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Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 27 Louis XI : roi prudent et ingénieux

Texte de Bossuet :

Louis XI (An 1461.)

Après la mort de Charles, plusieurs seigneurs du royaume et officiers du parlement de Paris allèrent trouver Louis, en Hainaut, où il était avec le duc de Bourgogne ; il confirma les uns, et remit à décider ce qui regardait les autres, jusqu’à ce qu’il fût à Paris. Ensuite il alla se faire sacrer à Reims, où il fut fait chevalier par le duc de Bourgogne, chose nouvelle et qui n’avait point encore été pratiquée, dit Monstrelet, parce qu’on croyait que les fils de roi naissaient chevaliers. Cependant Charles VII avait été fait aussi chevalier, à son sacre, par le duc d’Alençon.

Le jour de son sacre, le duc de Bourgogne le supplia de pardonner à ceux qu’il soupçonnait d’avoir aigri le roi son père contre lui, ce qu’il promit, à la réserve de sept, qu’il ne nomma point. Ce duc lui fit hommage de toutes les terres qu’il tenait de la couronne, c’est-à-dire du duché de Bourgogne et des comtés de Flandre et d’Artois, en l’assurant de son partait dévouement. Louis alla ensuite à Paris, où il fut accompagné du duc et de Charles, comte de Charolais, son fils.

Il entra dans la conduite de ses affaires avec un esprit de vengeance contre les serviteurs du roi son père, et de mépris pour tout ce qui s’était fait sous son règne. II établit un nouveau conseil, et éloigna les anciens ministres qui savaient le secret et la suite des affaires, par les services desquels Charles avait recouvré et affermi son royaume. Il délivra le duc d’Alençon qui avait si honteusement trahi l’État, sans songer qu’un esprit si pernicieux ne pouvait lui causer que des brouilleries (1463). Le peu de cas que ce prince faisait de tout ce qui avait été réglé dans le règne précédent, fut cause qu’il consentit à casser la pragmatique sanction, que les gens de bien du royaume regardaient cependant comme le fondement de la discipline de l’Église gallicane.

Le Pape Pie II fit de grandes instances auprès du roi pour cette affaire, et se servit du ministère de Jean Géfroy, évêque d’Arras, homme artificieux et intrigant qui, par le succès qu’il eut dans cette entreprise, se fit cardinal et le plus riche bénéficier du royaume. Le roi, plus curieux de faire tout ce qu’il voudrait dans son royaume, que d’en conserver les anciennes lois, fut bien aise, en cette occasion, de ménager la cour de Rome, et de disposer, par ce moyen, des bénéfices de son royaume que le Pape donnait à sa recommandation.

Cependant la pragmatique ne fut pas entièrement abolie, parce que le Pape avait différé l’exécution de ce qu’il avait promis, qui était de tenir un légat en France, pour y donner les bénéfices, sans qu’il fût besoin de porter de l’argent à Rome pour l’expédition. Le roi aussi, de son côté, ne fit point passer au parlement la déclaration qu’il donna : ainsi la pragmatique subsistait encore en quelque façon ; mais à Rome on la tint pour abolie, et en France elle perdit beaucoup de sa force.

Louis, en éloignant ceux qui lui avaient déplu du vivant de Charles VII, parut vouloir témoigner aussi qu’il se souvenait de ses amis. II donna une grosse pension au comte de Charolais, et le fit gouverneur de Normandie, où il ordonna qu’il fût reçu comme sa propre personne. En même temps qu’il traitait si bien le comte, il fut sur le point de se brouiller avec le duc son père. Il avait résolu de défendre dans la Bourgogne de donner du secours à Édouard, parce qu’il soutenait Henri VI, qui avait épousé Marguerite d’Anjou, sa parente (1463). Il voulait aussi établir la gabelle en Bourgogne ; le duc, averti de ces desseins, lui envoya le seigneur de Chimay pour lui en faire ses plaintes. Le roi fut longtemps sans vouloir lui donner audience ; mais enfin Chimay le rencontra dans un passage et lui fit les remontrances de son maître.

Le roi lui demanda si le duc était d’une autre espèce que les autres princes pour ne lui pas obéir ? Chimay, reprenant la parole : « Oui, Sire, pour vous, dit-il, car il vous a soutenu contre le roi votre père, ce que pas un autre n’a fait, ni n’eût osé faire. » Le roi témoignant qu’il était fâché d’une réponse si hardie, Chimay repartit que, s’il l’avait oubliée, il serait revenu de cinquante lieues pour la lui faire, et rappeler en sa mémoire ses anciens amis, qu’il semblait avoir oubliés.

En ce temps, Marguerite, reine d’Angleterre, travaillait à mener du secours au roi Henri son mari, qui s’était échappé de sa prison et avait été reçu en Écosse. Louis donna à cette princesse deux mille hommes d’armes, commandés par Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne, qui avait le principal crédit auprès du roi Charles. On dit qu’il lui avait donné cet emploi pour le faire périr ; cependant il fit d’assez grands progrès ; mais le secours qui devait venir d’Écosse ayant manqué, la reine fut obligée de se sauver avec Édouard son fils et la Varenne. Comme ils s’étaient égarés dans une grande forêt, ils furent pris par des voleurs qui pillèrent tout ce qu’ils avaient. Ils étaient même prêts à les tuer, sans la querelle qui survint entre eux pour le partage du butin ; cela donna lieu à la reine de s’échapper de leurs mains et de se cacher dans le fond de la forêt, ou, ne sachant comment emmener son fils, elle dit fort résolument à un voleur qu’elle trouva à l’écart : « Tiens, porte et sauve le fils de ton roi, » ce qu’il fit sans difficulté. Ensuite elle aborda dans les terres du duc de Bourgogne, qui la reçut avec respect, lui donna deux mille écus, et la fit conduire auprès du roi René sou père. Pour Henri, l’impatience l’ayant fait sortir d’un château où il s’était caché quelque temps, il fut pris, et de nouveau renfermé dans la tour de Londres.

Cependant Louis songeait à retirer les places de la rivière de Somme, et les autres qui étaient engagées à Philippe pour quatre cent mille écus d’or par le traité d’Arras ; pour cela, il faisait le plus d’épargnes qu’il pouvait, et se retranchait toutes choses, excepté la dépense de la chasse, qu’il aimait avec passion. Il était vêtu fort simplement, et aimait à voir tout le monde vêtu de même. Il emprunta de l’argent de tous côtés pour faire cet important rachat, et après avoir trouvé la somme dont il avait besoin, il se rendit à Hédin, où Philippe le reçut avec le respect qu’il lui devait et lui rendit de bonne foi toutes les places.

Pendant qu’on travaillait à ce traité, Louis avait fait un voyage vers les frontières d’Espagne, pour terminer la guerre qui s’était élevée entre les rois de Castille et d’Aragon, au sujet de la Navarre. Le roi d’Aragon, qui avait besoin d’argent, engagea alors à Louis XI, les comtés de Roussillon et de Cerdagne, pour la somme de trois cent soixante mille écus d’or, à faculté de rachat ; et Louis, étant arrivé à Bayonne, fut choisi pour arbitre des différends des deux rois ; mais son jugement ne fut agréable ni à l’un ni à l’autre.

La conférence qu’il eut ensuite sur les bords de la rivière de Bidassoa, avec Henri IV, roi de Castille, ne fit que donner naissance à la haine et à la jalousie des deux nations française et espagnole, si étroitement unies jusqu’à ce temps. La pompe et la magnificence des Castillans excita la jalousie des Français, et la simplicité de ceux-ci n’inspira que du mépris aux Castillans. Car Louis, qui, selon Comines, « se mettait si mal que pis ne pouvait, » et qui ne sentait pas assez combien l’éclat extérieur dans les jours de cérémonie rehausse la grandeur des princes aux yeux de la multitude, semblait encore avoir affecté ce jour-là plus de simplicité qu’à son ordinaire.

(1463) Le roi de Castille passa la rivière de Bidassoa, qui séparait les deux royaumes, et vint trouver le roi Louis au château d’Urtubie, sur les terres de France. Les Castillans, qui avaient étalé ce jour-là toute leur magnificence ne purent s’empêcher de témoigner leur surprise de trouver Louis et toute sa cour dans une simplicité qui les révolta. Car le roi était vêtu d’un méchant habit court, ce qui était décent alors, et avait un chapeau qui n’était remarquable que par une Notre-Dame de plomb qui y était attachée. Mais si Henri et ses courtisans furent choqués du peu de splendeur qui accompagnait le roi de France, celui-ci ne le fut pas moins de la mine basse et du peu de génie de Henri, dont il s’aperçut bientôt, dans le peu de temps qu’ils conversèrent ensemble. Ainsi les deux rois se séparèrent l’un de l’autre avec un égal mécontentement.

Le comte de Charolais fut très fâché du rachat des villes de Picardie, et s’en prit à Croy qui avait, disait-il, donné un si mauvais conseil à son père. Il se servit de ce prétexte pour l’éloigner de la cour, au grand déplaisir du duc, qui ne pouvait souffrir que son fils entreprît de lui faire la loi ; mais étant vieux et caduc, il fut contraint de céder. Le roi eut avis que Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, avait traité contre lui avec le duc de Bretagne et quelques autres princes, avec lesquels on soupçonnait que le comte de Charolais s’entendait. Sur cela le comte de Saint-Pol fut ajourné au parlement où il ne comparut qu’au troisième défaut, après avoir ménagé sa paix avec le roi, sans jamais vouloir lui promettre d’abandonner les intérêts du comte de Charolais.

Une affaire plus importante brouilla tout à fait ce comte avec le roi. Le bâtard de Rubempré, étant débarqué en Hollande avec quarante ou cinquante hommes, gens déterminés, fut arrêté par Olivier de la Marche, gentilhomme du comte de Charolais, qui était alors dans ce pays. On disait que Rubempré avait des ordres secrets pour mener le comte au roi mort ou vif. Le roi envoya Morvilier, chancelier de France, au duc de Bourgogne, pour lui redemander le bâtard et l’obliger à livrer la Marche, qui avait répandu des bruits préjudiciables à son honneur.

Le duc répondit assez fièrement que la Marche était du comté de Bourgogne, qui ne relevait pas du roi, et que le bâtard avait été arrêté dans la Hollande, qui n’était pas moins indépendante.

Le comte de Charolais ayant voulu parler, Morvilier lui dit que ce n’était pas à lui qu’il avait affaire et qu’il était envoyé pour demander justice du manque de respect dont il était coupable envers le roi. Le comte demanda au duc, son père, la permission de se justifier, et l’ayant obtenue, il parla longuement, un genou en terre, fort judicieusement et sans passion, ce qui plut fort au duc.

Morvilier étant prêt à se retirer, le comte lui dit avec fierté que le roi lui avait bien fait laver la tête, mais qu’il s’en repentirait avant qu’il fût un an, et qu’il voulait bien l’en avertir. On vit bien en cette occasion que l’aigreur serait irréconciliable entre les deux princes, et qu’elle ne finirait que par la mort de l’un ou de l’autre. Ou croyait cependant que le caractère doux et modéré du duc de Bourgogne réprimerait, tant qu’il voudrait, l’impétuosité de son fils.

François, duc de Bretagne, était très lié alors avec le comte de Charolais, ce qui déplaisait infiniment au roi, qui résolut de l’en faire repentir et de chercher une occasion d’attaquer la Bretagne. Il se plaignait que ce duc, dans ses lettres s’intitulait : « Duc, par la grâce de Dieu. » Le roi regarda ces termes, qui semblaient exclure toute dépendance excepté de Dieu, comme une innovation préjudiciable à son endroit de souveraineté sur la Bretagne, et dont il n’avait été permis de se servir à aucun duc ou comte feudataire de la couronne de France.

En effet, Charles VII, son père, avait défendu, en 1442, au comte d’Armagnac, de se dire comte d’Armagnac par la grâce de Dieu; et si le duc de Bourgogne, pendant les troubles du royaume, avait employé la même formule, il avait obtenu pour cela en 1449, le consentement du même roi pour continuer de le faire, et avait déclaré qu’il ne prétendait pas, par-là, donner aucune atteinte à la souveraineté que nos rois avaient sur le duché de Bourgogne et sur ses autres Etats mouvant de la couronne de France.

Le roi étant donc allé à Tours, où les seigneurs étaient assemblés par son ordre, il leur proposa les justes sujets de plainte contre le duc de Bretagne, qu’il accusa d’avoir conspiré contre l’État, et les obligea à le suivre dans la guerre qu’il entreprenait contre lui : mais le duc avait pris ses sûretés ; il s’était ligué avec le comte de Charolais et le duc de Bourbon. Cette ligue, appelée « la ligue du bien public, » parce que les princes ligués publièrent d’abord un manifeste, par lequel ils déclaraient, selon la coutume ordinaire des rebelles, qu’ils ne prenaient les armes que pour le bien de l’État et le service du roi, dans le dessein d’éloigner d’auprès de lui ceux qui lui donnaient de mauvais conseils; à cela ils ajoutaient cette plainte si commune en ces occasions, que la noblesse était opprimée, les peuples ruinés par de nouveaux impôts, et enfin tout le royaume accablé.

(1465) En effet la France était pleine de mécontents, à cause que le roi innovait beaucoup de choses contre les coutumes anciennes, et faisait des actions extraordinaires ; et même, ce qu’il avait ordonné sur la pragmatique si chérie par le clergé, par les parlements et les universités, n’avait pas peu contribué à lui aliéner les esprits. Il se fit une secrète négociation, par laquelle les ligués attirèrent dans leur parti Charles, duc de Berri, frère du roi, qui, outre qu’il était jeune et facile à persuader, à cause de la légèreté de son esprit, était encore mal satisfait du petit apanage qu’il avait, et du mauvais traitement qu’il prétendait recevoir du roi son frère.

Dans ces dispositions, la cour se trouvant à Poitiers, il s’échappa sous prétexte d’aller à la chasse, et se retira chez le duc de Bretagne. Plusieurs seigneurs accoururent pour se joindre à lui, principalement les vieux serviteurs du roi son père, que Louis avait maltraités, c’est-à-dire les plus accrédités du royaume et les plus versés dans les affaires. Il fut fort étonné quand il apprit cette nouvelle, et commença à sentir le tort qu’il avait d’avoir écouté sa colère, qui lui avait fait perdre tant de braves gens, que leurs longs services sous le roi son père lui devaient faire considérer. Il songea d’abord à Paris, où il envoya des personnes affidées, et entre autres, Jean de la Balue, nommé évoque d’Évreux, qui avait beaucoup de pouvoir sur son esprit. Mais voyant que parmi les princes rebelles, le duc de Bourbon était tout ensemble le plus malicieux et le plus faible, il résolut d’entrer dans ses terres pour le faire servir d’exemple et jeter la terreur dans tout le parti.

Après avoir ravagé le Bourbonnais, il vint assiéger le duc dans Riom, place de la basse Auvergne, où il était avec plusieurs autres princes. Alors on lui rapporta que le comte de Charolais se préparait à entrer dans ses terres. Il avait trouvé moyen d’attirer le duc son père dans le parti ; et sans qu’il entrât dans le fond de l’affaire, ni se doutât qu’elle dût aller aux dernières extrémités, il ne laissa pas de dire à son fils qu’il allât hardiment, et qu’il ne demeurerait pas, faute de cent mille hommes.

Le comte, plein de confiance, marchait droit à Paris, se disant lieutenant du duc de Berri, et publiant partout qu’il ôterait les impôts ; lui et les siens ne parlaient que du bien public, qui était le prétexte de leur ligue, appelée pour cette raison, comme je l’ai dit, « la ligue du bien public. » Le roi n’avait garde d’abandonner la capitale du royaume, dont l’exemple aurait entraîné les autres villes. Ainsi, il reçut à composition le duc de Bourbon et les autres princes, sous promesse qu’ils ne serviraient jamais contre lui, et marcha sans retardement contre le comte.

