtrier sur le chemin qui le conduit à sa victime (V, v. 297-302) :

« Le fanatique aveugle et le chrétien sincère
Ont porté trop souvent le même caractère :
Ils ont même courage, ils ont mêmes désirs.
Le crime a ses héros ; l’erreur a ses martyrs :
Du vrai zèle et du faux vains juges que nous sommes !
Souvent des scélérats ressemblent aux grands hommes. »

Mais le récit, long et circonstancié, de l’assassinat ne manque assurément pas de couleur épique et, surtout, la scène dans laquelle Valois mourant confie la couronne à son cousin, est un moment intensément pathétique, qui prépare habilement la future conversion du nouveau roi (V, v. 356-366) :

« Vous, Bourbon, combattez, régnez, et vengez-moi.
Je meurs, et je vous laisse, au milieu des orages,
Assis sur un écueil couvert de mes naufrages.
Mon trône vous attend, mon trône vous est dû :
Jouissez de ce bien par vos mains défendu,
Mais songez que la foudre en tout temps l’environne ;
Craignez, en y montrant, ce Dieu qui vous le donne.
Puissiez-vous, détrompé d’un dogme criminel,
Rétablir de vos mains son culte et son autel !
Adieu, régnez heureux ; qu’un plus puissant génie
Du fer des assassins défende votre vie ! »

Sobre testament politique que celui-là : le lieu commun sur la fragilité du trône sert à confier à Henri IV la mission, une fois converti, de rétablir la véritable religion.

Cette mission, le nouveau roi ne peut l’accomplir qu’après bien des épreuves, ce qui est conforme à la tradition épique tout autant qu’à l’histoire, même si Voltaire, dans le chant VI qui constitue le principal ajout, en 1728, au poème original de La Ligue, en prend parfois assez à son aise avec la chronologie, ce qui du reste le conduit à se justifier dans ses notes. C’est ainsi qu’il fait se réunir les états de Paris, tenus quatre ans après la mort d’Henri III, immédiatement après celle-ci. Son objectif, à cet endroit, est probablement de contester « le droit d’élire un maître et de changer l’État », contraire à la tradition monarchique, que s’arrogèrent les ligueurs, aveuglés par « le bandeau de l’erreur ». Mis dans la bouche du courageux parlementaire Pothier, le discours – adressé à Mayenne – destiné à défendre la loi successorale établie, ne manque pas de vigueur. Il contient aussi, de manière fort claire, un éloge d’Henri IV, qui affirme non sans audace que Bourbon a droit à occuper le trône quelle que soit sa religion (VI, v. 96-122) :

« En vain nous prétendons le droit d’élire un maître :
La France a des Bourbons, et Dieu vous a fait naître
Près de l’auguste rang qu’ils doivent occuper,
Pour soutenir leur trône, et non pour l’usurper. (…)
Bourbon n’a point versé le sang de vos frères3,
Le ciel, le juste ciel qui vous chérit tous deux,
Pour vous rendre ennemis vous fit trop vertueux.
Mais j’entends ces noms affreux de relaps, d’hérétique :
Je vois d’un zèle affreux nos prêtres emportés,
Qui, le fer à la main…Malheureux, arrêtez !
Quelle loi, quel exemple, ou plutôt quelle rage
Peut à l’oint du Seigneur arracher votre hommage ?
Le fils de saint Louis, parjure à ses serments,
Vient-il de ses autels briser les fondements ? (…)
Comme un roi, comme un père, il vient vous gouverner ;
Et, plus chrétien que vous, il vient vous pardonner. »

L’éloquence du propos, conforme assurément au statut de l’orateur, laisse cependant entendre la voix du poète-philosophe, qui n’hésite pas, par exemple, à utiliser l’aposiopèse rhétorique pour dramatiser pathétiquement le discours. On notera aussi comment, très habilement, apparaît la périphrase qui légitime le nouveau roi : il s’agit bien entendu de préparer l’apparition, par la grâce du merveilleux épique, de Louis IX lui-même dans le poème, dont nous savons déjà qu’il veille du haut des cieux sur son successeur qui, tandis qu’on s’acharne à lui substituer l’illégitime chef des ligueurs, travaille à conquérir son trône et à « punir les assassins » de Valois. Le héros, à ces instants, a fréquemment une incontestable stature de guerrier épique héritée de l’Antiquité et le poète semble se plaire à imiter les grands modèles, par exemple quand il invoque l’Ange des combats et laisse se dérouler une somptueuse comparaison, vraiment homérique (VI, v. 281-304) :

