CivilisationLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Le Maître et les maîtres, par le R. P. Jean-François Thomas

Le temps de l’enfance et de l’adolescence est celui où beaucoup se rêvent « maîtres du monde », comme Leonardo DiCaprio dans le rôle de Jack, passager du Titanic, prenant son envol comme figure de proue. La vacuité de cette vanité n’est plus acceptable à l’âge adulte, même si les candidats à ce pouvoir suprême ne manquent pas, toujours sous les apparences du service du bien commun. Les paroles du Christ à cet égard sont claires et sans appel :

« Pour vous, ne veuillez pas être appelés maîtres, car un seul est votre maître, et vous êtes tous frères. Et n’appelez sur la terre personne votre père, car un seul est votre Père, lequel est dans les cieux. Qu’on ne vous appelle point non plus maîtres, parce qu’un seul est votre maître, le Christ. Celui qui est le plus grand parmi vous, sera votre serviteur. Car quiconque s’exaltera, sera humilié, et quiconque s’humiliera, sera exalté. » (Évangile selon saint Matthieu, XXIII. 8-12)

Notre Seigneur ne s’oppose pas ici à la loi divine qui commande de respecter et d’aimer nos pères selon la chair et nos maîtres selon le monde, mais Il rappelle que Dieu est la source de toute paternité et de toute sagesse, que personne, pas même l’homme le plus saint ou le plus intelligent, ne peut nous détourner du véritable Maître et Seigneur. Saint Paul précisera qu’il est possible d’être père ou maître dans l’ordre spirituel, sans pour autant remettre en cause la transcendance et la priorité divines :

« […] Eussiez-vous dix mille maîtres dans le Christ, vous n’avez cependant pas plusieurs pères, puisque c’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés en Jésus-Christ. » (Ière Épître aux Corinthiens, IV. 15)

L’Apôtre n’a pas la prétention de remplacer le Maître, mais il sait qu’il est un instrument avec lequel Dieu travaille pour défricher les âmes. Il ne confond pas les royautés et ne regarde aucun homme comme l’égal de Dieu, à l’exception de Celui qui la terrassé sur le chemin de Damas. Ce sont les prêtres du temple qui n’hésitèrent pas à reconnaître comme roi celui qui les écrasait, lorsqu’ils s’écrièrent devant Pilate :

« Ôtez-le, ôtez-le du monde, crucifiez-le ! Pilate leur demanda : Crucifierai-je votre roi ? Les pontifes répondirent : Nous n’avons de roi que César. » (Évangile selon saint Jean, XIX. 15)

Le Maître est reconnaissable au fait qu’Il est aussi le Serviteur, non point par faux-semblant mais par logique divine, exactement à l’opposé de notre ambition humaine, car qui désire, parmi les êtres humains, n’exercer sa puissance que dans le service ? Le Sauveur, lors de la dernière cène, lavant les pieds de ses Apôtres, leur laisse ce commandement nouveau :

« Vous m’appelez vous-mêmes Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi votre Maître et Seigneur, vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres. » (Évangile selon saint Jean, XIII. 13-14)

Voilà l’exact opposé de cette dialectique du maître et de l’esclave par laquelle Hegel, bien des siècles plus tard, abîmera les rapports humains. Le maître ne travaille pas et ne vit que pour jouir dans l’instant de ce qui est consommable, tandis que l’esclave, obligé au travail, finit par transformer le monde, par se transformer lui-même et par réclamer son autonomie, dans la violence. De tels maîtres sont à fuir, et de tels serviteurs ne s’intéressent qu’à leur propre cause. Tout est affaire de domination, donc l’opposé du modèle légué par le Christ. Lorsque nous dressons sur le piédestal des maîtres humains qui prennent la place de Dieu, nous nous exposons à ce type de relation, perverse et conduisant à notre perte. En revanche, lorsque nous reconnaissons en certaines personnes une autorité — à ne pas confondre avec le pouvoir — qui nous éclaire, nous ne retirons rien à Dieu mais, bien au contraire, nous lions aussitôt ces dons d’exception à l’unique origine divine qui les dépasse tous. Dans ce cas, nulle confusion lorsque nous parlons de maîtres spirituels. Tout homme a besoin de trouver sur son chemin des gardiens de trésors qu’ils transmettent à ceux qui viennent vers eux. La liberté reste sauve et nul abus ne s’immisce dans cette relation car le maître, artisan et porteur d’un savoir, donne l’héritage qui ne lui appartient pas comme un serviteur remet au maître de retour de voyage les talents qui ont fructifié. Les maîtres sont nécessaires à la survie de ce monde, dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel. Bossuet soulignait justement :

« Où il n’y a point de maître, tout le monde est maître ; où tout le monde est maître, tout le monde est esclave. » (La Politique tirée de l’Écriture Sainte)

Notre expérience humaine est riche de ces rencontres avec ceux que nous regardons comme des maîtres. Hommes de sagesse, de créativité, de tradition, de foi qui sont suffisamment talentueux et généreux pour ne pas garder égoïstement pour eux ce qu’ils ont engrangé, qui sont des éducateurs nés, par la parole, l’écrit, par le pinceau, le ciseau ou tout autre moyen, pour faire aimer ce qui les anime, pour dévoiler la lumière de la vérité là où elle se cache. Le maître qui est à l’image du Maître sait demeurer à sa place, à sa juste place. Il demeure toujours l’élève, le disciple d’un autre plus grand que lui et n’a pas la prétention d’être le génie de l’univers. L’humilité est la signature de ses actes, de ses productions, de se créations, y compris les plus extraordinaires. Ernest Hello, parlant de Dieu, notait :

« L’infini attire le néant : humilité. Non content de ce premier abîme, il descend dans un autre précipice, il y trouve le néant pourri : miséricorde, puis il l’attire et le ramène au Principe : gloire. » (Du Néant à Dieu)

Aussi le maître véridique n’a-t-il pas besoin de titre. Il n’est pas appelé « maître », contrairement à ceux qui bénéficient de ces grandeurs d’établissement dont parlait Blaise Pascal : un homme de justice, un académicien etc. Le corbeau est dit « maître » par Jean de La Fontaine, et il trouve plus fort que lui en la personne du renard car l’orgueil le perd. Ceux que nous choisissons comme maîtres car ils nous soutiennent dans notre marche ne se revêtent pas de tels honneurs. Leur autorité s’impose, avec douceur et discrétion, sans renfort de publicité. Ils n’occupent jamais tout l’horizon de notre existence car, sinon, ce serait la marque d’une distorsion et d’une influence malsaine. Ils interviennent lorsqu’il le faut et non point en vous faisant sentir une quelconque pression. Ils ne sont pas là pour prouver une quelconque supériorité. D’ailleurs, ils ne sont pas conscients de leur importance pour ceux qui les regardent comme des repères. Cela les protège de la vanité.

Celui qui doit attirer nos regards et nos efforts est le Maître unique, mais Il se choisit, parmi nos semblables bien des témoins qui sont chargés de passer le relais. À nous de les reconnaître afin de bénéficier de leur exemple. Il faut demeurer vigilant cependant afin de ne point donner notre confiance de façon irréfléchie, sous peine d’être manipulé par des êtres menteurs et indignes. Si nous gardons sous les yeux l’icône du Maître, nul risque de suivre des usurpateurs.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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