Il alla d’abord à Paris pour y mettre l’ordre nécessaire. Le comte de Saint-Pol, qui commandait l’avant-garde du comte de Charolais, avait paru en bataille auprès de cette ville pour intimider les esprits. Louis, après avoir ordonné à Paris ce qu’il trouva bon, alla au-devant de l’ennemi, résolu de ne point combattre, parce qu’il était le plus faible ; mais les deux armées s’étant rencontrées à Montlhéri, Brezey, sénéchal de Normandie, qui commandait l’avant garde, engagea le combat, sans se soucier de la défense du roi, et paya par sa mort la peine de sa témérité.

La gendarmerie du comte de Charolais voulut combattre, à la manière des Anglais, et mit pied à terre. Elle ne réussit pas de cette manière, et remonta à cheval ; mais ayant perdu du temps, elle fut repoussée et retomba sur les archers qu’elle mit en désordre. D’un autre côté, les Bourguignons chargèrent en flanc les troupes de Louis, qui attaquaient l’artillerie, et en tuèrent beaucoup. On fuyait des deux côtés avec une vitesse incroyable, et on peut dire que ce qui parut le plus de part et d’autre, dans cette bataille, ce fut la terreur.

Les deux princes combattirent fort vigoureusement. Le roi était partout, soutenant et encourageant les siens ; le comte fut blessé de plusieurs coups, pris et dégagé. L’effroi fut si grand dans son armée qu’on eût pu très aisément la défaire ; mais il n’y avait personne pour l’attaquer. Toute la perte des deux côtés fut environ de trois mille hommes.

Le roi perdit plus de cavalerie, c’est-à-dire plus de noblesse que de soldats, et au contraire le comte plus de soldats que de noblesse. Les princes demeurèrent sur le champ de bataille tâchant de rallier leurs gens. Beaucoup de ceux du parti du comte étaient d’avis de recommencer le combat ; le comte de Saint-Pol était d’un sentiment contraire, ne trouvant point d’apparence de hasarder l’armée entre le roi et les Parisiens, qui pourraient venir eu très-peu de temps.

Comme on était en ce doute, on apprit que le roi s’était retiré à Corbeil, ce qui répandit beaucoup de joie dans cette armée ; et tel qui mourait de peur auparavant, commença à crier plus haut que tous les autres qu’il fallait donner. Le comte voyant que le roi s’était retiré publia que la victoire était à lui, et dès ce temps toutes ses inclinations furent changées. Il commença à aimer la guerre qu’il n’aimait guère auparavant ; il se crut le plus grand capitaine de l’univers ; il n’écouta plus de conseil que par manière d’acquit, et ne suivait que son propre sens.

Cette pensée fut la cause de sa ruine ; ce qui arrive souvent à ceux qui ont si bonne opinion d’eux-mêmes. Le comte entra dans Montlhéri, et y vécut avec beaucoup d’ordre, pour ne point irriter les peuples. Cependant les princes abordaient de toutes parts, entre autres le duc de Berri, le duc de Bretagne, et ce perfide duc d’Alençon, que Louis s’était tant hâté de délivrer. Dès les premiers entretiens que le comte eut avec le duc de Berri, il s’aperçut qu’il tremblait et qu’il était homme à l’abandonner, de sorte qu’il résolut de s’accorder avec Édouard, roi d’Angleterre, quoique par son inclination il fût plus porté pour Henri VI ; mais le roi, qui était venu à Paris, voyant que les ennemis étaient plus forts que lui, tâcha de gagner le peuple en confirmant les privilèges de la ville et en diminuant les impôts.

Il écouta Guillaume Chartier, évêque de Paris, qui lui remontra qu’il devait établir un bon conseil ; et pour contenter les Parisiens, il y appela six bourgeois, six conseillers du parlement, et six personnes de l’Université. Cependant il ne laissait pas de faire de grands emprunts sur les officiers, et les contraignait au paiement avec assez de violence ; mais ses affaires le demandaient, et il les apaisait d’ailleurs. Il allait même dans les assemblées particulières des dames tant de la cour que de la ville ; il se trouvait à leurs festins, où il disait ce qui s’était passé à Montlhéri, et comme il y avait été abandonné ; il le racontait d’une manière si touchante, qu’à peine ceux qui l’écoutaient pouvaient-ils retenir leurs larmes. Mais en même temps il ajoutait qu’il mettrait bien le comte à la raison, et qu’il allait pour l’exterminer.

Ainsi, dans l’état fâcheux de ses affaires, il flattait tout ensemble et encourageait le peuple. Le roi, après avoir mis le meilleur ordre qu’il put dans Paris, alla en Normandie, que le duc de Bourbon tâchait de révolter contre lui. Sa présence rassura les villes et la noblesse; il sut cependant que les princes, qui avaient sommé Paris de se rendre au duc de Berri, avaient écrit à la ville et à tous les corps, pour les inviter à des conférences pour traiter de la paix, et qu’ils avaient nommé des députés pour cela : il était indigné de ce qu’ils voulaient faire la paix indépendamment de lui, de sorte qu’il résolut de venir à Paris, et s’il ne pouvait y entrer, de se retirer chez les Suisses, ou chez Francisque Sforce, duc de Milan, son ami particulier : tant était grande l’extrémité où il se trouvait réduit.

Il avait conclu un traité avec ce duc avant la guerre du bien public, en le reconnaissant duc de Milan au préjudice des droits légitimes de Charles, duc d’Orléans, qui était fils de Valentine de Milan, sœur du dernier duc de Milan, Philippe Marie ; celui-ci n’avait laissé qu’une fille bâtarde, que Francisque avait épousée. Louis, pour l’engager encore davantage dans ses intérêts, lui avait cédé l’État de Gènes à condition qu’il en ferait hommage à la France.

Le roi, étant enfin entré dans Paris, rompit d’abord les conférences, et chassa cinq ou six des députés. Mais ensuite il renoua lui-même les traités, et il eut une entrevue avec le comte de Saint-Pol, qui eut la hardiesse de lui demander des otages et de le faire sortir de la ville pour lui parler dans la plaine. Il se résolut même de parler en particulier au comte de Charolais. Pour cela il alla le long de la rivière en bateau, et approchant du côté de Conflans, où il avait son quartier, aussitôt qu’il l’eut aperçu, il lui tendit la main et lui demanda s’il y avait sûreté : le comte lui donna toutes sortes d’assurances; le roi descendit à terre, et, en abordant le comte, lui dit qu’il le reconnaissait pour gentilhomme et de la maison de France : le comte demanda pourquoi; le roi reprit aussitôt : « C’est, dit-il, que quand ce fou de Morvilier vous parla si hautement de ma part, quoique sans mon ordre, vous lui dites qu’assurément je m’en repentirais avant que l’an fût passé; vous m’avez tenu parole, et j’ai sujet en effet d’être fort fâché de ce qui se fit alors. »

Il sentit que ce discours flattait le comte, et en même temps il ajouta que c’était avec de tels gens qui savaient tenir leur parole qu’il voulait avoir affaire, et que pour cela il était venu traiter lui-même avec lui. Les princes commencèrent ensuite à s’entretenir fort librement entre eux de la paix. Charles demandait pour le duc de Berri la Normandie, pour lui-même les places de la Somme, et encore quelques autres, et pour le comte de Saint-Pol la charge de connétable. II ajouta quelque chose sur le bien public, mais seulement pour la forme, et pour sauver en quelque façon le prétexte de leur ligue.

Le roi trouvait ces propositions fort rudes ; mais surtout il ne pouvait se résoudre à donner la Normandie, province si voisine et si importante, à son frère qui avait l’esprit si léger, et sous le nom duquel il pouvait se faire des cabales si dangereuses. Il se retira sans rien accorder ; mais il cherchait toujours en lui-même les moyens de faire la paix. Le comte n’en était pas éloigné, tant à cause que les vivres commençaient à lui manquer, qu’à cause aussi que les Liégeois, anciens ennemis de sa maison, avaient fait alliance avec le roi, et qu’il désirait se venger des outrages que lui avaient faits ceux de Dinant, quand, au temps de la bataille de Montlhéri, on leur eut rapporté qu’il avait été défait.

Pendant les négociations, le roi fut informé que le château de Rouen avait été livré au duc de Bourbon par trahison ; que la ville s’était rendue, et que toute la Normandie demandait un duc. Aussitôt qu’il eut cet avis, il retourna au comte et lui dit que la paix était faite. Il lui raconta ce qui s’était passé en Normandie, et conclut enfin que, puisque les Normands voulaient un duc, il voulait bien leur donner son frère. Ainsi la paix fut arrêtée aux conditions que le comte avait proposées.

Le roi s’appliqua plus que jamais à détacher d’auprès du duc les anciens serviteurs du roi son père, qui s’étaient attachés à lui. Il entendait mieux que personne de telles négociations ; il connaissait parfaitement tout ce qu’il y avait de personnes considérables, non seulement dans son royaume, mais encore parmi les étrangers ; il était instruit de leurs intérêts, et savait se servir d’eux dans l’occasion. Son frère lui rendit hommage de son nouveau duché, et le comte de Saint-Pol de l’office de connétable. Le comte de Charolais alla prendre possession des villes qui lui avaient été cédées, et le duc de Normandie alla à Rouen avec le duc de Bretagne.

Ils n’y furent pas plus tôt arrivés que la division se mit entre eux pour le partage du butin, et ils pensèrent même eu venir aux mains. Aussitôt que le roi le sut, il entra dans la Normandie, tant pour profiter de la division, que pour l’entretenir et pour l’augmenter ; car il était un excellent maître dans ces sortes d’artifices. Il eut d’abord une conférence avec le duc de Bretagne : comme ils ne songeaient qu’à se tromper mutuellement, ils firent un traité que ni l’un ni l’autre n’entendit ; mais comme Louis était le plus fort, et qu’il savait mieux prendre ses avantages, plusieurs places se remirent sous son obéissance. Ensuite s’étant avancé jusqu’au Pont-de-l’Arche, Rouen même se rendit, et le nouveau duc fut contraint de prendre la fuite.

(1466) Cependant le comte de Charolais, qui faisait la guerre aux Liégeois, était fort fâché de voir que le roi reprit la Normandie : mais il ne pouvait secourir le duc de si loin, pendant l’hiver, d’autant plus que lui-même avait été battu par les Liégeois. Ainsi, quelque dessein qu’il eût, il fut prévenu par la diligence du roi qui, à la réserve de quelques places qui devaient demeurer au duc de Bretagne, occupa toute la province et en donna le gouvernement au connétable. Il se servit beaucoup du duc de Bourbon dans cette conquête. Alors les deux ducs s’aperçurent de la faute qu’ils avaient faite, et se réconcilièrent, mais trop tard.

Charles se retira auprès du duc de Bretagne, où il fut sans considération, parce que le roi son frère avait débauché tout ce qu’il y avait d’habiles gens auprès de lui, et se les était assurés. Le comte de Charolais poursuivait toujours sa pointe contre ceux du pays de Liège ; il assiégea Dinant. Le duc, son père, l’avait assiégé quelque temps auparavant ; mais comme il était vieux et cassé, il se lassa bientôt des fatigues de la guerre : ce qui donna moyen à ceux de Dinant de le gagner par argent et de lui faire abandonner l’entreprise. Il n’en fut pas de même de son fils, qui pressa tellement la ville qu’elle fut emportée de force et mise au pillage.

Ceux de Liège arrivèrent le lendemain au secours, et le comte se préparait à les combattre ; on n’en vint pourtant point aux mains : les deux armées étant en présence, la paix fut conclue, et les Liégeois donnèrent au comte trois cents otages pour sûreté de la fidélité inviolable qu’ils lui promettaient.

Environ dans ce même temps, le roi, qui, comme nous avons déjà dit, avait promis à Pie II d’abolir la pragmatique sanction, pressé par Paul II, et sollicité par Jean de la Balue, évêque d’Évreux, donna ses lettres à un légat pour achever cette affaire ; elles passèrent sans contradiction au Châtelet. L’évêque d’Évreux fut envoyé par le roi pour les porter au parlement pendant les vacations ; mais il y trouva Jean de Saint-Romain, procureur-général, qui s’y opposa vigoureusement, et soutint avec force la nécessité des élections canoniques.

Ce prélat l’ayant menacé que le roi lui ôterait sa charge, il lui répondit que le roi était le maître ; mais que, pour lui, jamais il ne ferait rien contre sa conscience, ni contre le bien de l’État. Il reprocha même à Balue qu’étant évêque, il se rendait le promoteur d’une affaire si pernicieuse à l’Église. Le recteur et l’Université de Paris se présentèrent devant le légat, pour lui déclarer qu’ils appelaient au futur concile de tout ce qui s’était passé. Ainsi les choses demeurèrent encore en suspens, et l’évêque ne laissa pas d’être élevé au cardinalat qui lui avait été promis.

Le roi, après avoir réduit la Normandie, songeait à battre le duc de Bretagne et le nouveau duc de Bourgogne, Charles, comte de Charolais, qui avait succédé à son père Philippe, mort à Bruges le 15 juin 1467. Mais ce dernier étant trop puissant, il résolut d’attaquer l’autre, comme le faible, et il crut qu’il y trouverait d’autant plus de facilité, que les Liégeois avaient exercé des hostilités contre le duc de Bourgogne : ce prince mit en délibération dans son conseil, s’il ne ferait point mourir leurs otages ; enfin, malgré l’avis de plusieurs de ses conseillers, il prit un parti plus doux, et leur pardonna. Il n’en était pas moins résolu d’exterminer cette ville, qui lui avait tant de fois manqué de parole.

Dans cette conjoncture, le roi lui envoya pour ambassadeur le cardinal de la Balue et le connétable de Saint-Pot, afin de l’obliger à abandonner le duc de Bretagne : il lui fit dire que, s’il persistait à le secourir, il donnerait aussi du secours aux Liégeois ; si, au contraire, il l’abandonnait, il abandonnerait aussi les Liégeois quoiqu’ils fussent ses alliés. Le duc refusa la proposition, et marcha contre les Liégeois (1467), qu’il défit dans une grande bataille, après laquelle ils furent contraints de lui ouvrir les portes de leur ville. Il leur fit payer une grande somme d’argent, en fit mourir cinq ou six des plus séditieux, et rasa leurs murailles.

Le roi, voyant ses progrès, s’avança de son côté avec une grande armée vers les terres du duc de Bretagne, à qui le duc d’Alençon se joignit, et lui offrit toutes ses places. Louis faisait la guerre assez mollement ; il ne prit que quelques châteaux, et il aimait mieux finir les affaires par la négociation, qu’en hasardant des combats. D’ailleurs, il craignait beaucoup le duc de Bourgogne ; ainsi il tournait tout son esprit à détacher le duc de Bretagne d’avec son frère.

Il y réussit ; de sorte que le duc de Normandie fut obligé de se contenter de soixante mille livres de rente, que le roi devait lui faire payer, jusqu’à ce que son apanage eût été réglé par des princes à qui il devait s’en rapporter. Les deux ducs envoyèrent donner avis de ce traité au duc de Bourgogne, qui en fut extraordinairement surpris. Louis, qui appréhendait qu’il ne traversât ses desseins, s’appliquait à le gagner par toute sorte d’adresse. Il lui accorda six vingt mille écus d’or, dont il paya la moitié comptant, et comme il espérait le faire entrer dans ses desseins, pourvu qu’il parlât lui-même, il lui envoya demander une conférence à Péronne. Le duc ne put la refuser, et lui envoya le sauf-conduit qu’il demandait.

Sur cette assurance il se rendit à Péronne, sans faire réflexion que les ambassadeurs qu’il avait envoyés aux Liégeois, pour les exciter contre le duc, pouvaient avoir terminé cette affaire avant qu’il eût fini les siennes avec lui. En effet, les ambassadeurs de Louis réussirent si bien auprès des Liégeois, que ceux-ci avaient pris les armes et enlevé Tongres au duc de Bourgogne. À cette nouvelle le duc entra en fureur, fit arrêter le roi, elle renferma dans un logis, d’où il voyait la tour où le comte de Vermandois avait tenu en prison un roi de France (c’était Charles le Simple) jusqu’à la mort. Il faisait continuellement des plaintes très violentes contre le roi, en parlant toujours avec menaces, et le traitant rudement ; de sorte que, s’il eût trouvé de la complaisance parmi les siens, il y avait apparence qu’il se serait porté jusqu’à entreprendre sur sa vie.