« Ange, qui conduisiez leur fureur et leur bras,
Ange exterminateur, âme de ces combats,
De quel héros enfin prîtes-vous la querelle ?
Longtemps Bourbon, Mayenne, Essex et son rival,
Assiégeants, assiégés, font un carnage égal ;
Le parti le plus juste eut enfin l’avantage :
Enfin Bourbon l’emporte, il se fait un passage :
Les Ligueurs fatigués ne lui résistent plus ;
Ils quittent les remparts, ils tombent éperdus.
Comme on voit un torrent, du haut des Pyrénées,
Menacer des vallons les nymphes consternées,
Les digues qu’on s’oppose à ses flots orageux
Soutiennent quelque temps son choc impétueux ;
Mais bientôt, renversant sa barrière impuissante,
Il porte au loin le bruit, la mort, et l’épouvante ;
Déracine, en passant, ces chênes orgueilleux
Qui bravaient les hivers, et qui touchaient les cieux ;
Détache les rochers du penchant des montagnes,
Et poursuit les troupeaux fuyant dans les campagnes.
Tel Bourbon descendait à pas précipités
Du haut des murs fumants qu’il avait emportés ;
Tel, d’un fracas foudroyant fondant sur les rebelles,
Il moissonne en courant leurs troupes criminelles. »

De tels vers une suffisent sans doute pas à répondre à ceux qui ne sont pas convaincus du talent poétique de Voltaire : ils témoignent d’abord d’une science parfaite de l’imitation, au sens du classicisme, et d’une stupéfiante habileté rhétorique. On nous permettra pourtant d’y percevoir aussi un sens aigu de la vision descriptive : bien loin de diluer l’effet de la course victorieuse d’Henri IV fondant sur l’ennemi, la comparaison lui donne une force supplémentaire.

Le roi, donc, tel Achille ou Énée, devient un demi-dieu irrésistible, ce qui facilité encore la transition vers la descente – en songe, bien entendu – à ses côtés du « fantôme éclatant » de saint Louis. Ainsi s’incarne la formule employée par Pottier : l’oint du Seigneur va pouvoir ouvrir ses oreilles et son cœur à la leçon que doit lui transmettre « le père des Bourbons », exprimée dès le début du chant VII, après que l’apparition miraculeuse a posé « son diadème » sur le front de son descendant (VII, v. 27-40) :

« Règne, dit-il, triomphe, et sois en tout mon fils ;
Tout l’espoir de ma race en toi seul est remis :
Mais le trône, ô Bourbon ! Ne doit pas te suffire ;
Des présents, de Louis le moindre est son empire.
C’est peut d’être un héros, un conquérant, un roi ;
Si le ciel ne t’éclaire, il n’a rien fait pour toi. (…)
Je vais te découvrir un plus durable empire,
Pour te récompenser, bien moins que pour t’instruire.
Viens, obéis, suis-moi par de nouveaux chemins :
Vole au sein de Dieu même, et remplis tes destins. »

On se s’attardera pas sur la « descente aux enfers » – ici la visite au palais des Destins – qu’effectuent, dans la plus pure tradition épique (c’est surtout Virgile que Voltaire choisit comme guide, mais il n’hésite pas, au passage, à consacrer quelques vers à la découverte récente qu’il a faite en Angleterre de l’attraction newtonienne), les deux rois. Dans la partie de ce qu’il faut bien appeler un épisode où Henri peut contempler les destinées promises à ses successeurs, le poète-philosophe se fait entendre très indiscrètement, qu’il fasse l’éloge de Richelieu, de Mazarin et Colbert, ou qu’il esquisse déjà les grands traits de sa description future du siècle de Louis XIV. Il s’autorise même, ce qui n’a rien d’inconvenant à l’époque mais nous semble aujourd’hui un rien servile, à conclure le morceau par l’éloge du jeune Louis XV et de son précepteur, le « prudent Fleury », par quelques vers à destinations du régent4 et par l’évocation de l’accession des Bourbons au trône d’Espagne, ce qui lui permet d’émettre le vœu que cette nouvelle donne diplomatique soit le prélude à une période de paix.

