Vie des royalistes

Rien !

   

                                Il est de bon ton de se gausser, à la suite de Michelet et dans les écoles de Jules Ferry, de la célèbre entrée de Louis XVI dans son Journal à la date du 14 juillet 1789 : « Rien ». Une telle notation montre bien, selon le dogme républicain, que ce roi était un incapable, totalement déconnecté de la réalité, uniquement occupé à rafistoler des serrures. Or, chacun sait, s’il est honnête, que ce mot royal ne s’appliquait nullement aux turbulences politiques mais qu’il établissait le résultat du tableau de chasse du monarque. Pourtant, cette expression laconique est bien plus prophétique que toutes les harangues enflammées des Jacobins et les violences des sans-culottes. Certaines banalités apparentes recouvrent la vérité comme le rideau du Saint des Saints. En effet, s’ouvre en ce jour tragique le règne du Rien, cette bête immonde qui n’est point le néant mais le remplissage nauséabond des vides opérés par la raison humaine devenue folle. L’ère du Rien, auquel nous n’avons cessé d’appartenir depuis plus de deux siècles, est inauguré par l mascarade sanglante de la Bastille. Comme l’écrit sobrement et puissamment Léon Bloy dans Le Fils de Louis XVI, « maintenant le siècle va finir. Tout présage qu’il finira dans une apothéose de massacres et d’incendies. C’est à peine s’il aura le temps de pousser un cri et de tomber mort. »

                                   Le Rien, jusqu’alors tapi dans l’ombre et attendant son heure de gloire, déboule en plein jour et il est effrayant car il va commencer à ronger tout un pays, en prenant son temps, en savourant chaque victoire. Il va prendre la place des vertus chrétiennes, de l’esprit chevaleresque, de l’honneur et de la fidélité, en précipitant les êtres tête première dans le marigot des vices et des idées à la mode tellement cultivés durant la Régence et le règne de Louis XV. Le Rien ne rencontre plus aucun obstacle devant lui puisque les philosophes des Lumières ont triomphé des Jésuites quelques décennies plus tôt et qu’ils ont eu le temps de distiller leur poison. Ce Rien, qui bientôt brandira la tête du Roi, celle de la Reine et de tant d’autres victimes et martyrs, est celui qui se vautre aujourd’hui sous nos yeux, dans la république gangrenée et agonisante, atteinte de cette maladie auto-immune. Le Rien finit par dévorer le corps qui l’a produit car il n’éprouve ni reconnaissance ni gratitude pour ceux qui l’ont façonné. Il s’impose car son pouvoir dépasse celui du  bien, du beau et du vrai. Il impose sa dictature, dans la pensée et dans les actes. Le Français ne manque certes pas de courage et de ressources, en de maintes occasions, mais il est déficient lorsqu’il s’agit de s’opposer à l’autorité injuste, alors qu’il n’hésite pas à donner son sang pour d’autres combats, comme le notait Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France.

                                   Le Rien, perçu mystérieusement (miraculeusement?) par Louis XVI, nous enferme dans un perpétuel brouhaha qui nous empêche d’entendre la voix de la Vérité. L’espérance n’est pas morte, même si elle doit camper au milieu des ruines. En 1789, Louis XVI se prépare à affronter une souffrance fulgurante et solitaire, celle d’assister à la chute de ce qui fit la grandeur de la France depuis Clovis. En ces temps, le Rien décapita l’honneur. La plume à la main, Louis XVI, devant son cahier ouvert, entrevit, comme dans une révélation surnaturelle, avec lucidité, que le moi nihiliste l’emportait déjà sur la plénitude patiemment construite au fil des siècles. Ce n’était pas seulement sa vie qui ne tenait plus ainsi qu’à un fil, mais le royaume tout entier qui ne tenait plus qu’à un souffle, souffle qui allait faire vaciller et s’éteindre la flamme allumée tant de générations auparavant. En attendant que soufflât le feu de la Justice réparatrice, -feu que nous attendons encore-, devait se déchaîner le brasier incontrôlable dévoreur d’un monde qui avait signé son propre anéantissement.