Le roi sentit bien le péril où il était, et ne s’oublia pas lui-même dans une occasion si importante ; il n’épargna ni les promesses ni l’argent, pour gagner ceux qui approchaient de Charles. Ce fut en ce temps que Philippe de Comines se détacha de ce prince, pour entrer dans les intérêts du roi, dont il a été depuis un des principaux confidents, et dont il a si sagement écrit l’histoire. Nous avons encore des lettres patentes de Louis XI, par lesquelles il reconnaît que ce sage gentilhomme lui avait rendu de grands services dans le danger où il était alors, lui donnant les avis de tout ce qui se passait et de ce qu’il avait à faire. D’un autre côté, le cardinal de la Balue, que le roi avait élevé si haut, s’entendit avec le duc contre un si bon maître.

Enfin, il se fit un traité honteux pour lui, par lequel entre autres choses il devait donner pour apanage à son frère la Champagne et la Brie, et il fut contraint de suivre contre les Liégeois ses alliés, le duc qui allait les accabler. Le duc alla assiéger la ville, menant après lui Louis, qu’il conduisait comme en triomphe, et à qui il faisait faire tout ce qu’il voulait. Les assiégés, indignés de ce que le roi les avait abandonnés, résolurent de le tuer, lui et le duc de Bourgogne ; pour cela ils sortirent de nuit au nombre de six cents hommes, et par des chemins détournés ils approchèrent lors près du quartier des princes.

Le bruit qu’ils firent en s’amusant à tuer ceux qu’ils trouvaient endormis sur leur passage, réveilla les archers de la garde du roi, qui les repoussèrent dans la place. Ils se défendirent assez bien pour des gens qui n’avaient point de chefs. À la fin ils furent pris d’assaut ; la ville fut pillée et brûlée, et le duc eut bien de la peine à sauver l’église de Saint-Lambert, qui était la cathédrale.

Le roi, pendant tout le siège, ne faisait que louer le duc de Bourgogne, présent et absent ; il admirait sa hardiesse, et le mettait au nombre des plus grands capitaines qui eussent jamais été. Cinq ou six jours après la prise de Liège, le roi dit au duc qu’il ne l’épargnât pas, s’il avait encore affaire de lui, et qu’il le suivrait volontiers partout ; mais que, s’il ne lui était plus utile en rien, il serait bien aise d’aller à Paris, pour faire publier la paix au parlement.

Le duc l’ayant accordé, il lui demanda ce qu’il donnerait à son frère, en cas que l’apanage dont il était convenu ne lui plût pas : il lui répondit qu’il s’en rapporterait à ce qu’ils feraient ensemble, pourvu que le duc de Normandie fût content.

Le roi, qui avait connu la trahison du cardinal de la Balue, songea à l’éloigner des affaires, et commença à lui en parler avec beaucoup de réserve et de froideur. Celui-ci sentit bien qu’il était perdu, s’il ne trouvait moyen de brouiller, pour se rendre nécessaire. Les affaires de Charles, frère du roi, lui en fournirent bientôt l’occasion.

(1469) Louis ne désirait rien avec tant d’ardeur que de l’empêcher d’avoir la Champagne et la Brie, provinces voisines du duc de Bourgogne, duquel il pourrait tirer de si grands secours et tomber si facilement sur lui ; mais plus il le désirait, moins il le faisait paraître. Il tâchait, par toute sorte de moyens, de gagner ceux qui gouvernaient son frère, et lui faisait sous-main offrir la Guienne, province beaucoup plus grande et plus considérable que la Champagne et la Brie.

Charles était assez porté à l’accepter ; mais le duc de Bourgogne travaillait secrètement à l’en détourner, et le cardinal entra dans cette affaire. Il y avait à la cour un prélat que le roi y avait attiré. C’était l’évêque de Verdun, qui se vantait de gouverner le duc de Normandie ; mais comme il avait promis plus qu’il ne pouvait tenir, le roi en faisait peu d’état. Le cardinal le fut trouver, et lui proposa de faire entre eux une parfaite union, lui faisant voir que, s’ils pouvaient mettre la division entre les deux frères, ils trouveraient moyen de se faire valoir, et rétabliraient leurs affaires.

Dans ce dessein, ils écrivirent à Charles, qu’il se gardât bien de condescendre à la volonté du roi, qui offrait la Guienne ; que le roi ne craignait rien tant que de le voir voisin du duc de Bourgogne, et qu’il trouverait moyen de le perdre, s’il s’éloignait d’un ami qui lui était si nécessaire : au reste, que le roi ne demandait rien tant que sa perte ; et qu’encore, depuis peu de jours, ayant appris que le roi d’Espagne avait perdu son frère, il avait dit qu’il ne manquait qu’une pareille fortune à son bonheur.

Les lettres furent surprises, et le roi, sans perdre de temps, fit arrêter le cardinal et l’évêque. Il envoya deux conseillers au parlement pour les interroger. Le cardinal avoua le fait, et dit qu‘il avait espéré de rentrer dans les affaires par ces brouilleries. Louis donna aussitôt avis à son frère de ce qui s’était passé ; il lui fit dire qu’il lui était indifférent qu’il prît la Champagne ou la Guienne, mais qu’il regardât seulement de quelles gens il se servait. Charles accepta la Guienne et délivra le roi d’une grande crainte.

Les deux frères se virent ensuite sur une rivière d’Anjou, une barrière entre deux. Le duc demanda pardon au roi, à genoux ; et le roi lui ayant fait remarquer combien sa conduite était contraire à ses véritables intérêts et à ceux du royaume, ajouta qu’il lui pardonnait d’autant plus volontiers, qu’il n’avait pas agi par son mouvement.

A l’égard du cardinal et de l’évêque, Louis envoya à Rome deux conseillers du parlement, pour y maintenir le droit qu’il avait de prendre connaissance d’un crime de cette qualité, même contre un cardinal. Cependant il le fit enfermer dans une cage de fer dont l’évêque de Verdun avait été l’inventeur, et il ne fut délivré qu’après onze ans de prison, à la prière du Pape.

Après l’accommodement du duc de Guienne, tout était paisible dans la France ; car le roi ne voulait point de guerre contre le duc de Bourgogne, ni lui prendre tantôt une place et tantôt une autre, mais soulever tout d’un coup, s’il eût pu, tous ses Etats contre lui.

(1470) Cependant le connétable, qui voyait la diminution de sa charge, dans le temps de paix, et qui savait d’ailleurs que si le roi était en repos, il tournerait son esprit à humilier les grands, fit tout ce qu’il put pour l’engager dans une guerre difficile ; pour cela, il vint lui représenter le mauvais état des affaires du duc de Bourgogne ; il l’assura qu’il lui prendrait aisément Saint-Quentin, parce que cette place était au milieu de ses terres, et qu’il révolterait outre cela une grande partie de ses villes où il avait des intelligences.

Le roi, dont les desseins cachés étaient conformes à cette proposition, se laissa persuader, et pour déclarer la guerre avec plus de solennité, il rassembla les états généraux, et représenta à cette assemblée les sujets du mécontentement qu’il avait contre le duc. On résolut, du commun consentement des états, qu’il serait ajourné pour comparaître au parlement : le roi savait que le duc répondrait avec hauteur, et que ce serait un nouveau sujet de plainte. Le duc n’y manqua pas, et aussitôt le connétable entra dans ses terres.

Il prit d’abord Saint-Quentin, dont il reçut le serment pour le roi : peu après il s’empara de Montdidier et de Roye ; Farmée vint ensuite devant Amiens : le duc n’était point encore entré dans cette ville, parce qu’il ne voulait y entrer que le plus fort, ce que les bourgeois n’avaient jamais voulu permettre : ainsi, comme ils flottaient entre le roi et le duc, quand ils virent l’armée du roi si près d’eux, ils se rendirent à lui.

Cependant le connétable, qui ne voulait point donner à Louis une victoire entière sur son ennemi, mais balancer les choses afin de se maintenir entre les deux princes (1471), porta le duc de Guienne à demander Marie, fille unique et héritière du duc de Bourgogne, et tâcha de faire entendre au dernier qu’il n’avait que ce seul moyen pour rétablir ses affaires.

Le duc n’avait garde de la lui donner, parce qu’il voulait la proposer à tous les princes de l‘Europe, pour tâcher, par ce moyen, de les attirer à son parti ; cependant il entretenait le duc par de belles paroles qui n’aboutissaient à rien. Durant ces négociations, l’armée du roi défit en Bourgogne cette du duc, qui, de son côté, prit Péquigny, fort château de Picardie. Il vint ensuite se poster entre Amiens et Dourlans, où il se retrancha, selon sa coutume, dans un poste avantageux. Il y fut environné par notre armée, et tellement pressé, qu’à la fin il eût été obligé de se rendre à discrétion. Dans cet état il écrivit au roi, pour lui demander une trêve d’un an ; et le roi, qui n’aimait pas les longues affaires, l’accorda volontiers, au grand déplaisir du connétable, qui haïssait le duc de Bourgogne, parce qu’il n’avait point donné sa fille au duc de Guienne.

Au milieu de tant de guerres civiles, la France eût pu recevoir de grandes incommodités du côté de l’Angleterre ; mais les troubles du dedans les empêchèrent de rien entreprendre au dehors. Un peu après la déroute de la reine Marguerite dont nous avons parlé, Édouard voyant que Louis seul était capable de rétablir la maison de Lancastre, songea à s’accommoder avec lui ; il lui envoya à cet effet le comte de Warwick, pour demander en mariage Bonne de Savoie, sœur de la reine de France.

Pendant que le comte travaillait à cette négociation et à l’union des deux rois, Édouard, qui donnait tout à sa passion, épousa une demoiselle d’Angleterre dont il était devenu amoureux. Warwick fut si indigné de ce qu’il s’était ainsi moqué de lui, que dès lors il résolut de le perdre, quand il en aurait l’occasion. Louis lâcha en vain de renouer avec Édouard, de peur qu’il ne se joignit au duc de Bourgogne ; mais Édouard se déclara pour ce duc, qui même épousa sa sœur ; et quoique son inclination le portât pour Henri, comme nous avons dit, son intérêt l’unit avec Édouard.

Dans la suite des temps, il se fit une émeute considérable dans la province de Galles, qui donna lieu à Warwick d’exécuter son dessein et de se venger d’Édouard. Il se mit à la tête des séditieux, et, s’étant déclaré pour le roi Henri, il défit Pembroke, un des généraux d’Édouard : il donna une seconde bataille, où il défit Édouard lui-même, et le prit prisonnier ; mais ce prince s’échappa de sa prison, et ayant rassemblé des troupes, il chassa Warwick d’Angleterre.

Ce comte ayant voulu se retirer à Calais, dont il était gouverneur, Vaueler, son lieutenant, lui ferma la porte. Il vint en France où Louis lui promit du secours pour rétablir ses affaires. Cependant Édouard passait sa vie à ta chasse, dans les jeux et parmi les femmes, sans songer que Warwick dût revenir, malgré les avertissements que le duc de Bourgogne lui donnait continuellement ; de sorte que Warwick l’ayant surpris, se rendit maître de l’Angleterre en onze jours, contraignit Édouard de se réfugier chez le duc de Bourgogne, et remit Henri sur le trône.

Dès le temps de la déroute d’Édouard, le duc avait déclaré qu’il n’avait pas besoin de lui pour maintenir la paix avec l’Angleterre, parce qu’il avait eu la précaution de faire mettre dans le traité qu’il était fait avec le roi et le royaume. Il ne laissa pourtant pas de le recevoir, et lui donna du secours, non pas, à la vérité, autant qu’Édouard en espérait, mais autant qu’il put dans la nécessité de ses affaires ; car la guerre était alors fort échauffée contre Louis, qui venait de lui enlever Saint -Quentin et Amiens.

Édouard avec ce secours retourna à Londres, où il fut fort bien reçu pour trois raisons : la première, parce qu’il avait un fils fort aimé des peuples ; la seconde, qu’il devait beaucoup aux marchands, qui craignaient de perdre leurs dettes : à quoi on ajoute que les femmes qu’il avait aimées lui avaient gagné leurs maris. Il marcha contre Warwick, et lui donna bataille le jour de Pâques. Là le duc de Clarence abandonna Warwick, ce qui mit le trouble dans son armée : le combat ne laissa pas d’être opiniâtre ; mais à la fin Warwick fut vaincu.

Il restait encore à vaincre Henri et la reine, qui avaient une grande armée ; Édouard victorieux les défit ; leur fils Édouard, prince de Galles, périt dans cette occasion ; le roi et la reine furent pris, et leur armée mise en fuite. Édouard envoya Marguerite en France, et remit Henri dans la tour de Londres, où il le fit mourir quelque temps après. Ainsi il demeura paisible, et recouvra en vingt jours le royaume qu’il avait perdu en onze.

Cependant le duc de Guienne sollicitait toujours son mariage avec la princesse de Bourgogne, et, poussé par le connétable, il le pressa si vivement, qu’il fut contraint de la lui promettre. Il avait néanmoins fait la même promesse au duc de Savoie, au duc de Lorraine et au duc Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur Frédéric, à qui la princesse avait écrit par ordre de son père, et lui avait envoyé un diamant : ce dernier l’eut à la fin ; mais ce ne fut qu’après la mort du duc qui, durant toute sa vie, ne songeait qu’à trafiquer sa fille, et non de la donner à qui que ce fût.

Le mariage du duc de Guienne avec une si grande héritière inquiétait Louis, qui ne craignait rien plus que de voir son frère si puissant. Édouard n’était pas moins embarrassé, parce qu’il voyait que ce duc serait trop redoutable à l’Angleterre, s’il venait au royaume de France, après l’avoir augmenté de tant de provinces. Il avait tort de se tourmenter à chercher des difficultés dans ce mariage, où le duc en cherchait plus que tous les autres ensemble.

C’était la coutume du roi d’entretenir la paix avec ses ennemis, tandis que son intérêt le demandait, et il en avait un alors, qui l’obligeait de s’accommoder avec le duc ; leur accord enfin fut résolu, à condition que le roi rendrait au duc Amiens et Saint-Quentin, et lui abandonnerait le connétable ; et Charles aussi, de son côté, devait abandonner les ducs de Guienne et de Bretagne. L’accommodement n’eut point son effet, par la mort inopinée du duc de Guienne. On soupçonna le roi de l’avoir fait empoisonner (1442.) Quelques historiens rapportent qu’on l’avait entendu parler à une petite Notre-Dame (Notre-Dame de Cléri), qu’il honorait superstitieusement et lui demander pardon du traitement qu’il avait fait à son frère ; mais, ajoutait-il : « c’était un brouillon, et qui eût troublé le royaume tant qu’il eût vécu. »

Aussitôt après la mort du duc, le roi, sans perdre de temps, alla en Guienne et s’en rendit maître. Il fit aussi avancer une grande armée du côté de la Bretagne, pour tenir le duc en crainte. À l’égard du duc de Bourgogne, Louis se soucia fort peu de la paix faite avec lui. Charles, qui était hautain et colère, voyant que le roi parlait froidement de la paix, entra dans une fureur extrême, et brûla tous les pays voisins de ses terres. Il assiégea Beauvais, qu’il pensait emporter d’assaut, et résolut d’y mettre le feu : étant repoussé, il brûla tout le pays jusqu’aux portes de Rouen, et prit quelques places, qu’on reprit facilement pendant l’hiver quand il se fut retiré.

Cependant le roi gagna Lescun, homme de qualité et de mérite, qui avait été au duc de Guienne, et qui gouvernait le duc de Bretagne : non qu’il estimât ce duc, qui avait peu de sens et de vertu ; mais un si puissant prince, manié par un tel homme, était à craindre. La paix fut conclue entre les deux princes, moyennant une grosse pension, que le roi accorda au duc, qui de son côté renonça à l’alliance d’Angleterre et de Bourgogne.

