Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

La lassitude de l’âme, par le R. P. Jean-François Thomas

Les cendres s’accumulent dans le monde et de plus en plus de personnes se laissent recouvrir, par lassitude, par dégoût de la vie, par tristesse. Dans sa sainte liturgie l’Église n’écarte pas toute tristesse de nos âmes car cette dernière peut parfois être salutaire, mais le but n’est pas de réveiller alors nos blessures, d’augmenter notre désespoir, mais plutôt de nous secouer de notre état de léthargie intérieure. La tristesse n’est jamais un remède efficace à nos maux et les tourments que nous inflige notre époque sont déjà suffisamment lourds à porter comme cela sans y rajouter une charge supplémentaire. Les promesses éternelles de Dieu à notre égard ne sont pas caduques : « […] J’ai enivré l’âme fatiguée, et j’ai rassasié toute âme qui avait faim. » (Jérémie, XXXI. 25) Cette constance divine en faveur de celui qui se sent sombrer est parfois mal comprise du bénéficiaire lui-même, tel Job s’écriant du fond de sa détresse :

« Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée aux malheureux, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume de l’âme, qui attendent la mort (et elle ne vient pas), comme s’ils déterraient un trésor, et qui se réjouissent extrêmement lorsqu’ils ont trouvé un sépulcre ; à un homme dont la voie est cachée, et que Dieu entoure de ténèbres ? » (Job, III. 20-23)

Bien souvent il semble que l’homme soit plus condamné à la désespérance qu’à la béatitude, comme le rappelle ces mots de Léon Bloy, spécialiste en la matière : « Le Bonheur […] est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. » (Le Désespéré) Parfois l’envie de vivre est aussi sèche qu’une feuille d’automne et le découragement spirituel l’emporte. Baisser les bras ne résout rien, bien entendu. Si notre perte de vitalité était le signe annonciateur d’un sursaut, cela ne serait pas dramatique. Il est bon de temps en temps de se remettre en face des réalités surnaturelles et des fins dernières afin de mordre un peu de poussière et de perdre de notre superbe, comme lorsque saint Ignace de Loyola, dans la première semaine de ses Exercices Spirituels, invite le retraitant à méditer sur l’enfer : « Par le goût, goûter les choses amères, telles que les larmes, la tristesse et le ver de la conscience. » (Cinquième exercice, quatrième point, 69) Ceci n’est qu’une étape à laquelle il ne faut point s’arrêter, au risque d’être définitivement englouti. C’est l’éternel oscillation de notre âme entre la consolation et la désolation, un combat véritable et permanent qui dure jusqu’à notre dernier souffle. Le même saint Ignace, dans ses règles pour le discernement des esprits, précise :

« C’est le propre de Dieu et de ses anges, dans leurs motions, de donner la véritable allégresse et joie spirituelle, en supprimant toute tristesse et trouble que nous inspire l’ennemi. Le propre de ce dernier est de lutter contre cette allégresse et cette consolation spirituelle, en proposant des raisons apparentes, des subtilités et de perpétuels sophismes. » (Première règle, 329)

La lassitude trouve sa source dans ces désolations, œuvres du Malin :

« J’appelle désolation […] par exemple, ténèbres de l’âme, trouble intérieur, motion vers ce qui est bas et terrestre, inquiétude devant les diverses agitations et tentations, qui pousse à perdre confiance, sans espérance, sans amour ; l’âme s’y trouve toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur. » (Règles sur les différentes motions de l’âme, quatrième règle, 317)

La réaction contre cet état mortel est à renouveler chaque jour. Il faut même parfois gentiment ruser avec Dieu — qui n’est pas dupe —, afin d’obtenir une dose supplémentaire d’énergie pour tenir bon. Georges Bernanos avoue à un de ses correspondants : « Je dis souvent que je manque de courage, mais c’est pour faire croire au bon Dieu que ma provision est épuisée, afin qu’il se dépêche de la renouveler. C’est un “truc”. » (Correspondance inédite, t. II, 1934-1948) Il faut affronter avec humour les jours les plus sombres. Facile à dire, impossible à faire ? Certes non, à condition de ne pas prendre un malin plaisir à entretenir ses blessures, à les agacer, à trifouiller tout au fond. Il est frappant de constater que, très souvent, les êtres les plus malmenés dans leur vie sont aussi ceux qui sont les plus réactifs car ils n’ont pas le loisir de gémir en se contemplant avec pitié : ils savent qu’ils doivent lutter pour survivre et ils connaissent et apprécient la moindre nuance de cette existence. Ils sont à l’opposé d’un Baudelaire qui gratte ses plaies sans se lasser et qui ajoute ainsi à l’infection et au dégoût :

« Dans la Thébaïde que mon cerveau s’est faite, semblable aux solitaires agenouillés qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort encore farcie de toutes les mauvaises raisons de la chair périssable et mortelle, je dispute parfois avec des monstres grotesques, des hantises du plein jour, des spectres de la rue, du salon, de l’omnibus. » (Salon de 1859)

Avoir un cœur brisé est la marque de vrais disciples du Christ ; avoir un esprit confus, perdu, désespéré ne l’est point. Il n’est pas interdit, comme l’ont fait tant de prophètes et de saints, d’argumenter pied à pied avec Dieu, d’obtenir de Lui des explications — parfois données, parfois refusées —, ceci sans se larmoyer mais avec l’assurance de celui qui a confiance en son Maître. Le jésuite Gerard Manley Hopkins, âme tourmentée, livre ceci dans un sonnet :

« Oui tu es juste toi, Seigneur, si je dispute / Avec toi ; mais, seigneur, juste est la cause que je plaide. / Pourquoi prospèrent-elles les voies du pécheur ? et pourquoi / Déception devrait-elle tuer tous mes efforts ? / Serais-tu mon ennemi, toi Ô mon ami, / Pire saurais-tu faire, c’est ma question, que de m’abattre, / Et me barrer la route ? […] » (Poèmes, 1876-1889, sonnet 50)

Plainte qui pourrait être acide et corrosive sans la sève d’une foi qui résiste à tous les séismes.

Se tourner vers la contemplation de Notre Seigneur dans son Agonie au Jardin des oliviers est une consolation à nulle autre pareille. L’angoisse vécue par le Christ au seuil de sa Passion est une peur qui entraîne son âme dans une tristesse à en mourir et qui lui fait suer des gouttes de sang (Matthieu, XXVI. 30-46, Marc, XIV. 26-42) Cette attaque aurait pu faire basculer l’œuvre du salut si le Rédempteur avait cédé à une telle tentation, mais la lassitude instillée par Satan ne pouvait pas avoir raison de la perfection humaine et divine du Sauveur. Atteint dans son âme humaine, Il nous montra ainsi la voie du combat contre les épreuves de l’esprit. S’appliquer à prendre Dieu à l’abordage, comme les pirates que nous sommes tous plus ou moins, voilà une condition pour remporter la victoire sur toutes nos désolations passagères. Ces dernières ne peuvent pas, ne doivent pas avoir le dernier mot. Le beau mot du peintre Jean-Georges Cornélius résonne :

« Nous approchons tout lentement de la Passion. La beauté c’est qu’il soit permis d’avoir pitié de celui qui a eu tant pitié de nous et cela est beau parce que la pitié est le grand levier de l’amour. On aime mille fois mieux l’amour qui vient vers nous, épuisé, et les pieds sanglants que les ténors un peu gras et contents d’eux. » (Lettres à une carmélite)

Nous ne pouvons nous réfugier derrière aucune raison qui vaille pour cultiver à l’envi nos petits et grands désagréments.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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