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Du bon goût, par le R. P. Jean-François Thomas

La culture française est en danger, à la fois parce que nous ne la connaissons plus guère et parce qu’elle est attaquée de l’intérieur par ceux qui la méprisent par idéologie ou qui la haïssent parce que la regardant comme contraire à leurs propres mœurs étrangères. Une de ses caractéristiques est le « bon goût ». La France n’est pas née au XVIIe siècle mais sa culture propre — bientôt répandue et copiée dans le monde entier jusqu’en Asie —, trouve son couronnement durant ce Grand Siècle. Et le bon goût apparaît alors comme une référence et un sujet inépuisable de débats. Le Français de cette époque, et du XVIIIe qui en hérite, est reconnu partout comme un homme de goût, ceci dans tous les domaines et pas seulement en ce qui regarde les arts. La discussion est rapidement close si est brandi cet adage fameux, hérité de la scolastique : « Des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer. » (De gustibus et coloribus non est disputandum) Pourtant, ce slogan est utilisé à mauvais escient car le sens premier ne parlait que de ce qui dépend de nos sensations gustatives ou visuelles. Le poète Virgile écrivit : « Trahit sua quemque voluptas » (« Chacun se laisse entraîner par ses goûts ») Voltaire, se penchant sur ce jugement, fut pour une fois bien inspiré : « On dit qu’il ne faut pas disputer des goûts, et on a raison parce que l’on ne peut pas corriger un défaut d’organes, quand il n’est question que du goût sensuel se manifestant par la répugnance pour une certaine nourriture ou de la préférence pour une autre. Il n’en est pas de même dans les arts : comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne et un mauvais goût qui les ignore. Il y a aussi des âmes froides, des esprit faux qu’on ne peut ni réchauffer ni redresser. C’est avec eux qu’il ne faut pas disputer des goûts parce qu’ils n’en ont point. » (Dictionnaire philosophique, article « Goût »)

Dans un premier temps, le bon goût s’impose comme une intuition. Il est facile de le remarquer lorsque certaines personnes ont un don inné pour rassembler harmonieusement des objets ou des vêtements hétéroclites qui trouvent soudain leur ordre grâce à cette capacité de créer des rapports qui mettent en valeur le beau. Ces êtres de goût ne créent rien : ils sont simplement capables d’appréhender ce qui existe, souvent caché et chaotique, pour donner à chaque chose sa juste place. Ainsi le peintre et le sculpteur qui dégagent de sa gangue la beauté par une inspiration obéissant bien sûr à certaines règles de composition, de fabrication. Il semble que la notion de « bon goût », au sens moderne du terme, soit l’œuvre du jésuite espagnol Baltasar Gracian, comme le rapporte Saint-Évremond lorsqu’il se réfère à la façon de parler des Espagnols dans ce domaine. Le passage de l’utilisation du mot « goût » pour exprimer autre chose que le plaisir gustatif est progressif. Guez de Balzac écrira par exemple à Boisrobert : « Je ne scaurais vous le dissimuler, j’ay le même goust pour les vers que pour les melons. » (Lettre 25, 1665)1 Ce n’est pas encore un concept esthétique, seulement un jugement critique, et donc, l’auteur n’essaie pas d’en donner une définition. Ce sont les salons de la fin du Grand Siècle qui vont enfin débattre du « bon goût », comme dans celui de Madame de Gourville, tel que cela est rapporté par Madame de Lafayette dans une missive à Madame de Sévigné où elle signale que la conversation s’était engagée « sur les personnes qui ont le goût au-dessus ou au-dessous de leur esprit » (Correspondance) L’expression remporte alors un franc succès, à tel point que plus personne ne sait de quoi il retourne. Le jésuite René Rapin note que « ce n’est qu’en les connaissant (les Anciens) qu’on parvient à ce goût dont on dispute tant aujourd’hui. » (1695) C’est le chevalier Antoine Gombaud de Méré qui définira le premier ce qu’est le « bon goût » qui consiste « à bien juger de tout ce qui se présente, par je ne sais quel sentiment qui va plus vite, et quelquefois plus droit que les réflexions. » (Quatrième conversation, 1668) Cette distinction est primordiale car le « bon goût » commence par être un sentiment saisissant aussitôt son objet, sans déduction, et amenant à faire un choix, à juger. Le Dictionnaire de l’Académie appliquera d’ailleurs « la finesse du jugement » à l’évaluation du goût, comme aussi La Rochefoucauld écrivant que « le bon goût vient plus du jugement que de l’esprit. » (Maximes, 258) Un autre jésuite fameux, grammairien, le père Bouhours donnera une excellente définition lorsqu’il parle du « goût » comme « une espèce d’instinct de la droite raison. » (La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, 1687) Ainsi le « bon goût », à la fois sentiment et réflexion, devient un instrument indispensable de tout honnête homme, d’où le développement de l’« éducation au goût » durant le siècle des Lumières. Cela aboutira à Emmanuel Kant pour lequel le « goût » est la « faculté de juger » du beau dans sa Critique de la faculté de juger de 1790.

