Tribunes

Le prix des mots, par le R.-P. Jean-François Thomas

Un des précieux héritages légués par la Grèce antique fut l’amour des mots, de l’harmonie et de la logique qui découlent de leur multiples combinaisons pour exprimer des réalités plus hautes et des essences éternelles. Comme, par la Révélation, nous avons accueilli le Verbe fait chair, cette Parole divine a revêtu chacun de nos mots — utilisés de façon appropriée et pour appréhender, le Bien, la Beauté et la Vérité — d’un caractère quasi sacré. D’où l’immense tristesse générée par la violation et l’abâtardissement des mots créant un chaos qui reflète la décadence plus vaste d’une société, d’une civilisation, d’une religion. Charles Baudelaire, pourtant pourfendeur de bonnes manières et d’idées comme il faut, respectait ce trésor divin : « Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. » (Critique littéraire). La crise de notre âme française et religieuse réside aussi dans l’avilissement des mots, la désinvolture dont ils sont l’objet, le manque de soins et d’amour qui les entoure. Il suffit d’écouter un membre du gouvernement, de lire la plupart des hiérarques de l’Église, d’ouvrir un journal ou une chaîne de télévision, de se trouver au milieu d’une conversation de métro ou de subir une passionnante discussion de son voisin d’autobus avec son téléphone portable, pour recevoir en plein cœur un coup de poignard : le mot n’est plus aimé en notre terre de France, tout simplement parce que le Verbe y est rejeté, méprisé, ignoré.

Certes, le métissage tant vanté par nos élites est un phénomène accélérateur de la dégradation de notre langue et rend bien compliquée une communication ordinaire tant les mots les plus simples sont désormais envolés, remplacés par de hideux agglomérats de diverses origines, mais ces mélanges détonants n’expliquent pas tout car le nœud du problème est bien plus ancien et pervers. Sans doute faut-il remonter à un débat aussi ancien et subtil que celui du nominalisme médiéval de Jean Roscelin qui connut par la suite, jusqu’à nous, une telle fortune. À partir du moment où les concepts sont considérés comme des constructions humaines avec des noms qui ne sont plus que des conventions, les mots sont vidés de leur essence et arrachés de leur origine qui est Dieu. Les conséquences ultimes d’une telle doctrine prendront forme dans l’oubli de l’être, le rejet de l’Être et le nihilisme. Démosthène, Cicéron et Quintillien seraient horrifiés au spectacle des mots mis à terre et vidés de leur substance, comme quoi les païens antiques étaient parfois plus proches du ciel que les hérétiques chrétiens.

Un chrétien qui aime le Verbe ne peut qu’épouser les mots, non point pour séduire et pour briller superficiellement, mais pour protéger leur marque transcendante. Paul Claudel avait cette belle réflexion au sujet de ce que devait être une traduction fidèle : « Traduire, c’est transsubstantier. » (Journal). Voilà une règle dont devrait se souvenir tout prétendant à une traduction d’un texte de la sainte liturgie, sous peine de commettre un sacrilège et de s’octroyer des droits qu’il n’a pas, Rubicond apparemment allégrement franchi par la plupart des aventuriers au petit pied dans ce domaine. Louis-Ferdinand Céline avertit franchement : « On ne se méfie jamais assez des mots. » (Voyage au bout de la nuit). Non point que les mots fussent des ennemis à abattre ou des conspirateurs œuvrant contre ceux qui les utilisent, mais parce qu’ils sont plus riches encore que ce que leur apparence laisse supposer. D’où l’extrême délicatesse avec laquelle nous devrions nous en approcher et en user, toujours en demeurant à leur service et un peu en retrait. Sinon, ils finissent par être prostitués, piqués par les vers, hors d’usage et pourrisseurs tout à la fois. Georges Bernanos a passé toute sa vie à tirer le signal d’alarme à ce sujet. Il a dressé des listes de mots à jamais moribonds mais jetés à la face de chacun par tous et de tous par chacun, à tel point que plus personne ne sait de quoi il parle. Il exprima sa honte et sa furie en présence de l’étourdissement des mots par les mots, de leur boursouflure tragique après la Grande Guerre : « Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main. On traitait communément, je ne dis même pas de héros, mais de saint, l’adjudant rengagé, tué par hasard au créneau. La mort avait perdu son sens sacré. Elle était un impôt voté par les Chambres. La douleur et la mort étaient devenues une sorte de monopole d’État. La patrie divinisée recevait l’encens de tous les cultes – comme si le règne dont l’oraison dominicale implore l’avènement était celui de la Démocratie universelle. » (Essais et écrits de combat, I, Une heure avec Georges Bernanos. Entretien avec Frédéric Lefèvre). Ainsi en était-il, à l’époque, de tout un vocabulaire que les hommes de pouvoir dans l’État et dans l’Église s’approprièrent en fondant sur lui comme une nuée de vautours et en y dépeçant par lambeaux toute la chair originelle : honneur, douleur, sainteté, courage, sacrifice, patrie, mort, démocratie etc, à tel point que les vrais amoureux, non point d’abord de la langue mais de la transcendance, durent remettre à la forge tout ce qui était ainsi sali et profané.