Lescun eut pour récompense un gouvernement et le comté de Comminge. Le duc reçut avec respect l’ordre de Saint-Michel, institué par le roi, qu’il avait refusé un peu auparavant. Aussitôt que le duc de Bourgogne vit que le duc de Bretagne avait fait son accommodement avec le roi, il fit aussi une trêve durant laquelle il y eut de grands pourparlers pour le connétable. Le roi le haïssait et le craignait, et le duc n’était pas moins son ennemi, quoiqu’il lui fît toujours bonne mine, et qu’il s’entretînt avec lui, dans l’espérance de retrouver Saint-Quentin.

Il se tint une assemblée à Bouvines pour convenir des moyens de le perdre (1474). Il en fut bientôt averti, et, pour prévenir le mal qui le menaçait, il fit représenter au roi combien il pouvait lui être utile contre les desseins ambitieux du duc de Bourgogne. Sur cela Louis trouva à propos d’interrompre les conférences de Bouvines ; mais le traité était achevé, quand l’ordre arriva de surseoir, et on était convenu que le connétable serait déclaré ennemi des deux princes, avec tous ceux qui lui donneraient du secours, et que le premier qui pourrait le prendre, serait tenu de le faire mourir dans huit jours, ou de le remettre à l’autre. On donnait au duc Saint-Quentin, Ham et Bohain, et tous les meubles du connétable, et on devait se joindre pour l’assiéger dans Ham où il avait coutume de se retirer.

Voilà ce qu’on avait arrêté quand les ordres du roi arrivèrent ; mais les ambassadeurs étaient de si bonne intelligence, qu’ils ne firent aucune difficulté de se rendre les uns les autres les traités signés. Le connétable demanda au roi une entrevue qui devait se faire en pleine campagne une barrière entre deux, et des gardes de part et d’autre. Il prenait pour prétexte la malice de ses ennemis, dont il disait qu’il avait tout à appréhender. La proposition était hardie pour le connétable, et honteuse pour le roi ; mais croyant la chose utile pour ses intérêts, il s’y résolut malgré toutes ces considérations.

La conférence se fit comme elle avait été projetée. Ce spectacle étonna tous ceux qui y assistèrent : un si grand roi paraître avec son sujet et son officier, chacun ayant ses gendarmes, de même qu’il se pratique entre deux souverains, c’est ce qui choquait tout le monde, et le connétable en eut honte. Il passa du côté du roi, mais sans rien rabattre de sa fierté : il croyait le roi timide, et il ne se trompait pas ; mais il devait considérer que ce prince, craintif et circonspect de son naturel, savait bien quand il fallait craindre, et que hors de là il ne manquait point de prendre ses avantages.

Le connétable lui parla assez longtemps, et ensuite publia partout, ou par persuasion ou par artifice qu’il était le mieux du monde dans les bonnes grâces du roi. Il ne songea pas ce que c’était que de faire craindre son maître, et de traiter d’égal avec lui. Dans ce même temps, Louis maria Anne, sa fille aînée, à Pierre de Bourbon, comte de Beaujeu. Le duc de Bourgogne se mit alors en possession du duché de Gueldres, et voici comment il lui vint. Arnould, duc de Gueldres, avait un fils nommé Adolphe, qui, trouvant que son père régnait trop longtemps, entreprit de le déposséder, il fut assez inhumain pour l’enlever par force et le faire marcher après lui cinq lieues d’Allemagne, à pieds nus, dans un temps froid ; il l’enferma ensuite dans un cachot.

Toute la chrétienté eut horreur de cette action ; le Pape et l’empereur obligèrent le duc de Bourgogne à entreprendre la délivrance d’Arnould, ce qu’il fit à peu près dans le même temps que le roi reprit Amiens. Il ne laissait pas de favoriser sous-main Adolphe ; et pour lui faire plaisir, il proposa que le père aurait la ville de Grave pour sa retraite, avec six mille florins et le titre de duc, et que le fils aurait le commandement, sous le nom de gouverneur.

A cette proposition ce fils dénaturé répondit (j’ai horreur de le rapporter), que plutôt que d’y consentir, il aimerait mieux avoir jeté son père dans un puits la tête la première, et s’y être jeté après lui : au reste, il y avait quarante-quatre ans que son père régnait, et que c’était à présent son tour.

Après une réponse si brutale, Adolphe ne pouvant souffrir le regard des hommes, se sauva ; et ayant été repris où il s’était caché, il fut mis en prison, et Arnould rétabli dans ses Etats, qu’il laissa par testament au duc de Bourgogne, ne voulant pas laisser impunie l’énorme ingratitude de son fils. Pour Adolphe, il fut en prison durant toute la vie du duc de Bourgogne, après quoi il fut tué à Tournay, et fut aussi malheureux qu’impie et méchant.

Le duc de Bourgogne, glorieux de sa nouvelle acquisition, ne songeait plus qu’à s’en mettre en possession.

La trêve avec la France allait expirer, et plusieurs conseillaient au roi de ne la pas continuer, et de ne permettre pas à son ennemi d’augmenter sa puissance et ses Etats, en y joignant le duché de Gueldres : on lui représentait qu’il avait pour prétexte que son fils vivait encore, et qu’il n’était pas juste que, pour son ingratitude, le duché passât dans une autre maison.

Ceux qui connaissaient mieux l’humeur du duc de Bourgogne donnaient bien d’autres conseils. Ils disaient au roi que ce duc était d’un esprit ambitieux, vaste et immodéré, qui concevait des desseins au-delà de ses forces et de sa vie ; qu’il fallait le laisser engager dans les affaires d’Allemagne dans lesquelles il ne manquerait pas de se jeter à la première occasion, sous le prétexte de la proximité de ses Etats; que cela le mettrait insensiblement dans des embarras extrêmes, et qu’enfin le plus grand mal qu’on pouvait lui faire dans les occurrences actuelles, était de le laisser agir à sa volonté. Le roi suivit ce dernier avis et il lui réussit.

Une contestation s’étant élevée au sujet de l’archevêque de Cologne, entre un prince de la maison de Hesse et un palatin du Rhin, le duc de Bourgogne ne manqua pas de s’y mêler, et il prit le parti du palatin. Il s’imaginait déjà avoir subjugué Cologne et tout le Rhin, jusqu’en son comté de Hollande, car il n’espérait rien moins ; et dans ce dessein il assiégea Nuis. Cependant ceux de Cologne et les autres villes voisines secoururent Nuis d’hommes et d’argent, et coupèrent les vivres au duc qui, avec la plus belle armée du monde, se trouva par ce moyen fort embarrassé.

Lorsque le roi le vit engagé et qu’il commençait à s’opiniâtrer au siège de cette place, il remontra à l’empereur et à tous les princes de l’empire la nécessité qu’il y avait de la secourir, et leur promit vingt mille hommes pour les exciter davantage ; cependant il n’avait pas trop envie de les donner.

L’empereur employa sept mois à lever une armée ; car il lui fallut ce temps pour remuer tous les électeurs et tout le corps de l’empire : il s’alla ensuite poster devant Nuis, avec beaucoup plus de force que le duc n’en avait, et il envoya demander au roi les vingt mille hommes qu’il avait promis : autrement qu’il ferait son accommodement.

Le roi l’entretint d’espérance, et pendant ce temps-là il traitait de paix ou de trêve avec le duc, pour empêcher les Anglais d’entrer dans le royaume, pendant que le roi d’Angleterre, qui était prêt à passer la mer, le sollicitait à abandonner une si vaine entreprise, pour se jeter sur la France. Le duc, contre l’avis de tous ses amis, s’obstinait à continuer un siège qui lui faisait perdre l’occasion d’entreprendre des choses utiles à ses desseins. Le roi au contraire, profitait plus du temps ; et pendant que le duc consumait inutilement ses forces, il lui suscitait de tous côtés des ennemis.

A sa sollicitation, René, duc de Lorraine, lui envoya déclarer la guerre jusque dans son camp, et entra en même temps dans le duché de Luxembourg. Il unit aussi contre lui les Suisses et les villes de dessus le Rhin, et procura encore un traité entre Sigismond, duc d’Autriche, et les Suisses, pour retirer le comté de Ferret. C’est un canton de la haute Alsace, dans le voisinage de Bâle, qui alors était engagé au duc pour cent mille florins.

Le gouverneur ayant été surpris par une attaque inopinée, les Suisses lui tirent trancher la tête, et soumirent tout le comté au duc d’Autriche. D’un autre côté ils prirent Blamont, et Louis entra dans la Picardie après la fin de la trêve. Il l’aurait volontiers continuée, parce qu’il aimait à faire les affaires à coup sûr, et à voir agir les autres plutôt que d’agir lui-même ; niais comme il ne vit aucune apparence que le duc continuât la trêve, il prit Montdidier, Roye et Corbie, et ce qui fut indigne d’un si grand roi, il les fit brûler contre la capitulation.

(1475) La terreur de ses armes se répandit aussitôt dans les pays du duc de Bourgogne et tout était prêt à lui céder. Le connétable eut peur de ses grands progrès : et comme il voyait sa perte assurée, s’il laissait ruiner le duc, il donnait au roi divers faux avis, qui ne tendaient qu’à l’amuser. Tantôt il lui faisait entendre que l’empereur était d’accord avec le duc de Bourgogne, et que tous deux s’étaient ligués contre lui ; tantôt il l’avertissait que le roi d’Angleterre allait descendre en Normandie. Il lui donna même l’alarme si chaude, que le roi alla promptement dans cette province, où il trouva tout tranquille et nulles nouvelles des Anglais.

Cependant l’empereur se décourageait devant Nuis, et Louis pour le raffermir lui envoya proposer de confisquer sur le duc de Bourgogne les terres dépendantes de l’empire, pendant qu’il confisquerait celles qui dépendaient de la France, de sorte que la dépouille d’une si puissante maison se partagerait entre eux deux. L’empereur n’était pas si habile que Louis ; mais une longue expérience lui avait appris à régner. Il répondit par une fable à celui que le roi lui avait envoyé.

« Quelques débiteurs, » lui dit-il, « avaient dit à leur créancier, qui les pressait, qu’ils allaient tuer un grand ours qui ravageait tout le pays, et qu’ils le paieraient de sa peau et de ce qu’on leur donnerait pour récompense ; ensuite étant allés à la chasse, et ayant trouvé l’ours plutôt qu’ils ne s’y étaient attendus, l’un était monté sur un arbre , l’autre s’était enfui du côté de la ville, et le troisième avait fait le mort, parce qu’il savait que cet animal laissait les corps morts sans y toucher. L’ours ayant tenu longtemps son museau sur le visage et autour des oreilles de ce prétendu mort, passa son chemin et le laissa. Les deux fugitifs revinrent, et demandèrent à leur compagnon ce que l’ours lui avait dit en lui parlant si longtemps à l’oreille : « Il m’a dit, » répondit-il, « qu’il ne fallait point marchander la peau de l’ours avant que de la tenir. » Il ajouta que le roi n’avait qu’à envoyer ses vingt mille houilles, et quand on aurait pris les terres du duc, qu’alors il serait temps de les partager.

Cependant le connétable, qui se défiait également de Louis et de Charles, traitait avec les deux ; quand il avait peur du roi, il promettait à Charles de rendre Saint-Quentin ; et quand la crainte était passée, il se moquait de ceux à qui il avait promis de rendre la place.

D’un autre côté, le roi lui ayant mandé d’assiéger Avènes, il s’y détermina avec beaucoup de peine ; mais aussitôt après il leva le siège, et dit au roi pour excuse, qu’il n ‘était pas en sûreté de sa personne, et qu’il savait que Louis avait donné des ordres pour l’assassiner. Cette parole donna du soupçon au roi, et lui fit voir que quelqu’un avait trop parlé.

Quoi qu’il en soit, il n’est que trop vrai que ce prince était capable de pareilles entreprises, et qu’il craignait étrangement le connétable. Tous les jours il en recevait ou lui envoyait quelque message ; et quoique souvent trompé, il s’attachait à le ménager, dans la crainte où il était qu’un homme si dangereux ne fortifiât le parti de ses ennemis, en leur donnant quelques places.

Le duc de Bourgogne n’était guère moins embarrassé devant Nuis. Il se piquait d’honneur d’emporter cette place, et aimait mieux voir périr son armée, que de lever le siège. À la fin, pressé d’un côté par le roi, qui était entré en Picardie, et de l’autre par le roi d’Angleterre, il se résolut à la retraite, après avoir été plus d’un an devant Nuis, et, pour sauver son honneur, il consentit que la place fût remise entre les mains du légat du Pape, qui était alors auprès de lui pour traiter de l’accommodement ; s’il eût attendu quinze jours, les habitants eussent été contraints de se rendre à lui la corde au cou. Le duc se vantait partout que la plus belle armée que l’empire eût jamais levée, ne l’avait pu obliger à lever le siège.

En ce même temps le roi d’Angleterre aborda à Calais, d’où il envoya déclarer la guerre à Louis par un héraut, qui lui apporta une lettre par laquelle il lui mandait qu’il lui rendit le royaume de France, sinon qu’il était résolu de le recouvrer par les armes.

Louis prit le héraut en particulier, et lui dit qu’il savait bien qu’Édouard ne lui avait point déclaré la guerre par son propre mouvement, mais qu’il y avait été porté par le duc de Bourgogne ; qu’il s’étonnait fort qu’il se joignit à un prince qui venait de ruiner ses forces devant Nuis, et qu’à l’égard du connétable, sur qui il se fiait tant, il était aisé de voir qu’il ne chercherait que les moyens de le tromper. Après lui avoir dit ces paroles, il lui fit donner de l’argent, et lui en promit davantage, s’il trouvait moyen de jeter quelques propositions de paix.

On le vit ensuite sortir de son cabinet avec un visage content ; ce n’est pas qu’il ne sentît de grandes inquiétudes, car il se voyait assailli de toutes parts. Il savait que le duc de Bretagne avait promis de se joindre au roi d’Angleterre, et que le connétable soulevait le plus de monde qu’il pouvait contre lui ; mais il craignait encore plus du côté de son État, qu’il connaissait porté à la révolte, que du côté de l’ennemi. Parmi tant de fâcheuses pensées il parut avec un air libre, tirant à part, selon sa coutume, tantôt l’un, tantôt l’autre, et leur parlant gaiement, pour ne point effrayer la cour et les peuples.

Il est bon de considérer pour quelle raison il craignait si fort ses sujets, et pourquoi on lui voyait rechercher la paix par des manières qui semblaient si basses. Il savait qu’il était haï des grands ; son humeur jalouse le portait naturellement à les humilier, et de plus il n’ignorait pas les cabales formées par le duc de Bourgogne et le connétable. Il n’était pas plus aimé du peuple, qu’il chargeait extraordinairement, parce que l’argent qu’il répandait pour avoir partout des intelligences, et les armées prodigieuses qu’il entretenait, l’obligeaient à des dépenses infinies. Car comme il appréhendait le hasard des combats, surtout depuis la journée de Montlhéri, il faisait ses armées si fortes qu’à peine pouvaient-elles être abattues.

Ce prince était même haï de ses domestiques, quoiqu’il fût très libéral à leur égard ; mais ils ne pouvaient avoir de confiance en lui, à cause de son esprit défiant et variable. Enfin, il préféra d’être craint à être aimé, et il craignait à son tour que ces peuples ne cherchassent l’occasion de se soulever contre lui. C’est pourquoi, mal assuré du dedans, il évitait, autant qu’il le pouvait, d’avoir des affaires au dehors.

Aussitôt que le duc de Bourgogne eut appris que le roi d’Angleterre avait passé la mer, il l’alla trouver sans aucunes troupes, car il avait envoyé son armée pour se rafraîchir dans le Barrois, et aussi pour se venger du duc de Lorraine qui s’était déclaré son ennemi de gaieté de cœur. Les Anglais trouvèrent son procédé fort mauvais, car ils s’étaient attendus à lui voir commencer la guerre trois mois avant leur arrivée, et ils pensaient que, par ce moyen, ils auraient meilleur marché du roi, qu’ils trouveraient affaibli. Ils croyaient du moins que le duc serait en état de les joindre, à leur descente, avec des troupes. Au lieu de cela ils voyaient qu’après avoir perdu tant de temps à Nuis, il amusait encore les restes de son armée dans le Barrois et laissait passer le temps d’agir.