On retrouve au chant VIII – le contraste est heureusement ménagé – le fracas des batailles, longtemps indécises (et réduites dans La Henriade à une seule, qui est censée être celle d’Ivry). Voltaire se complaît visiblement à les entrecouper d’évocations pathétiques et de scènes héroïques, comme le ferait un peintre d’histoire. Bourbon, quant à lui, fait des prodiges de vertu. Il parvient à vaincre d’Egmont, qui commande les Espagnols venus soutenir Mayenne, il manifeste sa clémence aux ligueurs vaincus, mais il est près de succomber sous l’assaut d’Aumale et seule l’intervention de saint Louis, mué de la sorte en un de ces dieux qui interviennent, dans l’épopée antique, au cœur même des combats, lui permet de résister victorieusement (VIII, v. 351-356) :

« Il est seul contre tous, abandonné du sort,
Accablé par le nombre, entouré de la mort.
Louis, du haut des cieux, dans ce danger terrible,
Donne au héros qu’il aime une force invincible ;
Il est comme un rocher, qui, menaçant les airs,
Rompt la course des vents et repousse les mers. »

Bref, soutenu par une puissance qui le dépasse – celle de la lignée, si l’on veut, qui lui impose un destin -, Henri IV est désormais un héros tellement inébranlable que Voltaire doit avoir recours, une fois encore, pour relancer le récit et produire un obstacle, à l’intervention de la Discorde allégorique, qui décide de jeter le bouillant Béarnais dans les bras de l’Amour pour amollir son courage et obtient à cette fin le concours du fils de Vénus, qui se transporte « aux campagnes d’Ivry ».

On ne s’arrêtera guère sur cet épisode, élégante idylle érotique à laquelle il manque la tension qu’Homère, Virgile ou Le Tasse ont su imprimer aux morceaux que l’auteur de La Henriade choisit pour modèles : égaré dans une forêt enchantée, le roi succombe au charme de la belle Gabrielle, à laquelle l’Amour a inoculé le désir de plaire son souverain, et c’est son fidèle compagnon Mornay qui vient le tirer du sein des plaisirs. Un point mérite cependant d’être souligné : même si ce chant IX de l’épopée de Voltaire peut paraître artificiel, il n’en constitue pas moins une manière habile d’illustrer sans lourdeur un aspect non négligeable du mythe d’Henri IV et fournit au poète l’occasion de quelques beaux vers, tant dans le registre de l’idylle galante que dans celui du moralisme sentencieux. A son roi qui vient de secouer le joug de la passion funeste qui le retenait loin des champs de bataille, Mornay peut répondre (IX, v. 334-338) :

« C’est vous (…) que revois paraître ;
Vous, de la France entière auguste défenseur ;
Vous, vainqueur de vous-même, et roi de votre cœur !
L’Amour à votre gloire ajoute un nouveau lustre :
Qui l’ignore est heureux, qui le dompte est illustre. »

Le dernier chant s’ouvre sur un combat singulier – passage obligé des poèmes épiques depuis Homère -, qui oppose le plus acharné des ligueurs, d’Aumale, et le vaillant Turenne5, auquel Bourbon, comme Achille à Patrocle, a confié son épée. Voltaire traite ce moment, dans lequel interviennent encore les divinités allégoriques maléfiques, dont il a beaucoup fait usage dans son poème, comme un véritable morceau de bravoure, qui mériterait à lui seul une étude détaillée De même, pour enfin terminer le siège de Paris, il retrouve les accents qu’il avait eux pour dépeindre les massacres de la Saint-Barthélémy, alternant tableaux pathétiques, scènes effrayantes et diatribes enflammées contre les prêtres fanatiques, qui encouragent le peuple à endurer les pires maux en le persuadant qu’il meurt en martyr de la foi (X, v. 245-256) :

« Ces prêtres cependant, ces docteurs fanatiques,
Qui, loin de partager les misères publiques,
Bornant à leurs besoins tous leurs soins paternels,
Vivaient dans l’abondance à l’ombre des autels,
Du Dieu qu’ils offensaient attestant la souffrance,
Allaient partout du peuple animer la constance.
Leurs libérales mains ouvraient déjà les cieux ;
Aux autres ils montraient, d’un coup d’œil prophétique,
Le tonnerre allumé sur un prince hérétique,
Paris bientôt sauvé par des secours nombreux,
Et la manne du ciel prête à tomber sur eux. »

La famine terrible finit par émouvoir Henri IV, qui prend le parti de nourrir les assiégés, même dût-il en perdre son diadème.

L’armée des assiégeants s’emploie alors à ravitailler les habitants de la ville et ce geste d’humanité provoque un revirement dans l’attitude populaire (X, v. 369-388) :

« Quel est de ces mourants l’étonnement extrême ! (…)
Sont-ce là, disaient-ils, ces monstres si cruels ?
Est-ce là ce tyran si terrible aux mortels,
Cet ennemi de Dieu, qu’on peint si plein de rage ?
Hélas ! du Dieu vivant c’est la brillante image ;
C’est un roi bienfaisant, le modèle des rois ;
Nous ne méritons pas de vivre sous ces lois.
Il triomphe, il pardonne, il chérit qui l’offense.
Puisse tout notre sang cimenter sa puissance !
Trop dignes du trépas dont il nous a sauvés,
Consacrons-lui ces jours qu’il nous a conservés. »

