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La démocratie totalitaire : l’exemple du « village », par Paul de Lacvivier

 

Nous avons tenté de manifester dans un précédent article à quel point la fusion du religieux et du politique était le lot commun de l’humanité, et que la religion catholique était en cela une exception unique.

Nous avons aussi voulu bien manifester que la « modernisation » était au fond un « paganisation » de la société, et donc un retour à un état pré-chrétien, au vieil homme, avec une agressivité de l’apostat peut-être en plus, mais où rien n’est fondamentalement nouveau.

 

J’aimerais ici faire sentir aux lecteurs à quel point le monde la chrétienté et le monde païen n’ont rien à voir, et que ce ne sont pas que des mots, mais bien une réalité – sur laquelle d’ailleurs j’ai achoppé, et qui a provoqué ma conversion.

 

Pour cela, j’aimerais présenter un contraste.

Le fonctionnement chrétien de cette union du trône et de l’autel, et le fonctionnement païen.

Pour ce faire, je prendrai un exemple simple : celui du village.

 

J’imagine que, comme en France, quand on dit « village » et « vie villageoise », l’expression est positive, et évoque un cadre d’une grande famille, avec son curé à la Don Camillo, et son châtelain.

Certes, comme dans toutes communautés, certaines haines immémoriales pouvaient être féroces, mais tout était bon enfant, et il y avait derrière le corps des villageois, le curé, qui travaillait au salut des âmes et à la croissance dans la charité de ses ouailles.

Le curé, de plus, pouvait souvent faire office de médiateur ou de courroie pour atténuer les conflits : dans le village, il est aussi extérieur au village, du fait de son sacerdoce, du secret de la confession, de son célibat. Tout le monde peut toujours aller voir le prêtre, quoi qu’il est fait. Et le curé pouvait désamorcer par la charité et l’excitation aux vertus chrétiennes de nombreux conflits.

Cela ne suffit pas. Le châtelain, ou le seigneur, bref les nobles, était là pour veiller à faire respecter la justice : car il y a toujours des margoulins et des abus. Le seigneur est un peu le pion de la cour de récréation, et le directeur de l’école qui peut juger les matières graves. Le curé est la maman qui plaide pour ses ouailles, et tente de résoudre le problème avant d’aller voir le seigneur.

Le curé, aussi, pouvait retenir quelque peu la main du Seigneur, qui, c’est normal, aurait pu avoir tendance à charger un peu la balance, sur le coup de la colère.

 

Voilà comment fonctionnait schématiquement un bon village de la chrétienté entre le Ve siècle et les années 1970 en France (avec une impressionnante constance des paroisses et des communes d’un point de vue familiale, administrative et coutumier).

 

Que se passe-t-il en monde païen ?

Nous prendrons un exemple que nous connaissons : celui du village japonais sous l’ère Edo (1600-1868), pour bien faire sentir le contraste. Nous nous basons sur « Du village, les paysans de l’ère moderne » de Kunihiko Mizumoto[1].

 

Pourquoi ? Laissez-moi vous faire part d’une expérience que j’ai eu au Japon : un malentendu profond. Au début, quand je parlais avec les « tradis » japonais (des ultra-nationalistes), je croyais, naïfs, que le monde traditionnel catholique ou pas était foncièrement similaire. Je parlais donc du village comme je l’ai fait plus haut : avec grand renfort de nostalgie et une tristesse que ce monde ait disparu.

Pourtant, mes interlocuteurs japonais restaient muets, dans un silence gêné.

Puis, le temps passant, j’ai réalisé que l’expression « société villageoise ムラ社会» était extrêmement négative, et était utilisé pour désigner une société totalitaire et oppressante dont le japonais contemporain était bien content d’avoir été libéré…

 

Alors j’ai creusé, et voici comment fonctionnait un village sous l’ère Edo.

 

D’abord, pas de « curé ». Personne dans le village n’a le rôle du curé catholique, dans le village et dehors, qui mène ses ouailles au salut. Les « religieux » bouddhistes ou shintos sont mariés, ont des familles et des activités. Ils ne font que diriger des rites sociaux, ou des rites de passage.

Autre particularité : si le seigneur féodal existe nominalement, il est absent et ne se mêle pas des affaires du village – à part pour lever l’impôt, et gare si on ne le paie pas !

La « justice seigneuriale » est ainsi inexistante : tout est fait pour que jamais aucune affaire du village n’aille devant le seigneur. Si cela arrive, la justice est plus qu’expéditive : en général le seigneur ordonne une ordalie (pour bien faire comprendre aux villageois que si on vient l’importuner, l’ordalie décidera…), ou pire punit tout le monde (la responsabilité collective est la base de la « justice » de cette époque ; quand il y a un « crime » -entendez un acte interdit par la loi, car par exemple tuer un intouchable ou un vagabond n’est pas un « crime », puisqu’ils sont des sous-hommes- tout le quartier, tout le village est punit indistinctement).

