Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Espérer sans se lasser, par le R. P. Jean-François Thomas

Si tous les hommes sont aujourd’hui menacés par ce danger, les chrétiens sont encore davantage exposés au risque de faiblir dans l’Espérance. Il faut bien reconnaître que tous les éléments sont rassemblés pour conduire, sinon au désespoir, au moins au découragement : une société malade dans toutes ses structures, un acharnement contre la loi naturelle, une classe politique corrompue ayant perdu le sens du bien commun, un monde en état de déflagration, une Église affaiblie par la faute de sa propre hiérarchie etc. Les occasions ne manquent pas de revêtir le sac et de se couvrir de cendres, de se laisser entourer par les ténèbres et de remâcher l’amertume. Pourtant, le fidèle catholique, et tout homme de bon sens et de bonne volonté, ne peuvent pas sombrer s’ils continuent de regarder bien au-delà de ce que leur vision limitée, leur intelligence réduite leur permettent d’appréhender. La superbe allégorie de Simon Vouet représentant Le Temps vaincu par l’Amour, l’Espérance et la Renommée fut un thème courant et bien connu de l’âge classique où les hommes avaient eux aussi des raisons de se faire du mauvais sang. L’Espérance n’oublie jamais son ancre, symbole de la stabilité dans la tempête. Cet instrument permet de demeurer fixé alors même que le cataclysme semble prêt à tout emporter. Cette Espérance, impassible au sein des courants contraires, est là pour nous redire qu’il existe comme une « ruse » de Dieu et que le Créateur garde dans sa manche la carte qui permettra au jeu de basculer, non point en faveur du méchant mais au profit du juste. Le croyant ne peut remettre en doute, s’il s’accroche vraiment à la foi, que Dieu aura le dernier mot. Cette Parole victorieuse est celle de la Croix et de la Résurrection. Les effets visibles sont lents à s’imposer à nous, puisque le combat se poursuit, mais il n’empêche que tout est en germe, en puissance. Il faut relire sans cesse la parabole du figuier par laquelle le Christ prédit ruine dans un premier temps, et son dernier avènement en gloire dans un second temps : « Apprenez la parabole prise du figuier. Quand ses rameaux sont encore tendres et ses feuilles naissantes, vous savez que l’été est proche. Ainsi vous-mêmes, lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le Christ est proche, à la porte. » (Matthieu, XXIV. 32-33) La description dressée par Notre Seigneur pour introduire cette image est assez terrifiante, et pourtant, la tribulation est réellement le signe annonciateur de la nouvelle Création, ce qui fait dire justement à Leonardo Castellani : « Quand tout s’obscurcit, soyez sûr qu’alors viendra l’aube. Et souvenez-vous de la parole du figuier. » (Le Verbe dans le sang. « La démocasserie libérale »)

Les artistes de l’ancienne chrétienté, qui ne peignaient ou ne sculptaient rien au hasard et qui se protégeaient d’exprimer d’abord leurs propres passions, eurent à cœur de représenter l’Espérance comme une jeune femme souvent vêtue de vert (couleur de l’espérance) et couronnée de fleurs fraîches car ces dernières, éclosant sur l’arbre, sont toujours la promesse de la croissance des fruits. De plus, elle allaite un petit Amour ailé car, comme le rappelle Cesare Ripa au XVIIe siècle dans sa célèbre Iconologie, Charité et Espérance sont intimement liés. Il reprend saint Augustin affirmant « que l’Amour sans l’Espérance ne peut jamais venir à bout de ses désirs. » (Commentaire de la première Épître de saint Jean) Hésiter à se jeter l’Espérance est donc se condamner à ne plus être irrigué par la Charité. Désespérer est, pour saint Thomas d’Aquin, comme une préfiguration de la damnation, car le désespoir est inhérent à la constitution du damné. Pour la béatitude ou pour la damnation, le désir, – de voir Dieu dans le premier cas ; de nier tout chemin vers Lui dans le second cas-, doit être ardent. Le Docteur angélique relève que « ce pour quoi nous n’avons aucun désir ne peut être l’objet ni de notre espérance ni de notre désespoir. » (Somme Théologique, Ia-IIae, q. 40, a. 4, ad. 3) Selon lui, le péché contre l’Espérance n’est pas le plus grave de tous mais certainement le plus dangereux car il remet en question tous les aspects de notre existence dont les actes dépendent de la vertu d’espérance, sinon nous serions incapables de rien accomplir. D’ailleurs saint Jean Chrysostome disait déjà : « Ce n’est pas tant le péché que le désespoir qui nous précipite en enfer. » (Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu, Homélie 86, ch. 4) Le désespoir « referme une porte », comme le dit saint Thomas, puisqu’il nie la possibilité du pardon des péchés. Une telle résistance contre la réalité conduit Pierre Lombard à inscrire le désespoir dans la liste des péchés contre le Saint-Esprit.

L’Espérance n’est pas béate d’admiration devant toutes les activités et les créations humaines. Elle n’est point naïve et ingénue, mais elle dit, -et elle permet d’agir pour atteindre ce but-, que cela se terminera bien pour l’homme, pour le monde, pour nous, pour moi, tandis que le désespoir affirme exactement l’inverse et crée ainsi une paralysie de tout l’être qui conduit à la paresse et au fatalisme. Il est normal et inévitable de passer par des phases de découragement qui lorgne vers le désespoir, sans pour autant courir le risque de s’y installer et de descendre dans les profondeurs. La prise de conscience de la distance abyssale qui nous sépare de l’amour de Dieu à cause de notre péché est aussi ce qui nous permet de nous jeter dans une espérance qui fait alors pencher la balance de l’autre côté car nous réalisons ainsi l’infinité miséricordieuse de la Rédemption. Paschase Radbert, ce théologien et Abbé de Corbie du IXe siècle, écrit joliment : « Il manque au désespoir les pieds pour emprunter le chemin qu’est le Christ. » (De fide, spe et caritate, 2. 4), jouant ainsi sur les mots latins spes et pes. N’oublions pas aussi qu’il existe une autre forme de désespoir, dans laquelle nous tombons bien volontiers, qui est la præsumptio, c’est-à-dire la hardiesse, l’anticipation perverse de l’accomplissement de ce en quoi on espère, comme le rappelle Josef Pieper dans De l’espérance. Dans les deux cas, désespérer est bien descendre en enfer dès à présent, pour reprendre l’expression de saint Isidore de Séville (De summo bono, 2. 14)

Pour échapper à ce piège mortel, il serait bon de cultiver la « crainte du Seigneur », qui n’est pas seulement respect et révérence, mais qui est « crainte filiale » produite par la crainte du péché et du mal, comme le développe saint Thomas d’Aquin (Somme Théologique, IIa-IIae, q. 126, a. 7). Il serait vain de croire que nous pouvons espérer dans ce monde torturé sans recouvrer la crainte de Dieu qui habitait nos pères dans la foi et que nous avons jetée avec l’eau du bain et tout ce qui nous embarrassait. Le psalmiste écrit : « Ceux qui espèrent en l’Éternel sont ceux qui le craignent. » (Psaumes, CXIII. 22) Si nous désirons atteindre les sommets de l’Espérance, et y demeurer malgré les troubles, il est bon d’embrasser la saine crainte du Seigneur, celle qui permet de voler vers les cimes.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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