On perçoit assez bien l’objectif poursuivi par Voltaire : pour amener la conclusion de son poème, qui ne peut faire l’économie de la conversion d’Henri IV, il fait de son héros un parangon des vertus chrétiennes. Le pacte avec son peuple est pour ainsi dire déjà signé : la clémence, la bienfaisance, la charité en sont les éléments essentiels et le retour dans le giron de la religion catholique n’aura plus qu’à le sceller. C’est pas l’intercession merveilleuse, une fois encore, du « père des Bourbons » – saint Louis – que s’opère cette conversion, destinée à achever l’œuvre de réconciliation édifiée par les vertus du Béarnais (X, v. 447-462) :

« Père de l’univers, si tes yeux quelquefois
Honorent d’un regard les peuples et les rois,
Vois le peuple français à son prince rebelle ;
S’il viole tes lois, c’est pour t’être fidèle.
Aveuglé dans son zèle, il te désobéit,
Et pense te venger alors qu’il te trahit.
Vois ce roi triomphant, ce foudre de la guerre,
L’exemple, la terreur, et l’amour de la terre ;
Avec tant de vertus n’as-tu formé son cœur
Que pour l’abandonner aux pièges de l’erreur ?
Faut-il que de tes mains le plus parfait ouvrage
A son Dieu qu’il adore offre un coupable hommage ?
Ah ! si du grand Henri ton culte est ignoré,
Par qui le Roi des rois veut-il être adoré ?
Daigne éclairer ce cœur créé pour te connaître :
Donne à l’Église un fils, donne à la France un maître. »

L’effet de cette belle prière est immédiat : Henri IV « reconnaît l’Église » et ses saints mystères et le « plus juste des princes » peut entrer dans Paris, sous l’œil toujours bienveillant de Saint Louis, « tenant en main l’olive et la paix ».

Conclusion

Finalement, du début à la fin de La Henriade, l’ombre tutélaire de Louis IX n’aura jamais quitté Henri de Navarre, devenue Henri IV : fondateur de la lignée nouvelle des Bourbons à la mort du dernier Valois, le Béarnais est, tout aussi bien, l’héritier authentique de la dynastie commencée avec le fils de Banche de Castille, qui va renaître en lui. Voltaire, si l’on peut dire, en fait un nouveau saint Louis, qui aurait les mêmes vertus de parfait monarque (un roi vaillant et généreux, clément et charitable, religieux et sage, mais surtout un roi père de son peuple) que « le père des Bourbons », mais avec l’esprit philosophique moderne en plus : vision de poète-philosophe, parfois, plutôt que de poète épique. Cela ne va pas sans distorsions, dans le texte, où la voix de l’auteur se substitue à bien des reprises à celles du héros et des personnages pour pourfendre l’hydre dans cesse renaissante du fanatisme ou refaire l’histoire ; où, aussi, le télescopage entre morceau de couleur épique et esquisses de dissertations politiques et philosophiques est d’une rudesse qui excède les limites permises par l’esthétique du contraste alors à la mode.

Mais, globalement, on peut considérer que le contrat épique est plutôt bien rempli par Voltaire : sa Henriade propose au lecteur des années 1720, à l’orée d’un nouveau siècle, l’image fédératrice d’un souverain réconcilié avec son peuple au sein d’une monarchie tolérante et pacifiée. Un programme d’espoir et d’avenir, en somme, appuyé sur l’examen de l’histoire et la construction d’un mythe. Ce qu’on peut bien appeler une épopée.

Jean-Noël Pascal
Professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail


1 Le texte est cité d’après le tome VIII des Œuvres complètes de Voltaire, édition de Louis Moland, Paris, Garnier, 1877-1885. Nous avons numéroté les vers.

2 On remarque que Voltaire, dans cette seconde partie du chant IV, a fait subir à son texte beaucoup de remaniements, introduisant tel ou tel détail historique, édulcorant ou renforçant telle ou telle attaque (contre la Sorbonne – les théologiens de l’Église officielle – notamment, accusée d’avoir relevé les sujets « du serment de fidélité envers le roi ») : ses hésitations témoignent au moins du fait que, à ses yeux, la nature épique du texte n’est pas prioritaire…

3 Henri le Balafré

4 On notera que ce passage a été très largement remanié entre 1723 et 1728 : Voltaire semble avoir beaucoup hésité, notamment en ce qui concerne l’appréciation à porter sur Philippe d’Orléans.

5 Il s’agit d’une fiction de poète : d’Aumale, tué au combat à Saint-Denis, n’affronta jamais Turenne. Voltaire l’indique lui-même en note, dès une édition de 1730.

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