 

Donc en pratique, le seigneur est absent, et les villageois, sans curé, font tout pour que jamais on vienne se mêler de leurs affaires, car sinon c’est le massacre : ils paient l’impôt, et font en sorte de le payer bon an mal an…

 

La seule ingérence de l’état shogounale, dont le seigneur était en pratique un fonctionnaire, était les édits shogounaux affichés dans le village, et dont la première présente systématiquement et pendant toute la période était l’interdiction des chrétiens et l’ordre de les dénoncer sous peine de mort… L’autre pan était l’obligation d’être enregistré dans un temple, afin que la population soit contrôlée, et assurée qu’elle n’était pas chrétienne.

Après, tant qu’ils payaient l’impôt et ne se rebellait pas, ils faisaient ce qu’ils voulaient !

Soit dit en passant, les seigneurs punissaient souvent de mort le larcin (par exemple environ 67 exécutions sur 122 larcins entre 1661 et 1691 à Nagasaki !). Le pré-capitalisme était pointilleux sur ses sous, mais la vie humaine c’est une autre affaire…

 

La société villageoise était ainsi très démocratique. Un rêve pour nos modernes contemporains. Pas d’autorité ni spirituelle ni temporelle. Et une liberté totale dans le village.

Comment fonctionnait-il ? Comme une cour de récréation avec tous ses abus et ses phénomènes de bouc-émissaire.

 

Le corps des villageois pouvait faire ce qu’il voulait en son sein : vous imaginez tout ce qui pouvait arriver… et comment pouvait être traiter les faibles et les marginaux.

Quand tout allait bien, pas de problème évidemment, à part les vexations et la servitude habituelle mais certainement supportable, mais après…

Une famine, une crise et tout bascule : on vent les filles jeunes à des maquereaux pour « survivre », et ce système légalement reconnu par l’Etat est si vicieux qu’il martèle aux filles vendues qu’elles font leur devoir de piété filiale (en général elles ne survivaient pas au-delà de trente ans…[2]). La stagnation de la population à partir de la fin du XVIIe siècle témoigne d’un « contrôle des naissances » (entendez avortements généralisés).

 

Et le village punissait à discrétion tel ou tel bouc-émissaire. Certes, il existait une certaine hiérarchie, avec un coq de village, mais toujours dépendant de son conseil, et soumis à la pression sociale et au « pas de vagues ».

Les règles coutumières ne se fondaient sur aucun critère moral « objectif », comme la morale catholique, et certaines interdictions pouvaient viser tout un chacun, et même les enfants (par exemple dans des chartes de villages, sorte de « constitution locale » acceptée par toute la population, on pouvait voir une punition sévère si on coupain des herbes de fourage hors de telle période, et même si c’était un enfant).

 

Prenons un exemple concret rapporté dans le livre : un vol relativement conséquent se passe. On cherche un coupable. Pour cela on rassemble les villageois et on procède à une votation qui répond à la question suivante : « qui est le coupable » ?

La personne désignée se voit perquisitionnée, et si on trouve l’objet du larcin, il est durement puni… Vous imaginez à quels phénomènes de lynchage on peut assister… Une vraie société démocratique !

 

Quelles sont les punitions intra-villageoises, acceptées et décidées par « le peuple villageois » ? Le droit de condamner à mort restait une prérogative réservée au seigneur, alors le plus extrême était dans le village l’ostracisme. Une mort sociale : soit l’expulsion du village. Ce qui revenait souvent à une mort tout court : car évidemment le vagabond exclue n’a plus de statut social, il « n’existe plus » officiellement. Il était de plus interdit de voyager sans laisser-passer : donc l’ostraciser peut être tué à merci par n’importe qui, puisqu’il n’existe pas. S’il ne rencontre pas une bonne âme qui le recueille, comme un chien ou un chat abandonné, il n’a qu’à rejoindre une communauté de vagabonds qui vit de brigandage, et souvent pas vieux…

 

Le cran au-dessous était le « 村八分mura hachibunn » soit la condamnation à être ostracisé dans le village : plus personne n’a le droit de vous parler. Vous êtes ignorés et gare à celui qui vous parle, qui interagit avec vous ! C’est la punition des gamins dans la cour qui exclut un de leur membre sans le jeter hors du bahut. Imaginez l’horreur ! Car ici pas de prêtres, pas de curé, pas de seigneur, vous êtes seuls devant le Léviathan villageois…

 

 

Conclusion

Ce petit aperçu aura j’espère refroidi les « neo-païens » d’une part, et d’autre part constitué un véritable avertissement pour tous les catholiques : on peut opérer une révolution mondiale sans que la société s’écroule, en fondant une société démocratique de contrôle de la population de ce type.

L’histoire le prouve.

Et nous avons en plus les technologies de notre siècle, je vous laisse imaginer tous les possibles…

 

Alors oui, revenons à la restauration intégrale de tout dans le Christ !

Sinon vous aurez les païens, les primitifs : vous aurez les modernes apostats !

 

Pour Dieu, pour le Roi !

Paul de Lacvivier

[1] Kunihiko Mizumoto, « Du village, les paysans de l’ère moderne »『村 百姓たちの近世』, Iwanami Shinsho, Tokyo, 2020

[2] Hidemasa Maki, La traite d’être humains (人身売買), Iwanami Shinsho, 1971 (2021).

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