Les chroniques du père Jean-François ThomasRoyauté

De la royauté selon saint Thomas d’Aquin

Bien des malheurs, dès le XVII ème siècle, provinrent de l’éducation donnée aux dauphins par des maîtres, certes très doués, mais souvent dans une mouvance de libertinage érudit puis ensuite proches des philosophes des dites Lumières, comme par exemple le premier précepteur du futur Louis XIII, Nicolas Vauquelin des Yveteaux. Il aurait été judicieux de se souvenir des sages leçons de saint Thomas d’Aquin qui fréquenta la table de saint Louis et qui, dans ses écrits ne manqua point de réfléchir aussi sur la philosophie politique et sur les priorités que les princes doivent suivre dans leur gouvernement.

Une œuvre relativement peu connue du Docteur angélique est d’ailleurs consacrée à la royauté, ouvrage inachevé, dont la paternité fut discutée, dont le destinataire, roi de Chypre (Hugues II de Lusignan, 1253-1267, ou Hugues II d’Antioche Lusignan, 1267-1284), est sujet à questionnement : De regno ad regem Cypri, (La Royauté au roi de Chypre). Cette étude mérite notre attention, et celle des princes qui seront amenés, dans l’avenir, à retrouver le trône de France et de Navarre, avec la grâce de Dieu. Une nouvelle traduction en a été publiée, après celles du XIX ème siècle, en 2017, chez Vrin, ceci par Delphine Carron. Nos responsables politiques actuels, perdus dans leur corruption et/ou leur incompétence, feraient bien de se pencher sur ce texte qui n’a pas pris une ride et dont le seul souci demeure ce qui est bien négligé désormais, à savoir le bien commun de la cité. Aristote, qui va inspirer saint Thomas et tous les penseurs médiévaux après lui, soulignait dans son Politique : « Il est clair que toutes les communautés visent un certain bien, et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or c’est celle que l’on appelle cité, c’est-à-dire la communauté politique. » (I,1,125a 3-7) Tous les hommes, ou presque, sont bénéficiaires de cette recherche du bonheur pour les citoyens de la cité. Saint Thomas, à la suite du Philosophe, note simplement qu’échappent à cette catégorie les hommes déchus par leur brutalité ou bien ceux qui dépassent le lot commun tels les saints.

Ce petit traité est la seule œuvre intégrale de philosophie politique de saint Thomas. Certains spécialistes ont voulu d’abord découvrir des contradictions qui existeraient entre cet ouvrage et la pensée politique thomasienne disséminée dans ses autres traités. Analyse importante en effet mais qui ne peut remettre en cause la pertinence des développements contenus dans le De regno à propos de deux questions principales : la royauté comme meilleure forme de gouvernement et la relation entre pouvoirs temporel et spirituel. Dans le prologue, saint Thomas parle de l’origine de la royauté et de l’office qui incombe au roi, ceci à partir des Saintes Ecritures, de l’enseignement des philosophes antiques et des exemples historiques. Ce qui diffère de la plupart des autres traités sur un thème identique est que saint Thomas ne se contente pas d’une exhortation à la vertu mais qu’il se penche vraiment sur la nature et le rôle du pouvoir politique. Les deux livres qui compose l’ouvrage étudient tour à tour la théorie du gouvernement royal et, ensuite, la pratique du gouvernement royal.

Dès le départ, saint Thomas écarte la possibilité d’un gouvernement à plusieurs qui serait capable de maintenir l’unité de la paix car les désaccords sont trop profonds. Nous en faisons l’expérience quotidienne avec des systèmes démocratiques très éloignés de la démocratie athénienne. Il note que, même dans la nature, la multitude dérive de l’un, les membres et les organes du corps à partir du cœur, les parties de l’âme à partir de la raison. Les abeilles ne vivent qu’autour de leur reine et toute la nature ne survit qu’à partir de son principe, le Dieu unique et créateur : « C’est pourquoi, si les choses artificielles imitent celles de la nature, et qu’une œuvre d’art est d’autant meilleure qu’elle atteint davantage de similitude avec ce qui est dans la nature, il est nécessaire que, pour la multitude humaine, il soit meilleur d’être dirigé par un seul. » (Livre I, ch.2, 4) Cependant, il ne suffit pas qu’un seul gouverne pour que la cité soit entre de bonnes mains. Saint Thomas repousse avec force la tyrannie, considérant que cette situation serait la pire. Il rejette, à cause de leur imperfection, les gouvernements par la constitution politique ou par l’aristocratie, mais il condamne aussi la tyrannie dont le caractère nuisible provient de l’unité entre les mains d’un homme injuste. La tyrannie est pire que l’oligarchie ou la démocratie : « (…) Un gouvernement devient injuste du fait qu’au mépris du bien commun de la multitude, c’est le bien privé du dirigeant qui est recherché. Par conséquent, plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste. » (Livre I, ch.3, 3) Il poursuit : « Pour les tyrans (…), les bons sont plus suspects que les méchants, et la vertu des autres leur semble toujours un motif de crainte. » (Livre I, ch.3, 6)