Telles étaient les causes du mécontentement des Anglais ; mais il augmenta beaucoup dans la suite. Le connétable envoya dire au duc de Bourgogne qu’il n’avait pu lui rendre Saint Quentin jusqu’alors, parce qu’il aurait perdu toute considération en France, et qu’il aurait été incapable de gagner personne au parti ; mais que la guerre allait commencer tout de bon, et que le roi d’Angleterre était arrivé ; qu’il était prêt à faire ce qu’il voudrait. Sur ces paroles le roi et le duc s’avancèrent vers Saint-Quentin.

Les Anglais s’attendaient qu’on sonnerait les cloches à leur arrivée et qu’on viendrait les recevoir en cérémonie ; mais ils furent bien surpris d’être reçus à grands coups de canon et avec de rudes escarmouches à pied et à cheval. Ils se retirèrent fort confus, et le duc alla rejoindre ses troupes. Le roi d’Angleterre ayant fait réflexion sur le mauvais état des affaires, sur l’imprudence du duc de Bourgogne et sur le peu de troupes qu’il avait, parut disposé à faire la paix, parce que d’ailleurs la saison était fort avancée.

Sur ces entrefaites les Anglais prirent un valet d’un gentilhomme de la maison du roi ; on le mena au roi d’Angleterre, qui le renvoya après l’avoir interrogé. Deux seigneurs anglais, l’un appelé Havart, l’antre Stanley, le prièrent de les recommander au roi son maître, s’il pouvait lui parler. Lorsqu’il fut arrivé à Compiègne, où le roi était, il demanda à lui parler pour affaire d’une extrême conséquence, et lui dit ce qu’on lui avait commandé.

Le roi douta d’abord de sa fidélité, parce que le frère de son maître était en Bretagne, bien traité du duc. Il se souvint cependant que le héraut, en partant, lui avait conseillé d’envoyer à Édouard, et de s’adresser aux deux seigneurs qui avaient parlé à ce valet. Il commença à rêver profondément sur ce qu’il avait à faire, et se mit à table fort pensif, comme il lui arrivait souvent.

Après être demeuré quelque temps en cet état sans rien dire, il appela Comines, à qui il fit connaître ses intentions, et lui commanda de lui amener un certain valet qu’il lui marqua. Son dessein était d’envoyer ce valet en habit de héraut au roi d’Angleterre.

Comines, ayant fait sa commission, vint rapporter à Louis qu’il lui avait trouvé fort mauvaise mine, et de là prit occasion de lui représenter qu’il fallait envoyer un homme de plus grande qualité ; mais le roi ne voulut point y entendre, et instruisit ce valet, dont il avait connu le bon sens pour lui avoir parlé une seule fois par hasard.

Il prit donc un habit de héraut, et s’adressa à Havart et à Stanley, selon l’ordre qu’il en avait. Étant présenté au roi, il lui fit d’abord les excuses de Louis, au sujet de la protection qu’il avait donnée à Warwick ; il assura qu’en cela son maître avait eu dessein de s’opposer non à Édouard, mais au duc de Bourgogne ; qu’au reste ce duc n’avait engagé Édouard dans cette guerre que pour son propre intérêt, et pour faire plus facilement son accord avec Louis : que les autres voulaient aussi aller à leurs fins, et abandonneraient le roi d’Angleterre aussitôt qu’ils auraient fait leurs affaires; qu’enfin si Édouard voulait, son maître enverrait des ambassadeurs pour faire la paix à des conditions qui contenteraient lui et son royaume.

Ainsi le valet exécuta prudemment ce que le roi lui avait commandé ; il lui rapporta aussi de bonnes paroles, et l’assura qu’il pouvait envoyer des ambassadeurs pour la paix, quand il lui plairait.

Les armées n’étant qu’à quatre lieues l’une de l’autre, les conférences furent commencées dès le lendemain. Les affaires furent réglées presque dès le premier jour; le roi d’Angleterre demandait qu’on lui donnât soixante et douze mille écus comptant ; qu’on décidât le mariage du Dauphin Charles, encore enfant, avec la fille du roi d’Angleterre ; que Louis donnât la Guienne pour l’entretien de la future Dauphine, ou cinquante mille écus, qui seraient envoyés chaque année à Londres pendant neuf ans; qu’au bout de ce terme le Dauphin et la Dauphine jouiraient paisiblement du revenu du duché de Guienne, et que le roi serait quitte de ce paiement envers le roi d’Angleterre. C’est ainsi que Philippe de Confines parle de ce traité.

Quand le roi eut entendu ces propositions, il conçut de grandes espérances : il savait que le roi d’Angleterre, prince adonné à ses plaisirs, se lasserait bientôt de la guerre ; il était d’ailleurs au fait de ses justes mécontentements, de sorte qu’il ne doutait point de la paix. Il en parla à Son conseil, et leur témoigna qu’il ferait toutes choses pour l’avoir, excepté de donner des terres ; mais plutôt que d’en venir là, il mettrait tout au hasard. Cependant il continuait d’envoyer au connétable pour l’adoucir, et aussi de peur qu’il ne livrât aux Anglais quelques-unes de ses places. Le connétable, de son côté, toujours inquiet, et se souvenant de Bouvines, lui envoyait tous les jours quelqu’un des siens en grand secret. Le roi prit alors la résolution de se servir de ses envoyés, pour le faire mieux connaître au duc de Bourgogne.

Il avait auprès de lui le seigneur de Contai, intime confident du duc, qu’il avait pris prisonnier, et qui allait souvent, sur sa parole, porter les propositions du roi à son maître, et de son maître au roi. Il appela Contai, et le fit cacher derrière une tapisserie, pour entendre les propositions que lui feraient les envoyés du connétable.

Ils lui dirent que le duc était en fureur contre le roi d’Angleterre, et qu’ils avaient été envoyés pour le prier non-seulement d’abandonner les Anglais, mais même de les piller. Là-dessus ils se mirent à contrefaire le duc, à frapper comme lui du pied contre terre, à le faire jurer par saint Georges, et dire à Édouard mille injures, l’appelant borgne, et y ajoutant toutes sortes de moqueries ; enfin ils n’oubliaient rien pour représenter son humeur violente et impétueuse.

Le roi cependant éclatait de rire, et, feignant d’être un peu sourd, les obligeait à répéter et à parler plus haut, afin que Contai entendît tout, et comme on se moquait de son maître ; eux qui ne demandaient pas mieux, recommençaient volontiers, augmentaient toujours quelque chose pour mieux divertir le roi.

Au milieu de leurs discours, ils dirent au roi que le connétable lui conseillait de faire une bonne trêve avec les Anglais, et leur donner quelques petites places pour passer l’hiver. Il s’imaginait par ce moyen les consoler du refus qu’il leur avait fait de Saint-Quentin, et les apaiser aux dépens du roi.

Louis ne leur répondit rien ; et, après les avoir assez fait discourir, il les renvoya en leur disant qu’il ferait savoir ses intentions à son frère : il appelait ainsi le connétable, parce qu’il avait épousé la sœur de la reine Charlotte de Savoie. Aussitôt il accourut, en riant, à Contai, qu’il trouva dans la disposition qu’il souhaitait, c’est-à-dire fort irrité de ce qu’on se moquait de son maître et des traités. Il le dépêcha en diligence au duc de Bourgogne, avec sa créance et son instruction.

Quand les envoyés du connétable eurent proposé au roi de donner quelques places aux Anglais pour passer l’hiver, il ne leur fit aucune réponse ; mais après il fut fort embarrassé, et de peur que le connétable ne troublât la paix, il offrit lui-même aux Anglais Eu et Saint-Valery : la trêve fut conclue pour neuf ans, aux conditions proposées par les Anglais. II fut résolu que l’entrevue entre les deux rois se ferait à Péquigny, pour jurer la paix, et que le roi d’Angleterre, après avoir reçu l’argent qu’on devait lui donner, retournerait dans son royaume.

Le duc de Bourgogne n’eut pas plus tôt entendu les premières nouvelles du traité, qu’il partit en diligence, lui seizième, et vint demander à Édouard en quel état étaient les affaires : il lui répondit qu’il avait fait un traité, où lui et le duc de Bretagne seraient compris s’ils voulaient.

Alors le duc s’emporta au dernier point, disant au roi d’Angleterre qu’il se souvînt de la gloire et des grandes actions de ses ancêtres ; qu’il ne l’avait pas fait venir pour ses propres intérêts, mais pour lui donner le moyen de recouvrer ses Etats perdus, et qu’au reste il avait si peu besoin de lui, qu’il ne ferait de trêve avec Louis que trois mois après qu’Édouard aurait repassé la mer.

Tous ces discours ne servirent qu’à irriter davantage le roi d’Angleterre contre le duc de Bourgogne. Le connétable ne réussit pas mieux: il offrit de l’argent à Édouard pour l’inciter de faire un accord désavantageux ; il lui dit qu’il ferait bien mieux de prendre toujours Eu et Saint-Valery, et qu’après il tâcherait de le loger mieux ; tout cela sans lui donner aucune assurance, et espérant de l’amuser de belles paroles.

Le roi d’Angleterre répondit qu’il avait fait la paix, et que les infidélités du connétable l’y avaient obligé. Quand il sut une réponse si sèche, il fut au désespoir et ne douta presque plus de sa perte. Cependant le temps de la conférence étant proche, les Anglais vinrent à Amiens, où le roi ordonna qu’on les reçût magnifiquement, et défendit de rien prendre d’eux aux hôtelleries ; tout se faisait aux dépens du roi, qui avait fait disposer des tables dans les rues, pleines de toutes sortes de vins et viandes exquises.

Les Anglais, attirés par cette réception, entrèrent en si grand nombre, qu’on commença à s’en alarmer ; et qu’il fallut enfin avertir le roi, quoique ce fût une des fêtes où ce prince, plutôt superstitieux que religieux, regardait comme un malheur si on lui parlait d’affaires.

Le roi ne s’obstina point, et ayant compris la conséquence de la chose, il fit armer secrètement des gens de guerre ; il monta ensuite à cheval, assez bien accompagné, et fit porter son dîner à la porte de la ville, où il invita à dîner une partie des seigneurs de la cour d’Édouard. On reconnut bientôt que les Anglais ne songeaient qu’à boire et à faire bonne chère.

Le roi d’Angleterre, honteux du désordre que causaient ses gens, envoya supplier le roi d’y apporter remède. Il s’en excusa, et Édouard lui-même garder les portes pour empêcher les siens d’entier. Tout était préparé alors à Péquigny pour la conférence : il y avait un pont sur la rivière en un endroit qui n’était point guéable, une barrière sur le pont où il y avait des treillis pour passer les bras, et enfin les autres choses nécessaires pour une entrevue si solennelle.

Le roi arriva le premier au lieu destiné, et le roi d’Angleterre, peu de temps après. Étant assez proche du roi, il se découvrit, et fit une révérence en fléchissant le genou jusqu’à demi-pied de terre ; ayant abordé le roi, il eu fit une encore plus profonde. Les deux rois s’embrassèrent à travers les treillis, et commencèrent à parler ensemble. Louis dit d’abord à Édouard qu’il n’avait rien tant désiré que de le voir, et qu’il louait Dieu de ce qu’ils étaient assemblés pour un si bon dessein. Édouard lui répondit en assez bon fraais et avec une pareille démonstration d’amitié.

Après quelques semblables discours, Louis, qui gardait toujours la supériorité dans cette assemblée, fit signe à tout le monde de se retirer, et qu’il serait bien aise de parler au roi d’Angleterre ; il lui demanda ce qu’il ferait, si le duc de Bourgogne ne voulait point entendre à la paix : il lui répondit qu’il pouvait agir avec lui comme il le jugerait à propos. Il fit la même question sur le duc de Bretagne ; mais Édouard le pria de ne lui point faire la guerre ; à quoi il répartit : « Que ferai-je, s’il ne veut pas accepter la paix ? « Si vous lui faites la guerre, reprit Édouard, je repasserai la mer pour le défendre. »

Cette réponse fâcha le roi ; mais comme il était habile, il ne voulut point faire paraître son chagrin, et rappela la compagnie avec un visage gai. Alors il demanda à Édouard s’il ne voulait point venir à Paris, et qu’il aurait soin de l’y divertir. Sur cela la conversation se tourna en plaisanteries, et les princes se retirèrent avec des témoignages de bienveillance mutuelle.

Le lendemain de l’entrevue, le connétable envoya au roi ses députés, qui parlaient fort humblement, et faisaient bien voir que leur maître avait perdu toute espérance. Il s’excusait envers le roi, sur ce qu’on l’accusait d’avoir intelligence avec ses ennemis, et que les effets avaient bien fait voir le contraire. Au reste, il offrait d’engager le duc de Bourgogne à se jeter sur les Anglais et à les piller.

Le roi ne répondit rien ; mais il lui manda seulement, par une lettre qu’il lui écrivit, ce qui s’était fait la veille, et qu’il était bien d’accord avec les Anglais ; qu’il ne laissait pas toutefois d’avoir encore de grandes affaires, et qu’il avait besoin d’une aussi bonne tête que la sienne.

Les envoyés s’en retournèrent fort contents de cette parole ; et d’abord qu’ils furent sortis, le roi montra la lettre à Havart, et lui dit que ce n’était que de la tête qu’il avait besoin, et qu’il se souciait peu du reste du corps. C’est ainsi qu’après avoir assuré les affaires, il raillait à son aise.

Le même Havart, étant à table avec lui, dit qu’on trouverait moyen de faire venir le roi d’Angleterre à Paris. Le roi qui n’écoutait pas cette proposition avec plaisir, changea de discours, et éluda ce voyage, sous prétexte des affaires qu’il avait avec le duc de Bourgogne. Il dit à Comines, en particulier, qu’Édouard était un homme de plaisir ; qu’il trouverait à Paris quelque femme qui lui plairait, et qui lui donnerait envie de revenir encore une fois ; que cela ne l’accommoderait pas, et que les Anglais n’avaient que trop été en France.

Il ressentait une joie extrême d’avoir fait une paix si avantageuse, et d’avoir rendu inutile, par son adresse et son argent, un armement si redoutable. Il se moquait en son cœur du roi d’Angleterre, et comme il était porté à la raillerie, il avait une peine extrême à se retenir ; mais la crainte de fâcher les Anglais, nation délicate et prompte, lui fermait la bouche. Un jour qu’il était avec deux ou trois de ses plus familiers courtisans, il riait des bons effets de ses présents : il aperçut tout d’un coup qu’il avait pu être entendu d’un marchand gascon, établi en Angleterre, qui était venu lui demander quelque chose. Aussitôt il donna ordre qu’on lui fit quelque gratification, et pour l’obliger au secret, il prit un soin particulier de sa famille.

Ce prince avait accoutumé de dire que sa langue lui rendait de mauvais offices par sa promptitude, et que souvent aussi elle lui en rendait de bons ; mais que, quand elle avait manqué, c’était à lui à réparer les dommages qu’elle lui causait. Il n’était pas seulement soigneux de s’empêcher lui-même de parler, mais encore d’empêcher les autres de réveiller les Anglais par leurs discours.

Comines lui rapporta qu’un Gascon, qui était au roi d’Angleterre, lui avait dit que les Français s’étaient bien moqués des Anglais dans ce traité, et qu’Édouard, après avoir gagné neuf grandes batailles, en venait de perdre une dixième contre Louis, qui avait effacé la gloire des autres. Le roi dit aussitôt qu’il fallait faire taire ce mauvais plaisant ; en même temps il le fit venir, et tâcha de l’attirer à son service. Comme il s’en excusa, il promit de prendre soin de ses frères, et le renvoya avec de riches présents, l’invitant à entretenir la correspondance entre les deux royaumes.

