Les chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Combat et violence, par le R. P. Jean-François Thomas

Une certaine naïveté contemporaine qui se drape dans une attitude vertueuse est de dénoncer la guerre en niant la composante violente de la nature humaine abîmée par le péché originel. L’Église, pendant des siècles, dans sa sagesse et sa prudence, sut être à la fois ferme et réaliste. Cela n’est plus le cas car ses hommes choisissent souvent de reprendre les refrains à la mode, par peur d’être mal considérée, ce qu’elle est d’ailleurs et, bien plus grave, méprisée à cause de sa mollesse et de sa lâcheté. L’homme est un combattant, et cet état fut bien nécessaire alors qu’il était constamment exposé à de multiples dangers. Nous l’avons oublié depuis que nous vivons dans la soie, avec du coton dans les oreilles et des lunettes noires. Dans l’Apocalypse, saint Jean nous révèle les paroles adressées au cinquième Ange, celui de l’Église de Sardes : « Confirma cetera, quæ moritura errant (Conservez les choses qui restent, les choses qui sont sur le point de mourir). » Cela signifie qu’il faut demeurer ancrés dans la Tradition, la renforcer, sachant que, bien sûr, tout périra au dernier jour, mais, en attendant, protéger ce qui reste est vital. Notre devoir est de nous battre jusqu’à notre dernier souffle pour toutes les choses qui sont bonnes, et aucun sacrifice n’est de trop pour ce faire.

Ceci dit, l’invitation n’est pas de laisser libre cours à tous ses instincts mais de réguler la violence grâce à l’exercice des vertus et au travail de la grâce, tout en sachant prendre ses responsabilités lorsque le bien commun est en péril. Il est légitime d’utiliser la force, y compris par les armes, lorsque toutes les autres solutions ont été épuisées face à une situation d’injustice. Il n’est plus de bon ton, depuis quelques décennies, de défendre la théorie de la guerre juste alors que les options imposées en remplacement sont plutôt des cataplasmes sur une jambe de bois, comme le disaient judicieusement nos pères. Il ne suffit pas de répéter comme un mantra « Plus jamais la guerre » pour que l’homme incline soudain la tête et devienne doux comme un agneau. La violence ne peut que s’exprimer d’une façon ou d’une autre. Encore faut-il, au risque de l’impopularité, la canaliser en lui permettant de s’exprimer pour des causes justes et nobles. S’il est tout à fait possible pour une personne en particulier, responsable uniquement de sa propre destinée, de choisir de ne jamais prendre les armes, autant, il est scandaleux d’entendre ceux qui ont charge d’âmes, — pasteurs, pères de famille, chefs d’États etc. —, déclarer qu’il ne faut jamais réagir face à l’agression. Comme tout est devenu relatif, il n’existe plus de hiérarchie dans les causes des événements et dans les moyens à utiliser pour répondre au pire et pour résoudre les tensions humaines. En partant de ce principe suicidaire, il aurait donc fallu que nos pères ne bougeassent pas d’un poil lors des invasions des deux dernières guerres mondiales. La lâcheté est le souvent l’autre nom du pacifisme.