                                                                           Un gouvernement peut donc connaître des mélanges, comme d’être à la fois tyrannique et démocratique, tyrannique parce que démocratique, ayant la haine de la vertu. Le roi doit prendre garde de ne pas tomber dans la tyrannie qui le rendrait plus exécrable qu’une démocratie recherchant le bien commun : « Un lion rugissant, un ours affamé, tel est un prince impie sur un peuple pauvre. » (Proverbes de Salomon, XXVIII,15) Voilà pourquoi la dignité royale peut devenir odieuse aux sujets. La vertu du prince doit sans cesse grandir dans le souci du bien commun.  Saint Thomas rappelle cependant que la réponse chrétienne à la tyrannie, -ceci à la lumière des exemples laissés par les martyrs des premiers siècles-, n’est pas de tuer le tyran mais d’accepter avec courage la mort pour le Christ, citant ici la Première Epître de saint Pierre : « Serviteurs, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres, non seulement bons et modérés, mais même fâcheux. Car c’est un mérite, si en vue de Dieu, quelqu’un supporte des peines, souffrant injustement. » (II, 18-19)

                                                                           Un roi vertueux ne doit pas s’attacher à la gloire humaine et aux honneurs mondains, pas plus que tout autre chrétien. Il doit espérer sa récompense de Dieu. Il s’agit de la béatitude qui est « la perfection finale de l’homme et le bien complet que tous les hommes désirent atteindre. » (Livre I, ch. 8, 6) Cela rejoint les développements de saint Augustin sur le même thème dans La Cité de Dieu (V,24). Cette récompense éternelle couronnera le prince vraiment grand dans son humilité terrestre et son souci de tout conformer au Christ. Nul doute que saint Thomas a ici en tête l’exemple de saint Louis : « La grandeur de la vertu royale se manifeste aussi en ce qu’elle porte au plus haut degré la ressemblance avec Dieu, en réalisant dans un royaume ce que Dieu fait dans le monde. » (Livre I, ch.9, 5) A l’inverse, le tyran, à cause de son péché aggravé par la dignité qu’il occupait, sera sévèrement châtié.                                                    Le second livre, inachevé, se penche de façon plus pratique sur ce que le roi doit mettre en œuvre pour le bien de sa cité ou de son royaume. Saint Thomas n’est pas naïf et sait pertinemment que, si la royauté est la meilleure forme de gouvernement dans l’absolu, rares sont les rois totalement vertueux. Meilleur ne signifie pas parfait. Etienne Gilson, dans Le Thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, précise ce point : « Comme toute action, l’action politique s’exerce in particularibus ; elle ne peut donc se proposer que deux choses : éviter la tyrannie sous toutes ses formes, car celle-ci est toujours mauvaise, et, compte tenu des circonstances, rendre le régime aussi semblable que possible à celui que la science politique recommande comme étant absolument le meilleur. » (p.401-402)

                                                                           Il est clair que selon saint Thomas, la politique doit s’exercer de concert avec la morale. Les valeurs humaines rationnelles et éthiques ne sont pas détruites par la Révélation mais elles y sont transformées, purifiées, portées à un degré d’achèvement impossible si elles demeuraient dans leur autonomie. La politique ne peut pas avoir le dernier mot car la recherche de la vérité et de la béatitude doit constamment la guider. Chez saint Thomas d’Aquin, le pouvoir n’est ni privé de toute réalité naturelle, ni séparé de tout lien avec le divin. Le grand roi sera celui qui usera de sa sagesse humaine avec discernement, dans le souci du bien commun et avec la lumière de la Révélation. Tout gouvernement humain, partie de l’ordre naturel, doit être soumis au gouvernement divin de toute la Création dont il dépend et qu’il sert.

 

P.Jean-François Thomas s.j.

Dimanche de Sexagésime

                                                                      16 février 2020

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