Le roi d’Angleterre, après avoir reçu son argent, se retira à Calais, et, conformément au traité, laissa les otages jusqu’à ce qu’il fût repassé dans son royaume. Il remit ensuite à Louis deux lettres que le connétable lai avait écrites, et lui en fit une autre où il expliquait toutes les propositions qu’il lui avait laites.

Aussitôt que le roi sut son arrivée à Douvres, ‘ il vint à Vervins, où les ambassadeurs du duc de Bourgogne conclurent la trêve avec lui pour neuf ans, comme les Anglais ; mais la publication en fut différée jusqu’à trois mois, à cause de ce que le duc avait dit à Édouard : ainsi le roi sortit avec avantage d’une guerre très périlleuse, par son adresse et sa patience.

Le roi commença alors à tourner tout son esprit à la perte du connétable. Il avait tant d’envie de se défaire d’un esprit si pernicieux, que, pour obliger le duc de Bourgogne à conjurer sa ruine avec lui, il consentit de lui donner Saint-Quentin, et généralement tout ce qui lui avait été autrefois offert à Bouvines.

Le connétable s’aperçut bientôt qu’il se tramait quelque chose de funeste, et ne voyait aucun moyen d’éviter sa mauvaise destinée. Il savait qu’Édouard avait remis ses lettres à Louis, et n’espérait pas de pouvoir fléchir l’esprit irrité de ce prince. Il n’avait pas moins offensé le duc de Bourgogne, de sorte qu’il ne savait plus à quoi se résoudre. Tantôt il songeait à s’enfuir en Allemagne et à y acheter quelques places fortes sur le Rhin ; tantôt il pensait à tenir bon dans le château de Ham, très fort de sa nature, et qu’il avait muni de toutes choses. Mais quelle place pouvait-il trouver, qui le put mettre à couvert de la puissance d’un roi de France, si puissamment armé ; et comment pouvait-il espérer de se défendre à Ham, où il n’avait personne qui ne fût au roi ou au duc, et qui pût être aisément gagné ?

Ainsi un homme si puissant, si riche, si habile, d’une si illustre naissance et si hautement allié, qui prétendait faire la loi à un si grand roi, et à un prince qui n’aurait jamais voulu céder aux rois, se trouve par son ambition réduit à un tel état, qu’il ne sait que devenir. À la fin, le désespoir le contraignit de se jeter entre les bras du duc de Bourgogne, qu’il crut plus aisément pouvoir engager, par son intérêt, à le protéger contre Louis.

Après avoir obtenu de ce duc un sauf-conduit, il se rendit à Mons en Hainaut, où il fut gardé par ordre du duc. Le roi envoya aussitôt quelques troupes qui se présentèrent à Saint-Quentin, dont on leur ouvrit les portes sans balancer. Il fit savoir cette nouvelle au duc de Bourgogne de peur qu’il ne renouât quelque traité avec le connétable pour ravoir de lui cette place, et en même temps le somma de lui rendre le prisonnier, conformément au traité.

En ce temps-là, le duc était occupé à la conquête de la Lorraine, qu’il avait déjà toute prise, excepté Nancy, qu’il assiégeait. Il craignit d’être traversé dans son entreprise par le roi qui était puissamment armé, et qui avait auprès de lui le duc de Lorraine ; ainsi, il promit de rendre le connétable, et l’envoya à Péronne, avec ordre à ses gens de le remettre entre les mains du roi dans un certain temps. Il espérait pendant ce temps de prendre Nancy, et alors il va beaucoup d’apparence qu’il n’eût pas exécuté le traité sans faire de nouvelles propositions ; mais comme le siège tira en longueur, et que le roi pressait vivement, il fallut enfin remettre le connétable entre ses mains : pendant qu’il pensait manquer de parole à ce malheureux seigneur, il se vit lui-même trahi par un de ses favoris.

Ce fut Nicolas de Campobasche, gentilhomme napolitain que le duc avait élevé d’une extrême pauvreté à la plus haute considération, et à qui il avait donné sa confiance particulière. Dès ce premier siège de Nancy il avait commencé de trahir son maître. Ce fut lui qui traîna ce siège en longueur, en faisant de faibles attaques et en avertissant ceux de la place de ne pas se rendre. Ce méchant passa encore plus avant, et offrit au roi de le défaire du duc ; ce qui lui était fort aisé.

Louis eut en horreur sa perfidie, et comme il soupçonnait qu’il avait dessein de le tromper, il découvrit la trahison au duc, à qui il était bien aise de donner cette marque d’amitié et de bonne foi. Ce prince, qui n’agissait que par caprice, quoique les marques de la trahison que Louis lui découvrit fussent certaines, alla se mettre dans l’esprit que si la chose eût été véritable, Louis n’aurait eu garde de l’en avertir, et qu’il voulait par cet artifice lui donner de la défiance d’un fidèle serviteur ; de sorte qu’il s’attacha plus que jamais à ce traître.

Le roi fit mettre le connétable à la Bastille, et on lui fit son procès, où furent produites ses lettres au roi d’Angleterre, et celles qu’il écrivait au duc de Bourbon, pour l’exciter à la révolte, avec d’autres pièces qui le convainquaient. Son procès étant achevé, le chancelier qui avait présidé au jugement le fit venir au palais, où on lui redemanda le collier de l’ordre et l’épée de connétable. Ensuite le premier président lui déclara qu’il était convaincu du crime de lèse-majesté, et condamné à avoir la tête coupée dans le jour.

Quelque criminel qu’il fût, il ne s’attendait pas à cette sentence, tant les hommes sont accoutumés à se flatter ; il fit témoigner au roi le déplaisir qu’il avait d’avoir manqué à son devoir, et après qu’il eut pensé à sa conscience, il fut mené au supplice, donnant de grandes marques de repentir.

Le roi donna au duc de Bourgogne, selon le traité, Saint-Quentin et les autres places promises, avec l’argent et les meubles du connétable. Cependant le duc acheva de se rendre maître de la Lorraine ; mais comme il ne donnait aucunes bornes à son ambition, et qu’il ne prétendait rien moins que de se l’aire roi par ses conquêtes, il se jeta dans de nouvelles entreprises.

Ce prince se sentait redouté de tous les princes voisins. Le duc de Milan avait renoncé à l’alliance du roi pour prendre la sienne ; le roi René de Sicile, oncle du roi, voulait donner à Charles son comté de Provence, et l’avertissait de tout ce qui lui était proposé de la part de Louis. La duchesse de Savoie, propre sœur du roi, ne l’écoutait plus, et elle était absolument au duc de Bourgogne.

Se voyant donc si puissant, il crut qu’il viendrait facilement à bout des Suisses, à qui il déclara la guerre, tant à cause du comté de Ferrete que pour protéger contre eux le comte de Romond, à qui ils avaient fait quelque injustice. Le roi écrivit au duc pour le détourner d’attaquer les Suisses, avec qui il n’y avait rien à gagner, et il l’engagea à venir plutôt à une conférence, pour terminer leurs affaires et conclure une bonne paix. Les Suisses lui députèrent pour lui dire qu’ils étaient prêts de lui rendre le comté de Ferrete, et de donner au comte de Romond une satisfaction entière ; qu’au reste, un si pauvre pays que le leur ne méritant pas qu’il le conquit, ils le suppliaient de les laisser en repos.

(1476) Par une seconde ambassade ils lui offrirent de renoncer à toutes leurs alliances même à cette du roi, qui leur était si avantageuse, et, de plus, de fournir six mille hommes contre lui. Il refusa toutes ces offres, entra dans leur pays où, après avoir pris quelques petites places, il assiégea Granson, qui se rendit à discrétion, et où le duc fit pendre cinq cents Allemands, qui étaient en garnison dans la place.

Les Suisses vinrent trop tard au secours, et ne laissèrent pas de marcher pour empêcher l’ennemi de passer outre. Le duc, au lieu de les attendre dans son camp, qui était parfaitement bien fortifié, s’obstina, contre l’avis de tous les siens, à marcher contre eux, et les alla attaquer à l’entrée des montagnes. Il avait d’abord envoyé ses gardes pour occuper les passages ; mais par le feu effroyable que firent les Suisses, ses gardes furent repousses, et l’armée en fut si épouvantée, qu’elle prit la fuite dans un extrême désordre, quoiqu’il n’y eût que sept hommes de tués.

Le camp de Charles fut pris et pillé ; toutes les tentes, tous les équipages de ses officiers et les siens furent en proie, avec ses trésors immenses, et ses pierreries d’une prodigieuse grosseur aussi bien que d’un prix inestimable. Les Suisses, grossiers, qui n’en connaissaient pas la valeur, les vendaient pour rien, de sorte qu’en fort peu de temps toute l’Allemagne fut pleine des dépouilles du duc et de son armée.

Cette victoire donna beaucoup de réputation aux Suisses, qui jusqu’alors n’avaient pas été fort considérés. Plusieurs villes et princes d’Allemagne se joignirent à eux. Ils reprirent Granson, et firent pendre tous les Bourguignons qu’ils trouvèrent dedans.

Cependant le roi, qui s’était avancé à Lyon pour observer les démarches que ferait le duc et la suite de cette guerre, reçut bientôt cette nouvelle, et sentait que la face des affaires allait changer. Le duc lui envoya des ambassadeurs, qui lui parlèrent fort humblement, et qui lui demandèrent pardon, delà part de leur maître, de ce qu’il avait manqué à l’entrevue. Le roi leur fit bon visage, et leur répondit qu’il n’avait rien à craindre, qu’il entretiendrait la trêve et qu’il n’y ferait nulle infraction.

En effet, quelques villes d’Allemagne l’ayant prié de se déclarer contre le duc, il se garda bien d’écouter une telle proposition, non pour faire plaisir au duc ; au contraire, comme il savait que, s’il se fût déclaré, il l’aurait arrêté tout court, il le laissait s’engager dans des entreprit ses où il savait qu’il périrait.

Cependant la duchesse de Savoie envoya à Comines, pour tâcher de faire son accommodement avec le roi son frère. Le duc de Milan lui fit offrir une grande somme d’argent, s’il voulait promettre de ne faire ni paix ni trêve avec Charles. Le roi répondit en peu de mots qu’il n’avait que faire de son argent, et qu’il en avait plus que lui ; que, pour la guerre et la trêve, il en ferait comme il entendrait ; du reste, que s’il voulait être de ses amis, comme auparavant, il le recevrait. L’accord entre les deux princes fut publié incontinent comme Louis l’avait proposé.

Quant au roi René, aussitôt que Louis eut appris la défaite du duc, il envoya des troupes en Provence, où était René, et lui fil dire qu’il le priait de venir le trouver, sinon qu’il le ferait venir de force ; il obéit et fut très-bien reçu. René lui fit parler par son sénéchal, qui lui dit qu’il était vrai que le roi son maître était en traité avec le duc de Bourgogne pour son comté de Provence; que ses plus fidèles serviteurs, et lui entre autres, lui avaient conseillé de le faire ; que ce qui l’y avait obligé était le mauvais traitement que Louis lui avait fait en lui prenant son château de Bar et celui d’Angers ; qu’au reste, il n’avait jamais eu dessein d’exécuter ce traité, et qu’il n’en avait fait courir le bruit que parce qu’il était bien aise qu’il vint à la connaissance de Louis, afin qu’il lui fit justice, et qu’il se souvint qu’il était son oncle.

Le roi reçut fort bien ce discours, et traita magnifiquement, à son ordinaire, le roi de Sicile et les siens. Il n’est pas croyable combien le duc de Bourgogne fut accablé de son malheur ; il était abattu et mélancolique, insupportable aux siens et à lui-même, et jamais depuis ce temps-là, il n’eut plus l’esprit si net ni si bon qu’auparavant. Il s’échauffa plus que jamais contre les Suisses, et pour s en venger, il envoya demander des secours d’hommes et d’argent à ses villes des Pays-Bas.

Elles répondirent, d’un commun accord, qu’elles étaient prêtes de donner leurs biens et leur sang pour sa défense ; mais qu’elles étaient résolues de ne pas l’aider à continuer une guerre injuste. Il est aisé de juger combien une telle réponse devait irriter un prince de son humeur, et combien il lui était fâcheux de sentir son pouvoir affaibli, même parmi ses sujets II ne laissa pas, malgré leur refus, de lever une grande armée, presque toute composée d’étranger parce qu’il se défiait de ses sujets et ne croyait pas qu’ils pussent prendre confiance en lui depuis la trahison qu’il avait faite au connétable.

Avec cette armée il alla camper devant Morat ; le duc de Lorraine, qu’il avait dépouillé de ses Etats, se joignit aux Suisses avec quelque peu de troupes. L’armée de Charles fut mise en déroute dès le premier choc ; mais il n’en arriva pas comme à la première bataille, où le duc ne perdit que sept hommes, parce que les Suisses n’avaient point de cavalerie : ici, où ils avaient quatre mille chevaux et de fort bons hommes, ils poursuivirent vivement les fuyards et en mirent dix-huit mille sur la place. René II, duc de Lorraine, mena aussitôt l’armée victorieuse dans son duché, où il prit en passant quelques places, et alla mettre le siège devant Nancy.

Charles, plongé dans la douleur, se renferma durant six semaines, ne pouvant supporter la vue des hommes, et croyant que la lumière même du soleil lui reprochait sa défaite ; il vit à cette fois qu’il allait être abandonné de tous ses amis. La défiance qu’il avait de la duchesse de Savoie l’obligea à la faire prendre chez elle, et à l’envoyer prisonnière dans un château près de Dijon.

Cependant il donnait des ordres pour lever de nouvelles troupes, mais assez nonchalamment et il semblait qu’il ne fit plus rien que par obstination. Au lieu de tourner son cœur à Dieu dans son affliction, il se livra au dépit et au désespoir ; sa colère devint plus que jamais impétueuse et terrible. Aucun des siens n’osait l’avertir des choses nécessaires ; et à peine pouvait-on approcher de lui ou lui parler. Ses chagrins affaiblirent sa santé ; il tombait dans des défaillances fréquentes, et il fallut faire des remèdes extraordinaires pour lui rappeler la chaleur et le sang au cœur.

Le duc de Lorraine pressait cependant Nancy, et Charles, abandonné à ses déplaisirs, perdit l’occasion de secourir cette place. Le capitaine Cobin, qui commandait les Anglais, homme de basse naissance, mais de grande vertu, ayant été tué d’un coup de canon, sa mort fit perdre le courage à ses soldats, qui, peu entendus au siège, se mirent à murmurer contre le gouverneur, et le contraignirent à parlementer ; s’il eût eu la force de leur parler comme il devait, il les aurait réduits, et n’aurait pas capitulé, comme il fit, très mal à propos.

Deux jours après le traité, le duc de Bourgogne arriva avec son armée, et trouvant la place rendue, il résolut de l’assiéger : il eût mieux valu pour lui qu’il ne se fût pas obstiné à ce siège malheureux ; il aurait pu facilement, en prenant les petites places d’alentour, tenir Nancy à l’étroit et comme bloqué; par ce moyen, ses troupes ne se seraient point fatiguées, et il eût fait périr la place sans rien hasarder; mais, comme dit à cette occasion Philippe de Comines, « Dieu prépare de tels vouloirs extraordinaires aux princes, quand il veut changer leur fortune. »

Environ dans ce même temps, la duchesse de Savoie, qui était assez négligemment gardée, envoya demander au roi des gens pour la délivrer. Il ne voulut pas manquer à sa sœur dans un besoin si pressant ; elle fut tirée de sa prison, et vint trouver Louis au Plessis-lès-Tours, où il s’était retiré à son ordinaire, ne jugeant plus sa présence nécessaire à Lyon après l’affaire de Morat. Il alla au-devant de la duchesse, qu’il aborda en riant, et l’appela Bourguignonne ; à quoi elle répondit qu’elle était fort bonne Française, et lui témoigna beaucoup de reconnaissance ; elle fut très-bien reçue, et ils traitèrent leurs affaires avec une commune satisfaction.