À lire le terrifiant constat de Bernanos, nous sommes renvoyés à la pratique de notre époque, encore plus destructrice, car les mots attaqués en 1919 sont maintenant des matières caoutchouteuses que chacun malaxe à sa guise, sans parler des mots qui ont été définitivement jetés aux oubliettes. Que signifie par exemple les mots « démocratie », « valeurs de la République », « solidarité », « citoyen » à la tribune de nos Chambres ? Tous ces mots sont des coquilles vides à force de trop-plein ; ce sont des prostituées outrageusement peintes et habillées par les oripeaux dont chacun les revêt selon l’opinion et la nécessité du moment. Un abîme s’est creusé entre la « démocratie » selon Platon et celle vociférée par nos pitoyables tribuns ! Nous pouvons noircir des pages avec des listes sans fin de mots qui jonchent notre sol contemporain, comme autant d’exuvies de cigales, carcasses monstrueuses et vidées de toute vie. Un écrivain aussi éloigné de la foi, indifférent et anticlérical que Gustave Flaubert avait dressé ce diagnostic étonnant et approprié : « La littérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu’elle couvre de taffetas pommadés, et elle s’est tant brossée la tête qu’elle en a perdu tous ses cheveux. Il faudrait des Christs de l’Art pour guérir ce lépreux. » (Lettre à Louis Bouillet). Les mots rebelles de la vision bernanosienne ne peuvent être rédimés que par leur origine, à savoir Dieu, mais cette refonte est rendue impossible par le refus de l’homme moderne à considérer que chaque mot est une gemme divine. Léon Bloy utilisait le scalpel là où le pus s’était accumulé depuis si longtemps — et de façon encore plus dense depuis les révolutions : « Le langage moderne a déshonoré, autant qu’il a pu, la simplicité. C’est au point qu’on ne sait même plus ce que c’est. On se représente vaguement une espèce de corridor ou de tunnel entre la stupidité et l’idiotie. » (Le Désespéré). Le couronnement triomphal de ce déshonneur voulu et revendiqué est la langue dite des énarques mais qui est fort bien partagée : les mots ne signifient plus rien de permanent et de stable, ils n’ont plus de sens et peuvent être accolés les uns aux autres, sens et sans dessus dessous, sans que la signification, absente, ne soit affectée. Ce ne sont plus des diamants, ce sont des strass sans valeur, sans épaisseur, sans brillance éternelle. Tout cela n’est pas innocent mais programmé car le but poursuivi, et déjà en grande partie atteint, est bien l’extermination de la pensée, donc de la liberté de l’homme intérieur et de sa recherche de la vérité.

Philippe Muray, autre orfèvre respectueux des mots, s’est fatigué en vain, prêchant dans la cacophonie, à démontrer combien le Bien avait été défiguré et retourné comme la peau du lapin qu’on dépouille avant de le dévorer ;  le Bien, autre mot cassé à coups de marteau : « Le Bien a trimé. Il a bien bossé. D’avance, il stérilise toutes les velléités d’objections, toutes les subversions, toutes les contestations qui pourraient s’élever. » (L’Empire du Bien). Ces mots ne sont pas de simples conventions. Ceux qui veulent le faire croire sont justement ceux qui ont distordu le Bien, le Beau et le Vrai et qui ne ratent aucune occasion pour penser et agir mal, laid et faux. Le catholique a aussi comme mission de sauver les mots. Ce n’est pas un hasard si la langue latine des rituels et de la Messe conserve les mots à l’abri de toute atteinte, de toute déformation. Le Malin parle, lui, toutes les langues, et il se régale de constater à quel point nous sommes négligents envers l’héritage qui vient de Dieu.

P. Jean-François Thomas, s. j.

4 réflexions sur “Le prix des mots, par le R.-P. Jean-François Thomas

  • Pierre de Meuse

    Merci pour votre article, qui touche un point fondamental: celui du vocabulaire. Vous trouverez dans le livre “Du sens” de Renaud Camus, une analyse intéressante sur ce sujet, en marge du Cratyle de Platon.

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    • Jean-François Thomas

      Merci beaucoup. Que Dieu vous garde.

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  • Le sujet que vous évoquez est d’importance dans un contexte d’effondrement civilisationnel qui semble hélas avoir commencé. Le verbe ne porte plus de majuscule et n’a plus rien de sacré. On redescend tout doucement vers le grognement primal en suivant la même courbe descendante de l’intelligence dont certains disent qu’elle régresse. Il suffit de voir les marginaux et autres « zadistes » de nos rues sales et remplies de rats de nos villes pour s’apercevoir que le pithécanthrope peut être l’homme de demain dans leur « nouveau monde ». Autre aspect à ce que vous dites : la disparition de la poésie, s’entend la vraie poésie. Celle qu’on présente comme telle n’est la plupart du temps qu’un charabia incompréhensible et prétentieux. Les grands poètes ont disparu ou du moins leur voix ne résonne plus à l’air libre. Or cette poésie recelait bien souvent une forme de sacré notamment à travers la métrique mais aussi de la grandeur et de la beauté. Cela se trouvait aussi en prose dans la poésie en verset. Lire un bon recueil de vers devant un feu de bois est sans doute une habitude à reprendre en lieu et place de l’écran de télévision où on ne trouve plus guère que de la violence, de la pornographie et de l’imbécillité.

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  • Benoît Legendre

    Lu et approuvé, Ribus !
    Il n’est que d’entendre la triste logorrhée des peoples actuels, sans parler de la monstrueuse et détestable cacophonie haineuse et primitive des rappeurs… Vous avez hélas bien raison, le pithécanthrope est de retour ! L’homo erectus puis habilis, devenu sapiens, se transforme en homo festis festis (qui fête la fête) avant de chuter en homo cretinus…

    N’ayant pas étudié, et c’est là un grand regret, le latin, je vous de m’excuser pour mes termes fantaisistes !

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