Démasquer l’imposture, par le Père J-F. Thomas (sj)
Dans un article de 1947, La France a manqué aux Français, Georges Bernanos rapporte ce qu’un jésuite espagnol confia à un dominicain parisien en 1937 : « Il y a encore chez nous des millions d’Espagnols à supprimer ». Cette distorsion de l’honneur, de l’héroïsme, de la grandeur et de la justice est une création de l’enfer et elle touche les êtres les meilleurs s’ils se laissent emporter par le monde, ceci sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Lutter contre cette imposture fut la grande tâche de cet écrivain de feu qui écrivit aussi, de façon prophétique : « La vocation de la France est de démasquer l’imposture. » (Jamais la France n’a toléré l’imposture, 1942) Précisant aussitôt que les intellectuels catholiques de son temps sont grandement responsables car prisonniers d’une anarchie spirituelle leur évitant de se salir les mains. Une imposture parmi beaucoup d’autres car la liste est longue : l’imposture de l’argent, constante idole du monde ; l’imposture du pouvoir qui se veut toujours l’ami du peuple ; l’imposture des modes passagères qui s’érigent en vérités éternelles ; l’imposture des « valeurs de la République » qui ont retourné les vertus chrétiennes comme des peaux de lapin ; l’imposture de l’art contemporain qui crache au visage de la Beauté ; l’imposture des réseaux sociaux qui remplacent la réalité par le virtuel ; l’imposture des ennemis de toute tradition et de toute stabilité ; l’imposture des hommes de Dieu lorsqu’ils abusent des consciences ; l’imposture de tous ceux qui dupent par de fausses promesses, par des mensonges et des dissimulations ; l’imposture de ceux qui prétendent faire le bien en tuant les innocents avant leur naissance, en éliminant les faibles, en se débarrassant des vieux et des malades, etc. Nous savons bien, par expérience, qu’un chrétien tiède, mou, médiocre dépasse tout ce que ce qui se fait sous le ciel comme tiédeur, mollesse et médiocrité car ces faiblesses ne peuvent être qu’à la mesure de tant de grâces reçues et négligées. La responsabilité du chrétien dans l’avilissement du monde est donc plus importante que celle de tous les autres hommes. Normalement, chacun devrait avoir à cœur de sortir de la banalité et mettre son honneur à échapper au manque de saveur, et pourtant, il n’en est rien en ce monde moderne qui a réussi à annihiler tout désir de dépassement, toute ambition de grandeur, à l’exception de la poursuite du matérialisme et des plaisirs qui y sont associés qui, eux, mobilisent bien des efforts et des énergies. Les médiocres ne cesseront jamais leur offensive car ils ne sont portés que par ce vide qui est haine de l’absolu et de la vérité : telle est leur raison d’être, même s’ils ne se rendent pas compte que leur médiocrité deviendra peu à peu leur calvaire, jusqu’à les dessécher et les frustrer car ils ne peuvent jamais obtenir vraiment ce qu’ils recherchent de tous leurs vœux. Celui qui a charge humaine et qui se laisse emporter par l’imposture de la médiocrité voit sans regret s’éloigner de lui ceux qu’il devrait guider, protéger, nourrir, leur préférant l’accumulation des ruines, ceci jusqu’à son dernier souffle. Il est possédé par la rage de détruire, ou au moins de salir, de mutiler, ce qu’il a reçu en héritage, son mot d’ordre étant qu’après lui, rien de ce qu’il avait reçu ne devait demeurer indemne.
L’imposteur ne fait que suivre son Maître des ténèbres, souvent inconscient d’ailleurs d’être un tel disciple. Il n’est guère différent de l’hypocrite puisque sa tâche essentielle sera toujours de camoufler la réalité et de la remplacer par ses propres inventions. Bernanos, dans Sous le Soleil de Satan, décrit ainsi ce dernier et sinistre personnage : « L’hypocrite est avant tout un malheureux qui convient imprudemment de son attitude envers autrui avant d’avoir eu le courage de se définir soi-même exactement, car il répugne à se voir tel qu’il est. » Hypocrisie et imposture sont les deux faces de la médiocrité qui, sans cela, ne pourrait pas survivre longtemps. L’ennemi est bien entendu toute forme de sainteté car le monde a horreur des saints, n’en déplaise par exemple à tel cardinal belge qui, en octobre 2024, se réjouissait du fait que, désormais, le monde convertit l’Église. Le monde aime encadrer, et les saints sont irréductibles. Si, d’aventure, une âme se surprend à fléchir la nuque sans éprouver de douleur devant Moloch, elle doit aussitôt réagir car elle est en voie de perdition. Le saint est bien dans le monde horizontal, mais comme il concentre en lui les plus hautes facultés humaines, il échappe à la pesanteur exigée par la médiocrité et il devient l’ennemi à abattre, y compris au sein de l’Église comme le prouvent les nombreuses persécutions dont sont victimes ceux qui vivent les vertus de façon héroïque. Le saint est, involontairement, une gifle, un coup de poing assénés à l’imposteur qui ne peut que jalouser ce qu’il est incapable d’atteindre ou d’imiter. Le saint ne plie pas, y compris au sein de la torture et du martyre.
La France fut un terreau de sainteté, ce qui la sauva tant de fois de sombrer entre les mains des imposteurs. Cela suffit, pendant des siècles, à maintenir les plus faibles au-dessus de la mêlée de la médiocrité car portés mystérieusement par le sacrifice de ces êtres d’exception. Bernanos, toujours lui, soulignait cette caractéristique française : « Oui, le geste naturel de ma race devant Dieu, c’est de se lever, de se mettre debout, d’attendre ainsi ses ordres, ce n’est pas de se coucher par terre, en frappant le sol du front, comme on fait ailleurs. Un chrétien français ne devrait se coucher que pour mourir. » (La Chrétienté française, 1940) L’imposteur est un soumis et il invite à la soumission sous le joug de maîtres qui ne servent qu’eux-mêmes et le Malin sournois. Le chrétien a le devoir de faire tomber les masques, dût-il y perdre sa réputation ou sa vie. Le chrétien aime la France et il est aimé par elle car son pays est un être dont le cœur bat. C’est ainsi qu’il accomplit sa mission, sa vocation, qui sont de maintenir dans le monde un humain divinisé par le Christ. Le chrétien français, comme le saint, doit montrer la voie, ouvrir le chemin, débroussailler comme les moines du Moyen-Âge, élaguer, dépierrer. Face aux médiocres qui trônent sur des piédestaux, qui occupent souvent les premiers rangs, qui peuplent les bancs des assemblées et des commissions, qui font croire qu’ils sont des intermédiaires indispensables, il se dresse, impassible, insensible aux modes et aux déguisements. Sa simple présence est une dénonciation de l’imposture. Tant que quelques hommes de cette trempe seront présents au milieu de nous, la France ne mourra pas. Elle a la peau dure et tous ses ennemis s’y casseront les dents.
P. Jean-François Thomas s.j.
7 novembre 2024
Octave de la Toussaint