Serions-nous devenus moins chrétiens que les sages antiques qui n’avaient pourtant pas bénéficié de la lumière de la Révélation ? Le mépris envers la doctrine de la guerre juste, y compris parmi les hommes d’Église, repose souvent sur une prétendue origine chrétienne et médiévale de cette théorie. Or il n’en est rien, puisque les philosophes grecs, et plus encore ensuite Cicéron, furent les artisans d’une saine réflexion sur l’usage de la violence. La guerre n’est justifiée qu’en vue de la paix affirme Aristote : « En ces domaines, il est nécessaire de faire le même choix préférentiel que pour les parties de l’âme et leurs activités : que la guerre soit en vue de la paix, le travail en vue du loisir, et ce qui est nécessaire et utile, en vue de ce qui est noble. » (Éthique à Nicomaque, VII, XIV, 13) Mais c’est bien sûr le grand orateur romain de la République qui sera dans ce domaine le maillon fort entre la pensée antique et les Pères de l’Église. Contrairement aux Grecs, il n’exclut pas les Barbares du droit et assimile le ius gentium au ius naturale. Son ius ad bellum respecte ainsi les principes suivants, repris par la suite dans le christianisme : viser une paix juste en faisant la guerre ; ne déclencher la guerre que lorsque touts les autres recours ont été épuisés ; combattre uniquement pour une cause juste, comme répondre à une agression ou venir en aide à un allié politique ; déclarer la guerre selon les normes du droit ; guerroyer de façon digne et sans excès. Durant les trois premiers siècles, si Tertullien défend aux chrétiens de servir sous les armes, Origène corrigera cet interdit en présentant les fidèles comme offrant des sacrifices spirituels, tout comme les prêtres païens. D’ailleurs, de nombreux croyants s’enrôlèrent dans l’armée pour défendre l’Empire contre l’avancée des Barbares. Saint Ambroise de Milan épousera ouvertement la pensée cicéronienne en rédigeant, lui aussi, un De Officiis : « La force qui défend la patrie contre les barbares est tout à fait conforme à la justice de même que celle qui protège des voleurs, des infirmes ou des compagnons. […] Il y a deux manières de pécher contre la justice ; l’une, c’est de commettre un acte injuste ; l’autre, de ne pas défendre une victime contre un injuste agresseur. » (I. 27, 29) Saint Augustin reprendra et développera son maître, lisant aussi les guerres vétérotestamentaires à la lumière de cette doctrine. Cela ne l’empêche pas de dénoncer la monstruosité de la guerre, mais il essaie d’introduire un droit qui lui est propre, sans contradiction avec la perfection chrétienne. Ainsi, au Moyen-Âge, Gratien eut-il le talent de réunir en traité, le Casus 23, tous ces textes lors de la Querelle des Investitures (1075-1122) entre la papauté et le Saint-Empire romain germanique. Cette compilation sera la source utilisée par notamment saint Thomas d’Aquin. Suivront les controverses de la Renaissance qui altérèrent parfois la doctrine de la guerre juste de l’Aquinate, sans pour autant pouvoir la mettre en cause.

Il serait donc dommageable d’abandonner cette théorie simplement parce qu’elle ne serait plus dans l’air du temps, et ce serait également une infidélité flagrante envers le dépôt de la Tradition. Georges Bernanos, pris en tenailles dans les guerres, écrivit aux officiers du Duquesne qui l’avaient invité à bord : « Moi je vous dis que le monde est las des Patries qui mentent comme des chiennes, et des États dont la signature, au bas d’un traité ou d’un billet de banque, ne vaut pas plus qu’un pet de lapin. Nous ne sommes plus ni craints, ni honorés. Ça prouve peut-être que le cynisme, le mensonge et la cruauté ne conviennent pas à nos talents. » (Lettre du 27 octobre 1936, Palma de Mallorca) Sa dénonciation souligne bien que l’absence d’une doctrine de la guerre juste tue à la fois l’honneur et le courage, bafoue le droit et la protection des innocents et des peuples. Il faut relire la lettre brûlante et magnifique de Simone Weil envoyée à l’écrivain lorsqu’elle ouvrit les yeux sur les exactions républicaines en Espagne et lut Les Grands Cimetières sous la lune. Elle décrite 1938 le massacre des prêtres et des phalangistes de quinze ans avec les mots que Bernanos utilisait de son côté pour dénoncer les massacres commis par les défenseurs du catholicisme : « On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins. » Si Bernanos réagit de son côté aussi rudement face aux exactions des chrétiens, c’est parce qu’il demeurait persuadé que l’Église devait être la dépositaire de l’honneur, condition de l’héroïsme respectueux du droit et de l’ennemi. Ces deux grandes figures, éprises de véritable justice, ne rejetèrent jamais le bien-fondé d’une violence légitime mais ils ne la confondirent pas avec le crime et ils ne l’écartèrent point sous le prétexte d’un pacifisme mortel pour les civilisations et pour les peuples.

Combattants spirituels et soldats portant les armes peuvent se rencontrer sous une unique bannière, à condition de partager la même foi guidée par les vertus et par le souci de la justice. Adopter une attitude irénique en renonçant à ce qui peut imposer un équilibre fragile mais effectif entre les hommes ouvre une boîte de Pandore d’où s’échappent alors tous les vieux démons de l’humanité, dont la violence illimitée et sauvage. Nous y sommes.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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