Chretienté/christianophobieCivilisationLes chroniques du père Jean-François Thomas

L’utilité des méchants

Une question lancinante a toujours habité l’esprit des fidèles et des justes : celle de la présence et de la prospérité des méchants sur cette terre. Le temps de la Passion remet chacun en face de cette réalité. Certes, presque tous les hommes sont parfois victimes et parfois bourreaux, mais il existe des âmes pures qui ne font que subir et qui crient vers le ciel en attente d’une réponse. Ces êtres d’exception passent par des épreuves incommensurables qui les poussent vers le haut, à la suite de Job.

Pour les autres, pour nous-mêmes en général, la réalité est en demi-teinte, mais nous traversons des périodes où, soudain, nous sommes accablés et cela trouble bien des êtres. Au deuxième Nocturne du Jeudi Saint, les leçons sont des extraits du traité de saint Augustin sur les Psaumes. L’évêque, commentant le Psaume LIV, trouve les paroles qui consolent, qui encouragent et qui aident à ne pas baisser les bras, à ne pas se réfugier dans l’amertume ou le désespoir. La souffrance du psalmiste vient de ce que celui qui le persécute n’est point son ennemi mais un proche qui se révèle méchant, « […] homme qui vivais avec moi dans un même esprit, mon guide et mon familier, qui partageais avec moi les doux mets de ma table ; nous avons marché dans la maison du Seigneur d’un commun accord. » (Psaumes, LIV. 14-15)

C’est la main de Judas dans le plat partagé par le Christ, et ensuite son baiser trompeur sur le visage du Maître : le plus proche peut se révéler le plus méchant. En tout cas la douleur est encore plus intense lorsque c’est un frère qui poignarde et non point l’opposant le plus naturellement haïssable. Il existe d’ailleurs les « petits » et les « grands » méchants. La seconde catégorie pourrit la vie d’une multitude, notamment lorsqu’ils sont aux commandes de nations, d’entreprises, de communautés humaines. Leurs actions néfastes ne sont pas perçues directement puisqu’elles se faufilent à travers de multiples intermédiaires avant de nous atteindre.

Ce qui nous déstabilise davantage est le groupe des « petits », des amateurs en quelque sorte : le voisin acariâtre, le patron caractériel, le parent insupportable. Pas seulement des personnes difficiles de communication, mais des gens foncièrement méchants, de ceux qui aiment humilier, blesser, rabaisser, qui jouissent de leur pouvoir sur les autres et qui ne ratent aucune occasion pour commettre leurs abus. Une telle race existe et chacun peut croiser tel ou tel spécimen sur son chemin. À chaque fois on y laisse des plumes, un peu d’équilibre intérieur, un pan de sa santé physique, de sa confiance.

L’interrogation qui surgit est le pourquoi. Car de telles attaques sont sans cause apparente, elles sont gratuites, irrationnelles. C’est là que les mots de l’évêque d’Hippone sont précieux. Il nous dit, comme à ses fidèles d’antan : « Ne pensez pas que les méchants soient inutiles en ce monde, et que Dieu ne tire d’eux aucun bien. Il les laisse vivre ou afin qu’ils se corrigent, ou afin qu’ils éprouvent les bons. » (Traité sur les Psaumes) ils participent aussi, de façon bien involontaire, à la sanctification de ceux qu’ils persécutent.

Pensons par exemple aux humiliations, vexations et méchancetés de certaines religieuses envers sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, sainte Marguerite-Marie Alacoque ou sainte Bernadette. Et saint Augustin nous avertit sagement d’un danger qui peut ronger les cœurs : « Puissent donc se convertir et mériter d’être exercés avec nous ceux qui maintenant nous éprouvent ! Mais pendant qu’ils nous éprouvent ainsi, gardons-nous de les haïr, car nous ignorons si le méchant persévérera jusqu’à la fin dans le mal. Il arrive souvent qu’en pensant haïr votre ennemi, c’est votre frère que vous haïssez sans le savoir. Il n’y a que le diable et ses anges que nous sachions, par les saintes Écritures, condamnés aux flammes éternelles. » Ce rappel n’a pas pris une ride car nous avons vite fait de régler leur compte aux méchants et de les juger à la place de Dieu, sans rien attendre de leur capacité à se transformer.

Et puis, en effet, nous courons à chaque condamnation péremptoire de tuer un frère, plus qu’un ennemi. Saint Paul nous a d’ailleurs enseigné que notre lutte n’est pas contre la chair et le sang mais contre les principautés et les puissances, les princes du monde des ténèbres. (Épître aux Éphésiens, VI. 12) Ce monde de ténèbres est composé des impies et des méchants souligne saint Augustin, et il est vrai qu’ils ont plus d’un tour dans leur sac car certains affichent des visages d’anges ou bien se réfugient derrière la charge et le devoir qui sont les leurs. Cela fait penser au savoureux trait de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs : « – Tu es une vache ! gueulait un condamné à mort, s’adressant au bourreau qui se préparait à lui couper les cheveux. – Je ne me fais pas meilleur que je ne suis, répondit d’une voix très douce l’exécuteur. »

En effet tous les méchants ne présentent pas une apparence repoussante, violente et terrifiante. Beaucoup sont doucereux, manipulateurs, rusés. Ils réussissent doublement car ils font le mal avec l’air de ne pas y toucher et trompent leurs victimes qui peinent à ouvrir les yeux sur la réalité qui les écrase. En tout cas, il ne faut pas se faire illusion. Même si nous démasquons parfois les agissements du méchant, nous ne pouvons nous en tenir qu’à ce fait et reconnaître notre impuissance dans la plupart des cas : nous ne pouvons pas supprimer le mal, le mensonge, la méchanceté. Il est possible de limiter les dégâts et de s’en protéger, parfois avec l’aide de la justice humaine imparfaite et décevante, et toujours en trouvant refuge en Dieu : « Les méchants m’attendent pour me faire périr, et moi, je suis attentif à vos enseignements. » (Psaumes, CXVIII. 95) Chacun a le droit de limiter les préjudices dont il est victime, sans pour autant rendre le mal pour le mal, sans adopter les manières de procéder du méchant car cela n’ajouterait que plus de souffrance à la douleur.

Surtout, il est préférable de ne pas accorder trop d’importance aux méchants en ce monde car ils n’attendent que cela, souhaitant hanter le moindre recoin de la vie de leurs proies. Chaque chose doit être à sa juste place et, si utilité il y a des méchants comme le précise saint Augustin, il n’est pas dit qu’ils doivent tout envahir et empoisonner par leur tactique sur tous les fronts. Ils sont comme ces chiens de chasse qui s’accrochent au sanglier ou au cerf pantelants, ils ne veulent pas lâcher ce qu’ils mordent mais ils finissent par s’épuiser et par abandonner, au moins pour un temps.

La défaite complète du méchant se produit lorsque sa victime s’écarte du ressentiment et du désir de vengeance. Cela le perturbe au plus haut point car lui en est incapable. En attendant, beaucoup d’âmes sont brisées, au moins momentanément, car incapables de sortir du piège, trop accablées par les coups subis. Implorons pour échapper à de tels scénarios et, si d’aventure nous sommes pris dans le filet, pour ne pas y laisser notre peau spirituelle.

P. Jean-François Thomas s.j.

Jeudi Saint

17 avril 2025

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