Les historiens remarquent qu’elle était vraie sœur du roi, et qu’elle n’était pas moins cachée ni moins artificieuse que son frère. Ils se connaissaient trop pour se plaire ensemble et pour se fier l’un à l’autre : ils s’embrassèrent mutuellement, et se séparèrent bientôt avec de grands compliments, fort contents de ne se plus voir.

Cependant le duc de Lorraine levait des troupes en Suisse et en Allemagne, pour secourir Nancy. Le roi favorisait ces levées, et par ses ambassadeurs et par son argent ; un grand nombre de gentilshommes français prirent parti dans ses troupes par sa permission. René II vint loger à Saint-Nicolas, auprès de Nancy, avec cette armée, et le roi avait la sienne dans le Barrois, pour observer ce qui se passait, et prêt à agir au premier ordre.

Au second siège de Nancy, Campobasche continua ses pratiques, et encourageait toujours ceux de dedans. Il fit dire au duc de Lorraine et aux gens que le roi avait dans son armée, que le propre jour de la bataille il se rangerait de leur parti avec les siens, et en laisserait quelques-uns, tant pour commencer à prendre la fuite et mettre la terreur dans toute l’armée, que pour suivre de près le duc et le tuer dans la confusion.

Pendant que ces choses se tramaient, les Bourguignons prirent un gentilhomme provençal, qui menait secrètement cette affaire et portait toutes les paroles ; il fut surpris entrant dans Nancy, et Charles ordonna qu’il fût pendu, suivant les lois rigoureuses qui se pratiquaient alors en quelques pays, mais non pas en France. (Elles sont maintenant universellement abolies.)

Comme on le menait au supplice, il dit qu’il avait un avis à donner à Charles, qu’il achèterait d’un duché, puisqu’il y allait de sa vie ; mais Campobasche, qui s’était rendu auprès du duc pour empêcher qu’il n’eût égard à ce récit, éloignait ceux qui voulaient parler, et les prévenait en disant que le duc ordonnait qu’on expédiât promptement cet homme, qui fut exécuté, et Charles ne sut pas la conjuration.

Nancy était fort pressée et commençait à manquer de vivres, ce qui obligea le duc de Lorraine à donner bataille ; il délogea de Saint-Nicolas dans ce dessein, et marcha droit au duc de Bourgogne. Alors, contre sa coutume, Charles prit un peu de conseil ; là on lui remontra le mauvais état de ses troupes deux fois vaincues, qui n’étaient que de quatre mille hommes, dont à peine y en avait-il douze cents en état de combattre : que pouvait-il espérer contre une si grande armée qui allait fondre sur lui, et contre cette du roi, qu’il voyait en si bon état dans le voisinage ?

Sur ce fondement, on lui conseillait de se retirer pour un peu de temps, parce que, disait-on, les Allemands, après avoir ravitaillé la place, ne tarderaient pas à se retirer ; qu’au reste, le peu de vivres qu’ils feraient entrera Nancy serait bientôt consommé dans une si grande ville, et qu’alors il rassiégerait cette ville qui ne pourrait plus lui échapper.

Malgré un si bon conseil, ce prince s’opiniâtra au combat, où il fallait qu’il mourût. Le jour de la bataille, qui se donna au cœur de l’hiver, le 5 janvier (1477), Campobasche ne manqua pas d’exécuter son dessein ; mais comme il se rangeait parmi les Allemands, « ils le chassèrent, en criant qu’ils ne voulaient point de traître parmi eux.

Les troupes du duc, effrayées des deux batailles perdues et de la défection de Campobasche, prirent bientôt la fuite. L’infanterie fut mise en déroute par la furieuse décharge des Suisses, et après cela la cavalerie ne tint guère ; Campobasche se saisit d’un pont par où ils pouvaient s’échapper, de sorte qu’il en fut lait un carnage épouvantable. Le duc fut tué des premiers par une multitude de gens qui ne le connaissaient pas, à ce qu’on disait alors ; mais il y a beaucoup d’apparence que ce fut par les soldats de Campobasche, ainsi que ce traître l’avait projeté. Quoi qu’il en soit, on le trouva parmi les morts, percé de plusieurs coups, et entre autres d’un coup de hallebarde, qui lui fendait la tête.

Ce duc avait de bonnes qualités et beaucoup plus de mauvaises ; il avait l’esprit vif et pénétrant, et la conception merveilleuse ; il aimait à donner, mais il donnait à chacun médiocrement, pour faire durer ses libéralités et les étendre à plus de personnes. Il était agissant, laborieux, ambitieux et hardi au-delà de toute mesure, et avide de faire parler de lui après sa mort, comme on parle de ces fameux conquérants si renommés dans l’histoire ; orgueilleux, incapable de suivre un conseil, ni de démordre de ses premières résolutions, quelque téméraires qu’elles fussent ; jamais de retour à Dieu, ni en prospérité, ni en adversité, et croyant devoir sa grandeur à lui-même et à son bon sens. Il périt enfin malheureusement, dans la force de son âge, par son opiniâtreté et par une infâme trahison, justement puni de cette qu’il avait faite au connétable.

Environ dans ce même temps, le duc de Milan, parlant ù un ambassadeur dans une église, fut assassiné par trois gentilshommes : il avait enlevé les femmes des deux premiers, et avait fait à l’autre quelque injustice au sujet d’une abbaye.

Cependant Louis attendait avec une grande impatience, au palais de Plessis-lès-Tours, des nouvelles de Nancy. Il avait dans tout son royaume l’établissement des postes, si utiles au bien public et particulier, et qui font la correspondance de toutes les parties de l’État : par ce moyen, il était bientôt averti de tout ce qui se passait, et faisait des présents considérables à ceux qui lui apportaient des nouvelles importantes.

Le comte de Lude, après avoir pris les paquets des courriers, vint en diligence au Plessis, éveilla le roi, à peine était-il jour. Il lui raconta la défaite et la fuite du duc de Bourgogne, car on n’avait point encore de nouvelles de sa mort. cette nouvelle réjouit beaucoup le roi ; mais il eut peur que s’il tombait entre les mains des Allemands, comme il avait beaucoup d’argent, il ne fit son accommodement avec eux et ne les gagnât contre lui avec son argent : c’est ce qui le fit penser à se rendre maître des terres qui dépendaient de la couronne ; ce qu’il pouvait très-facilement, parce que le duc avait perdu la fleur de ses troupes dans ses trois batailles ; il prétendait mander au duc qu’il s’était saisi de ses terres, comme seigneur souverain, pour les lui garder et empêcher que les Allemands n’occupassent une partie si considérable du royaume.

Aussitôt qu’il se fut levé, les seigneurs vinrent en foule, à leur ordinaire, pour lui faire leur cour. Il les entretenait de ce qui s’était passé, et montrait une grande joie : la plupart ne répondaient pas, et paraissaient étonnés : ils appréhendaient que le roi, débarrassé des ennemis, ne tournât tout son esprit à les abattre. Plusieurs d’entre eux avaient été de la guerre du bien public ou du parti du duc de Guienne, et ils savaient bien que Louis n’était pas d’humeur à oublier ces menées. Il fit dîner avec lui, selon sa coutume, plusieurs grands seigneurs, avec son chancelier et ceux de son conseil.

Comines remarqua dans ce festin que la plupart, troublés de leurs affaires, mangèrent fort peu et ménagèrent leurs paroles devant un prince si soupçonneux. Louis envoya ensuite Comines sur la frontière de Picardie, pour négocier avec les villes qui appartenaient à la maison de Bourgogne, et les obliger à se rendre à lui. Il eut ordre, en partant, d’ouvrir tous les paquets adressés au roi.

Dans le premier qu’il ouvrit, il apprit la mort du duc : en approchant d’Abbeville, il trouva cette place disposée à se soumettre. Il alla ensuite à Arras, qu’il invita à se rendre ; les habitants répondirent avec beaucoup de respect qu’ils étaient à la duchesse Marie, fille de leur duc, et qu’il n’en était pas d’eux comme de ceux d’Abbeville et des autres places de Somme ou du comté de Ponthieu, qui devait retourner au roi par le traité d’Arras faute d’hoirs mâles, au lieu que la Flandre et l’Artois pouvaient être tenus par des filles ; témoin Marguerite, fille et héritière de Louis, comte de Flandre, qui avait apporté en dot ces pays à Philippe le Hardi et à la maison de Bourgogne.

Comines rendit compte de cette réponse à Jean de Rohan, amiral de France., qui commandait pour le roi dans ces quartiers. Louis, naturellement actif et vigilant, n’eut pas plus tôt appris la mort du duc, qu’il résolut d’aller en personne sur la frontière, croyant que .sa présence avancerait les affaires. En effet, Ham, Bohain, Saint-Quentin et Péronne se rendirent aussitôt. Il avait pris le dessein de réduire sous sa puissance tous les Etats de la maison de Bourgogne, et d’en dépouiller l’héritière. Pour cela, il prétendait mettre sous sa main la Bourgogne, la Flandre et l’Artois, dépendant de la couronne, et partager entre les princes d’Allemagne les terres qui relevaient de l’empire.

Le dessein était bien conçu, mais il n’était pas assez fondé sur la justice ; car, excepté les places de Somme et du comté de Ponthieu, et le duché de Bourgogne, qui, ayant été donné à Philippe le Hardi comme un apanage de fils de France, devait retourner à la couronne, faute d’hoirs mâles, le reste appartenait légitimement à la fille du duc de Bourgogne : ainsi le roi eût mieux fait de ménager cette affaire par un mariage, ce qui lui était aisé.

Il avait dit souvent, du vivant du duc, que si ce prince venait à mourir, il marierait le Dauphin avec sa fille ; mais il changea de langage aussitôt après sa mort, soit qu’il eut conçu d’autres desseins, ou qu’il vît la chose impossible, à cause que le Dauphin n’avait que neuf ans et que la princesse en avait plus de vingt : aussi la dame d’honneur de la princesse disait-elle qu’elle avait besoin d’un homme et non d’un enfant, parole qui fut mal interprétée ; et son intention était de dire, que l’État ébranlé avait besoin d’un homme fait pour le rétablir.

Le roi eût pu la marier avec le comte d’Angoulême père de François Ier, roi de France ; car la princesse désirait avec ardeur, ou le Dauphin, ou quelque autre prince de France, touchée ou de l’éclat de cette auguste maison dont elle était sortie, ou de quelque autre raison particulière ; mais le roi ne voulut jamais ce mariage, parce qu’il craignait qu’il n’arrivât le même inconvénient où la France était tombée par l’excessive puissance de la maison de Bourgogne, joint que ce prince vindicatif, par la haine qu’il avait contre cette maison, qui avait fait tant de maux à lui et à l’État, ne songeait qu’à la ruiner de fond en comble.

Il commença ses pratiques par ceux de Gand, dont il connaissait l’humeur : c’étaient des peuples toujours portés à la révolte, qui aimaient l’abaissement de leurs princes, et avaient un chagrin particulier contre la maison de Bourgogne, sous laquelle ils avaient perdu leurs privilèges.

Il destina à cette ambassade Olivier le Daim, son barbier, homme fort peu capable et indigne d’un si grand emploi ; mais le roi en était entêté. Olivier faisait le grand seigneur, et se faisait appeler comte de Meulan, parce qu’il était capitaine de cette ville. Son ordre était de proposer à la princesse de se mettre entre ses mains durant les troubles, promettant de rendre aux Gantois tous leurs privilèges.

A l’audience qu’il eut de la princesse, en présence de son conseil, on lui demanda ses lettres de créance ; il refusa de les montrer, et répondit qu’il avait ordre de ne parler qu’à la princesse seule. Elle et son conseil trouvèrent ce procédé fort singulier ; les peuples, qui connaissaient sa basse naissance et son peu de capacité, se moquaient de lui ; le mépris s’étant tourné en indignation, il fut contraint de prendre la fuite.

S’il avait si mal réussi, il ne fallait pas lui en attribuer la faute, mais à celui qui l’avait chargé d’un emploi qui passait ses forces, elle roi s’était trompé en croyant la chose trop aisée.

Cependant Olivier, en se retirant, réussit assez bien à Tournay, qu’il mit dans les intérêts du roi. Ce prince cependant assiégeait Arras, reçut dans ces entrefaites une ambassade de la princesse pour traiter de la paix. Les ambassadeurs étaient le chancelier Hugonet et le seigneur d’Imbercourt, qui, ayant toujours été en autorité sous le duc désiraient de s’y conserver : ils rendirent au roi une lettre de la part de la duchesse, par laquelle elle lui mandait qu’il pouvait prendre toute confiance en ceux qu’elle lui envoyait ; que c’étaient ses plus fidèles serviteurs, sur qui elle se reposait de ses principales affaires, et que tout ce qu’ils accorderaient serait exécuté.

Le roi ne leur voulut point donner d’audience, qu’il ne leur eût parlé en particulier, pour tâcher de les faire entrer dans ses idées : ils répondirent avec beaucoup de soumission, mais sans jamais s’engager. Ils lui proposèrent toujours le mariage du Dauphin, à quoi il ne voulut point entendre ; enfin pour lui donner quelque satisfaction, dans ce faible état où ils sentaient les affaires de leur maîtresse, ils consentirent à lui faire rendre la cité d’Arras, par laquelle il pouvait aisément se rendre maître de la ville.

Le seigneur des Cordes, qui était gouverneur de la cité, lui conseilla secrètement de la demander, et la lui rendit, après qu’il eut reçu sa décharge des ambassadeurs. Il se donna ensuite tout à fait au roi, qui le fil gouverneur de Picardie, comme il l’avait été sous le duc de Bourgogne ; il servit à prendre Hesdin, dont il avait été gouverneur ; il y avait même encore plusieurs de ses gens.

Cambrai ouvrit ses portes à Louis ; Ardres, le Quesnoy, Bouchain et Boulogne se rendirent peu de jours après. Le roi vint ensuite assiéger la ville d’Arras qui ne résista pas longtemps, tant à cause que la ville fut durement battue, qu’à cause des intelligences que des Cordes y avait conservées.

Pendant le siège d’Arras, il arriva près du roi des envoyés des trois états du pays dont les Gantois disposaient ; ils étaient maîtres de tout, parce qu’ils avaient la princesse en leur pouvoir. En proposant les conditions de paix, ils dirent pour s’autoriser, que leur princesse ne ferait rien sans la délibération et le conseil des trois étals de son pays.

Le roi s’arrêta à cette parole, et leur dit qu’il était sûr que la duchesse voulait se conduire par d’autres personnes, de sorte qu’ils se trouveraient désavoués de ce qu’ils auraient avancé. Sur cela, étant bien aise de mettre la division parmi ses ennemis, il lui fit montrer la lettre que Marie venait de lui écrire ; on la leur donna pour les mieux aider à brouiller, et ils ne furent pas fâchés d’en avoir une si belle occasion.

Quand ils furent retournés à Gand, ils lui reprochèrent en plein conseil, et en présence du chancelier et d’Imbercourt, que, loin de se reposer sur tes avis de ses trois étals, comme elle avait promis, elle avait mandé le contraire au roi. Elle fut surprise d’abord ; mais ne pouvant se persuader que le roi eût donné sa lettre, elle soutint qu’elle n’avait jamais écrit rien de semblable. Ils lui montrèrent la lettre en original, et ces insolents sujets couvrirent publiquement leur princesse de confusion.

Les Gantois arrêtèrent le chancelier et Imbercourt, à qui ils firent faire le procès. Ils furent condamnés à mort, et quoiqu’ils en appelassent au roi, souverain seigneur du comté de Flandre, et à son parlement, ces peuples séditieux les traînèrent au supplice.

La duchesse, éperdue, accourut, à la place publique, où était dressé l’échafaud, et là, toute échevelée, et fondant en pleurs, comme elle ne voyait parmi ces peuples aucun respect pour son autorité, elle demanda avec d’humbles prières le pardon de ses deux serviteurs.