L’époque confond souvent le « bon goût » avec ce qui est à la mode. Stendhal disait déjà : « Le mauvais goût, c’est de confondre la mode, qui ne vit que de changements, avec le beau durable. » (De l’amour) Personne n’échappe à cette dérive, au moins par certains aspects car tout est fait pour modeler les esprits dans ce sens. L’honnête homme n’a plus vraiment sa place dans une société où les seuls critères de jugement sont de suivre le mouvement général, par conformité, par lâcheté ou par bêtise. Nietzsche a souligné aussi ce danger : « Il faut se garder du mauvais goût d’avoir des idées communes avec beaucoup de gens. » (Par-delà le bien et le mal) Notre tendance est de juger le passé comme n’étant pas de « bon goût », puisque censé être dépassé par le progrès. Les enfants regardent souvent leurs pères comme ringards. Le monde actuel est sans pitié pour ceux qui prétendent encore à une école du « bon goût », puisque chacun est censé s’affranchir de toutes les règles d’objectivité et de vérité. Tout étant relatif, plus rien de ne relève du coup du bon ou du mauvais goût. Le beau est la première victime lorsque l’homme désabusé jette sur ce qui l’entoure un regard de soupçon ou de mépris. Reconstruire une France qui possède une âme passe aussi par retrouver le sens du beau et la pratique du « bon goût » dans les différents aspects de la vie ordinaire : loisirs, vêtements, centres d’intérêt, aménagement des lieux publics. Le clergé, horriblement abîmé par les dérives des dernières décennies, devrait lui aussi s’interroger sur les actes de destruction massive de l’héritage liturgique et artistique qui lui est confié, et sur ses choix catastrophiques en matière de goût, notamment lors de la restauration d’édifices religieux prestigieux. Le Malin, qui fut le plus beau des anges, sait combien le mauvais goût peut être le premier pas vers le péché et vers le crime car il affecte l’âme profondément. Le « bon goût » n’est pas l’apanage de l’esthète. Il suffit de considérer les constructions et les productions de nos ancêtres, y compris dans les objets les plus ordinaires, pour se rendre compte à quel point nous avons régressé, nous entourant de laideur dont nous sommes fiers. Ayons le « bon goût » de ne point cultiver la médiocrité qui est l’étendard des temps modernes.

P. Jean-François Thomas, s. j.


1 Voir l’article La notion de « bon goût » au XVIIe siècle : historique et définition, par J. Dens, « Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 1975, 53-3, p. 726-729.

 

Une réflexion sur “Du bon goût, par le R. P. Jean-François Thomas

  • Francis Meyer

    D’une épouvantable actualité, hélas. J’étais récemment en Pologne, Tchéquie, Slovaquie et Autriche (!) et ces pays ruissellent d’influences françaises, mais qu’en est-il à ce jour ? J’ai observé en Autriche et en Hongrie également l’application de lois et un esprit… bien éloignés de la France, qui n’en connaît plus que des bribes !

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