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[CEH] La Henriade de Voltaire, par Jean-Noël Pascal. Partie 1 : Une œuvre à succès

Une épopée à la gloire du fondateur de la lignée des Bourbons : La Henriade de Voltaire

Par Jean-Noël Pascal

À la mémoire de Bernard Bray

Si Voltaire1 n’est plus guère pour que l’auteur — après avoir été longtemps pour nos aînés au temps du radicalisme triomphant celui de la sulfureuse Pucelle et du provocant Dictionnaire philosophique — de Zadig et de Candide, encore assez largement fréquentés dans les classes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, de son vivant même et pour plus d’un demi-siècle après sa mort, il fut essentiellement celui de La Henriade et de très nombreuses tragédies, conformément à une hiérarchie des genres littéraire qui plaçait sans discussion possible la poésie épique et dramatique très au-dessus de toutes les autres sortes de productions littéraires. Malgré des débats parfois vifs parmi les doctes, les dix chants du poème consacré à la gloire d’Henri de Bourbon étaient généralement reconnus comme dignes de figurer dans le catalogue des épopées majeures de la littérature mondiale, à la suite des chefs-d’œuvre d’Homère, Virgile, Du Tasse et Milton.

D’un avis assez unanime, Voltaire le premier avait donné à la France et aux Français, qui n’avaient pas avant lui, comme on sait, « la tête épique », un ouvrage qui correspondît dans ses grandes lignes à la définition du poème épique, telle qu’avaient tenté de la mettre au net les théoriciens du classicisme, à partir de la relecture d’Aristote et — surtout — de ses commentateurs de la Renaissance. En témoigne notamment le fait que les pédagogues se soient rapidement approprié La Henriade, utilisée dès les années 1740 comme support à différents exercices canoniques de cursus scolaire, depuis la version latine — un de ces bons maîtres donna même sa traduction complète (un corrigé, en somme) en 1772 — jusqu’à l’apprentissage des figures de rhétorique qui, dans les collèges du siècle des Lumières, s’appuyait de plus en plus sur un corpus d’exemples tirés de la production contemporaine. On peut estimer sans grand risque de se tromper que le poème avait déjà atteint un statut de chef-d’œuvre alors même que son auteur ne cessait — assez régulièrement dans les années qui suivirent sa genèse et ses premières publications, plus sporadiquement ensuite – de le remanier et que les discussions et les polémiques autour de lui — reprenaient périodiquement vigueur. Quoi qu’il en soit, une soixantaine d’éditions de tous formats, illustrées ou non, avaient paru quand Voltaire mourut, et il n’était pas un collégien qui ne la connût, intégralement ou par extraits.

Parmi les nombreuses explications plausibles du succès spectaculaire de La Henriade au-delà du milieu scolaire, il en est une qui est probablement valide sur près d’un siècle : à l’exception des années les plus noires de la Révolution — où l’on va parfois jusqu’à proposer de supprimer un texte qui fait l’éloge d’un roi —, la figure d’Henri IV, déjà largement mythifiée, jouit d’une faveur publique constante et propose un modèle de monarque populaire toujours exploitable pour réconcilier la France avec ses souverains, que ce soit au début de la régence de Philippe d’Orléans, après la rude fin du règne de Louis XIV, quand Voltaire travaille à son poème, ou à l’heure de l’avènement de Louis XV, accueilli avec enthousiasme après les difficiles dernières années de Louis XIV. Quant au moment de la Restauration, l’on sait quelle force symbolique y revêtit la réérection, décidée en 1816 et devenue effective en 1818, de la statue équestre du Bon roi Henri sur le terre-plein du Pont-Neuf, que chantèrent avec tout l’enthousiasme lyrique et nécessaire de nombreux poètes, au premier rang desquels le jeune Victor Hugo. Dans le ventre creux du cheval de bronze qui porte le souverain, on enferma un exemplaire de prestige de La Henriade, bientôt inscrite par le pourtant peu suspect de sympathies philosophiques Frayssinous sur la liste des ouvrages recommandés aux collégiens… Le poème avait de toute évidence sa place dans la stratégie de réconciliation nationale conduite par Louis XVIII, même s’il se trouva des extrémistes pour s’étonner que l’ouvrage de l’un des philosophes rendus responsables de la chute de l’Ancien régime fût ainsi prôné par celui qui devait en être la suite naturelle, après le malencontreux épisode de la Révolution et de l’Empire : les pédagogues s’empressèrent d’en préparer des éditions classiques et les libraires d’en multiplier les tirages. Les relevés des spécialistes de l’histoire du livre nous apprennent que l’épopée de Voltaire connut, entre 1789 et 1830, autant et plus d ‘éditions que du vivant du poète, dont les Œuvres complètes désormais furent au catalogue de tout éditeur soucieux de réaliser de bonnes affaires. Il est vrai que le passage du livre à l’ère industrielle, qui permit la multiplication de ces séries, se rencontra par un hasard heureux avec un climat social, politique et esthétique qui fit des écrits du grand écrivain des Lumières — et plus encore de sa figure symbolique — un enjeu universel.

On laissera à regret de côté cette question fascinante et complexe pour revenir, après un exposé sommaire de la genèse et de l’histoire de la publication de La Henriade, à l’examen du poème lui-même, pour y mettre en exergue les traits susceptibles de montrer, contre le large consensus critique contemporain qui traite avec dédain un ouvrage considéré comme désuet et ennuyeux, que l’épopée de Voltaire, a sans doute encore quelque chose à nous faire entendre.

À suivre…

Jean-Noël Pascal
Professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail


1 Nous avons pris le parti de ne pas accompagner notre texte d’un lourd appareil de notes : une liste en appendice de l’article permettra au lecteur curieux de consulter à son tour les principaux ouvrages que nous avons consultés.

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