                                   Léon Bloy, dans Le Désespéré, fait remarquer qu’ « il n’y a que deux sortes d’immondices : les immondices des bêtes et les immondices des esprits ». Pour un temps influencé lui-même par les idées à la mode circulant à la cour, Louis XVI se repentira d’avoir prêté attention aux sirènes des philosophes de ce siècle des Lumières, découvrant que ce qui brillait comme l’or recouvrait en fait l’ordure la plus repoussante. Lorsqu’il n’était encore que Louis Auguste dauphin, il rédigea des Réflexions sur mes entretiens avec M.le Duc de La Vauguyon, pages dans lesquelles il développe les principes fondateurs de sa future royauté : piété, dévotion, bienfaisance, justice, fermeté, connaissance des hommes… Tout semblait alors si clair, si simple. Les vociférations de la populace haineuse remplacent désormais les décisions les plus sages et les plus vertueuses. Le bien n’a jamais été aimé et jamais ne le sera en ce monde. L’envie, la jalousie, l’ambition, la soif de pouvoir, la corruption des mœurs l’emporteront toujours sur la vertu. Et, malgré tout, à la fin des temps, c’est cette dernière, dans sa fragilité et sa nudité, qui passera en triomphe sous l’arc de la porte étroite, tandis que les hurlements des violents se transformera pour l’éternité en clameur infernale.

                                   Le 5 octobre 1789, à 7 heures du soir, le Roi écrit à son cousin le comte d’Estaing : « Quelle que soit l’audace de mes ennemis, ils ne réussiront pas ; le Français est incapable d’un régicide. C’est en vain qu’on verse l’or à pleines mains, que le crime et l’ambition s’agitent : j’ose croire que ce danger n’est pas aussi pressant que mes amis se le persuadent. La suite me perdrait totalement, et la guerre civile en serait le funeste résultat. Me défendre, il faudrait verser le sang Français : mon cœur ne peut se familiariser avec cette affreuse idée. Agissons avec prudence ; si je succombe, du moins je n’aurai nul reproche à me faire ».Le Roi n’est pas naïf : il est simplement bon face au Rien qui étend son ombre sur le royaume. Il devient grand dans cette solitude plus tenace que celle du désert. Même lorsqu’il écrira au pape Pie VI, le 18 mai 1790, ses alarmes justifiées ne recevront pas de réponse. Demeure-t-il alors le seul juste au milieu d’une génération pleutre et asservie au Malin ? « Très-Saint-Père, Ce n’était pas assez que la discorde promenât ses fureurs dans mon royaume : aux querelles politiques vont se joindre les querelles religieuses. Je ne sais quel esprit infernal veut soumettre la religion aux principes des novateurs, à des idées bizarres, à des réformes singulières. On agite maintenant dans l’Assemblée les questions les plus absurdes : on dirait que les disciples de Jansénius et de Molina sont sur les bancs, et qu’ils se déclarent pour ou contre des opinions ultramontaines. On présente une constitution civile pour le clergé français : elle le rendrait indépendant du Saint-Siège ; elle accorderait l’élection au peuple ; elle renverserait l’antique hiérarchie de l’Eglise gallicane (…) Je ne sais quel pressentiment me pénètre d’effroi ; je vois la religion avilie, ses ministres persécutés, le loup dans la bergerie ». Le cœur des Français se ferme et Rome reste sourd. La Vérité n’est jamais bien servie. Le Rien s’engraisse à chaque époque de ces trahisons, de ces silences, de ces complicités. Le 29 juin 1791, Louis XVI, dans une missive à l’archevêque de Paris, reprend l’exemple de David poursuivi par la haine de son fils Absalon : « Monarque abandonné ! père malheureux ! ce n’est pas la vengeance que David appelle à son aide ; ce n’est pas la foudre du Ciel irrité qu’il sollicite, c’est dans le Roi des rois qu’il met toute sa confiance. Il prie pour un fils ingrat ; il pardonne au monstre qui le poursuit, et qui paraît avoir soif de son sang. Cet acte de l’amour paternel est sublime. Je me fais gloire d’avoir, avec David, la même conformité de sentiments et d’idées ».

                                   Le Rien va triompher et la nuit va tomber sur le monde. Nous attendons toujours l’aurore, celle qui nous est promise et qui ne cessera jamais. Préparons-nous pour le Roi des rois. Il nous comblera par une restauration de toutes choses. Louis XVI a tracé une route qui passe par le martyre. Michelet et ses adeptes peuvent se réjouir : « Il fallait que la royauté fût traînée au jour, exposée devant et derrière, ouverte, et qu’on vît en plein le dedans de l’idole vermoulue, la belle tête dorée, pleine d’insectes et de vers » (Histoire de la Révolution française)  Ces derniers n’ont rien gagné et ont été rejoints par les spectres des abîmes, là d’où s’élèvent pleurs et grincements de dents. Demeure, lumineuse, la figure de Louis XVI traçant à l’encre leur propre condamnation : Rien.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.