Plusieurs furent émus du mépris indigne qu’on faisait de leur duchesse, et se déclarèrent pour elle. Les deux partis furent quelque temps piques baissées l’un contre l’autre, et prêts à combattre ; mais enfin il fallut que le parti le plus faible cédât au plus fort, et les séditieux étant demeurés les maîtres, ces deux malheureux furent immolés à leur fureur.

En France on avait aussi exécuté Jacques d’Armagnac, duc de Nemours : ce seigneur après avoir promis au roi de ne point entrer dans la ligue du bien public, avait manqué à sa parole, et ce prince avait toujours conservé le désir de s’en venger ; il lui accorda cependant le pardon de cette faute, dans le temps qu’il fit la même grâce à d’autres seigneurs ; mais son caractère brouillon l’ayant jeté dans différentes intrigues, il osa projeter de livrer le roi et le Dauphin au duc de Bourgogne.

Le roi, résolu de l’en punir, donna ordre à Pierre de Bourbon Beaujeu de l’aller assiéger dans son château de Cariât en Auvergne, où il s’était retiré. Il se rendit, à condition qu’il aurait la vie sauve, ce qui lui fut promis : mais le roi ne s’embarrassa pas de tenir la parole donnée par Beaujeu, il le mit entre les mains du parlement qui le condamna à avoir la tête tranchée ; ce qui fut exécuté le 4 août 1477. Le roi voulut que les deux fils de ce seigneur, qui n’étaient encore qu’enfants, fussent sous l’échafaud, afin qu’ils fussent teints du sang de leur père.

Cependant les armées du roi, commandées par le seigneur de Craon, faisaient de grands progrès dans le duché et dans le comté de Bourgogne. Louis envoya le prince d’Orange, né sujet de la maison de Bourgogne, mais qui avait abandonné le duc Charles pour quelque mécontentement. Il crut que ce prince, qui avait de grandes terres en ces pays, lui servirait à les réduire ; mais toute sa confiance était en la conduite de Craon, qui se servit du prince d’Orange pour réduire Dijon et tout le duché, avec le comté d’Auxerre. Il prit aussi plusieurs places dans la Franche-Comté, et les autres se trouvèrent fort ébranlées.

En Angleterre, on regardait avec beaucoup de jalousie les conquêtes que Louis faisait dans les Pays-Bas ; on favorisait la duchesse, et les sujets d’Édouard lui représentaient qu’il ne devait pas souffrir que le roi de France se rendît si puissant sur la côte ; qu’il avait déjà pris Ardres, Boulogne et autres places considérables le long de la mer.

Louis avait à lui toute la cour d’Angleterre, et une grande partie du conseil, par les grandes pensions qu’il continuait d’y donner. Il se servait de tous ces moyens pour retenir Édouard, qui de son côté aimait ses plaisirs et n’était pas agissant ; ainsi, avec les neuf batailles qu’il avait gagnées, il s’était rendu méprisable.

Ce prince était propre à réussir dans les guerres civiles d’Angleterre, qui se décidaient en peu de temps mais il ne se sentait pas assez de constance pour soutenir les affaires de France, que l’expérience lui avait fait trouver longues et pénibles. De plus, les cinquante mille écus qu’il recevait tous les ans du roi, lui touchaient le cœur, et enfin lui et sa femme craignaient de se brouiller avec la France, par la passion extrême qu’ils avaient d’accomplir le mariage du Dauphin avec leur fille Élisabeth, qu’ils appelaient déjà « Madame la Dauphine. »

Louis n’avait nul dessein d’accomplir ce mariage, et ne songeait qu’à amuser le roi d’Angleterre, dont il connaissait l’humeur. Quand il en recevait les ambassadeurs, il ne leur donnait jamais de réponses positives ; mais après des paroles générales il promettait d’envoyer quelqu’un pour dire sa résolution. Il savait cependant gagner par de grands dons et par toutes sortes d’agréments les ministres qu’Édouard lui envoyait, de manière qu’ils rapportaient des merveilles à leur maître des bonnes dispositions de la cour de France.

Louis envoyait ensuite des gens pour faire des propositions, qui avaient en apparence de grands avantages, mais au fond beaucoup de difficultés. Il changeait souvent de ministres, afin que si les premiers avaient fait quelques ouvertures, les autres ne pussent pas les suivre, et qu’ils fussent souvent obligés à demander de nouveaux ordres ; ainsi il gagnait du temps, et la saison se passait.

Si Marie avait voulu épouser le comte de Rivière, frère de la reine d’Angleterre, elle aurait eu un grand secours de ce pays-là : mais elle ne voulut pas regarder un si petit comte, et méprisa une alliance si peu sortable. Frédéric III, empereur, la fit demander solennellement pour son fils Maximilien, duc d’Autriche.

La chose avait déjà été proposée et comme conclue du vivant de Charles, comme nous l’avons remarqué ; elle fut enfin résolue, et Maximilien vint à Gand pour accomplir le mariage. Il était peu fourni d’argent et mal accompagné, par l’avarice de son père Frédéric : les Gantois, accoutumés à la maison de Bourgogne, si riche et si magnifique, le méprisèrent lui et ses Allemands, qui leur parurent grossiers.

Ce mariage n’empêcha pas les progrès de Louis, et il acheva de conquérir le pays d’Artois ; mais il abandonna presque en même temps, au grand étonnement de tout le monde, le Quesnoy, Bouchain et les autres places du Hainaut, et remit en main tierce Cambrai, ville impériale.

Quelques historiens rapportent que ces villes se rendirent d’elles-mêmes : mais Comines, meilleur auteur, raconte que le roi les quitta volontairement, pour ne point manquer aux traités, par lesquels les rois de France s’étaient obligés à n’avoir aucune terre dans l’empire.

Environ dans ce même temps, George, duc de Clarence, frère du roi d’Angleterre, entreprit sans sa participation d’aller secourir la Flandre en faveur de la duchesse douairière leur sœur, et de lui mener des troupes. Pour cette raison, suivant que le disent nos historiens, ou pour quelque autre considération plus cachée, il le fit condamner comme traître à l’État, à une mort inhumaine.

Il adoucit la peine à la prière de leur mère commune, et lui donna le choix de sa mort. Ce malheureux choisit de périr dans une pipe de Malvoisie, et Édouard, aussi barbare que son frère était brutal, lui accorda ce supplice, digne de la vie qu’il avait menée.

Du côté de la Franche-Comté, Louis trouva un peu de résistance : il avait promis au prince d’Orange de lui rendre certaines places qui appartenaient à sa maison, et que le duc Charles avait adjugées à ses oncles. Craon, fort attaché à ses intérêts, après les avoir prises, refusa de les remettre entre les mains de ce prince, quelque ordre qu’il en eût du roi, qui, le croyant fort nécessaire à son service, ne voulait pas le mécontenter.

Le prince irrité quitta le roi et révolta plusieurs villes. Il n’eut pas beaucoup du secours de Maximilien, qui fut abandonné des siens mêmes, et de Sigismond, duc d’Autriche, son oncle, que le roi avait mis dans ses intérêts, en gagnant quelques-uns de ses serviteurs par qui il se laissait gouverner.

Cependant le prince d’Orange, ayant levé à ses frais dans le voisinage quelques troupes allemandes et suisses, incommodait l’armée de France et soutenait un peu les affaires. En ce temps, Craon assiégea Dole, qu’il méprisait, parce qu’elle était fort dégarnie ; mais il fut battu dans une sortie, et contraint de lever le siège, après avoir perdu quelques-uns de ses gens et une grande partie de son artillerie : le roi, déjà irrité des pilleries qu’ils faisaient dans la province, se servit de cette occasion pour lui en ôter le gouvernement, qu’il donna à Charles d’Amboise, seigneur de Chaumont.

(1478) Il fit avec les Suisses une nouvelle alliance, qui tient encore aujourd’hui, et n’épargna rien pour ôter au prince d’Orange tout le secours qu’il avait. Comme l’argent manqua bientôt à ce prince, ses Allemands et ses Suisses aimèrent mieux prendre le parti du roi, qui en donnait largement.

Le nouveau gouverneur assiégea Dole, qu’il emporta de force, et qu’il rasa après l’avoir mise au pillage. Auxonne ville très-forte, fut rendue par intelligence. Louis faisait un grand parti à ceux qui voulaient entrer dans ses intérêts ; ainsi Beaune, Semur, Verdun, avec les autres places révoltées, et enfin toutes les deux Bourgognes, moitié par force, et moitié par adresse, furent réduites à son obéissance. La valeur et la sagesse du gouverneur achevèrent cette conquête, et le roi eut grand soin de le récompenser de ses services.

Dans ce même temps Mahomet II, empereur des Turcs, qui avait pris Constantinople, fut repoussé généreusement de devant Rhodes, par le grand-maître d’Aubusson, homme des plus illustres de son temps ; l’armée turque prit terre à Otrante, qu’elle pilla, et l’archevêque fut scié par la moitié du corps.

Il se fit une assemblée à Orléans, où présida Pierre de Beaujeu, gendre du roi ; elle se tint pour rétablir la Pragmatique Sanction et pour empêcher l’argent d’aller à Rome. On y renouvela aussi les décrets du concile de Constance, et particulièrement celui qui décide que les conciles généraux tiennent leur pouvoir immédiat de Dieu ; mais cette assemblée, qui fut continuée à Lyon l’année suivante, n’eut point de suites, le roi ne l’ayant fait tenir que pour intimider le Pape, qui avait pris le parti des Pazzis contre les Médicis de Florence que la France soutenait.

Comines était en Bourgogne pendant ces conquêtes ; on lui rendit pendant son absence de mauvais offices auprès du roi, et ce prince soupçonneux éloigna pour un temps un si fidèle serviteur, dépositaire de ses secrets, et à qui il faisait écrire sous tuiles dépêches les plus particulières, parce qu’on lui rapporta qu’il avait épargné dans les logements quelques bourgeois de Dijon. Il lui ordonna d’aller à Florence, au sujet des démêlés survenus entre la famille des Médicis et celle des Pazzis.

Côme de Médicis avait gouverne absolument la république de Florence ; Laurent son fils, homme magnifique et de grand esprit, avait succédé à son pouvoir. Les Pazzis, jaloux d’une si grande puissance qui devenait comme héréditaire dans cette maison, s’appuyèrent du Pape Sixte IV et de Ferdinand, roi de Naples. Ils tuèrent Julien de Médicis, frère de Laurent, dans la principale église de Florence, durant la grand’messe, et Laurent même fut blessé.

Les Pazzis, qui croyaient être maîtres de tout, firent monter leurs gens au palais, pour assassiner les gouverneurs de la ville, qui y étaient assemblés ; et cependant ils criaient au milieu de la place ; « Liberté, et vive le peuple ! » Mais ils ne furent point suivis, et les magistrats, ayant repris l’autorité, firent pendre aux fenêtres du palais Francisque et Jacques de Pazzis.

Un ministre du Pape, fauteur des séditieux, fut aussi exécuté, avec quinze ou seize personnes des plus considérables de la ville, qui étaient de la conspiration, parmi lesquelles fut compromis François Salinat, archevêque de Pise. Le Pape excommunia les Florentins, et fit marcher contre eux son armée, avec cette du roi de Naples.

Comines fut envoyé pour soutenir les Florentins, ce qu’il fit par son adresse plutôt que par ses forces, qui étaient petites. Au bout de l’an, il fut rappelé : en passant à Milan, il reçut, au nom du roi, l’hommage du duc Jean Galéas, pour le duché de Gênes, et reparut à la cour aussi bien traité qu’auparavant de son maître, parce qu’il avait obéi ponctuellement et sans murmurer.

(1479) Il était venu un légat du Pape pour négocier la paix entre Louis et Maximilien, et pour les unir contre le Turc ; il n’y put pas réussir, et il s’était fait seulement une trêve d’un an par son entremise : avant qu’elle fût expirée, Maximilien entra en France avec une armée, et assiégea Thérouanne.

Le seigneur des Cordes, ou des Querdes, car c’est le même nom, gouverneur de Picardie, alla au secours. Le duc s’avança pour le combattre, et les deux armées se rencontrèrent à Guinegate : d’abord la cavalerie française rompit cette de Maximien ; mais ce jeune prince, qui avait à peine vingt ans, se mil à la tête de son infanterie déjà ébranlée, et la fit combattre vigoureusement : deux cents gentilshommes à pied soutinrent le combat, et les Flamands poussèrent si bien les nôtres, que le champ de bataille leur demeura.

Cependant Maximilien y perdit plus de monde que nous, et ne put achever son siège ; mais Louis, qui savait de quel poids était la réputation dans les affaires de la guerre, fut touché au dernier point de cette affaire. Il avait naturellement de la répugnance à hasarder ; c’est pourquoi il n’épargnait rien pour gagner les gouverneurs des places ennemies et pour s’en rendre maître par intelligence.

Lorsqu’il était obligé de les attaquer de force, il faisait de si grands efforts, qu’il les emportait en peu de temps, et ensuite il les munissait si bien, qu’elles devenaient imprenables ; son artillerie était toujours en bon état, et quant à ses armées, nous avons déjà remarqué qu’il les faisait si grosses, qu’à peine pouvaient-elles être attaquées. Il connaissait combien les combats étaient hasardeux, et rebuté par ce dernier accident, il donna ordre que dorénavant il ne se donnât plus de bataille sans son commandement exprès : il résolut même de faire la paix, mais à des conditions avantageuses.

Ce qui le portait encore plus à faire la paix, était le désir qu’il avait de policer le royaume et de remédier aux longueurs des procès. Ce prince avait dessein de régler sa cour de parlement, non en diminuant le nombre ou l’autorité de ses officiers, mais « en les bridant, dit Comines, sur certaines choses qui lui déplaisaient. » Il voyait aussi avec peine cette prodigieuse diversité des coutumes, qui causait une si grande confusion dans tout le royaume ce qui aurait été très-utile pour le commerce.

Enfin, Louis commençait à être touché des misères extrêmes de son peuple, qu’il avait accablé plus que tous les rois ses prédécesseurs, sans jamais vouloir exécuter ce qu’on lui remontrait sur ce sujet-là, à cause des dépenses infinies auxquelles l’engageaient les intelligences qu’il avait partout, les grandes armées qu’il entretenait, et sa manière de prendre les places, plutôt par argent que par force. Toutes ces raisons le portaient à faire la paix, et il en cherchait les moyens pendant la trêve qu’il y avait entre les deux partis.

Dans les deux premières années de son mariage, Marie de Bourgogne avait eu un fils nommé Philippe, et une fille nommée Marguerite, avec laquelle Louis songeait à marier le Dauphin ; par ce moyen il prétendait retenir les comtés de Bourgogne, d’Auxerrois et de Maçonnais, et de rendre le comté d’Artois, en réservant Arras en l’état où il l’avait mis.

(1481) Au milieu de ses grands desseins, il lui survint une maladie qui le menaça de mort. Étant allé dîner dans le voisinage du Plessis-lès-Tours, il lui prit un éblouissement au sortir de table ; il perdit tout à coup la parole et la connaissance, sans qu’il parût aucune cause d’une si grande défaillance. Quand il fut un peu revenu, il se traîna à la fenêtre pour prendre l’air, et ses gens l’en arrachèrent de force par ordre du médecin ; peu après, sentant ses forces un peu revenues, il voulut s’en retourner à cheval chez lui, pour ne point étonner les peuples.

À peine pouvait-il parler, et personne ne pouvait l’entendre, excepté Comines, tellement qu’en se confessant, il eut besoin de cet interprète, sans quoi sa confession n’aurait pas été entendue. Il s’enquit avec grand soin de ceux qui l’avaient ôté de la fenêtre, et les chassa tous, tant les grands officiers que les petits ; il avait toujours blâmé ceux qui avaient forcé le roi son père à manger, dans le temps qu’il craignait d’être empoisonné, et il affectait de témoigner sur ce sujet plus de colère qu’il n’en avait.

Il était bien aise qu’on sût qu’il ne voulait être maîtrisé en rien, et il craignait que, sous prétexte d’imbécillité d’esprit, on ne lui ôtât le gouvernement. Il se fit lire toutes les dépêches qu’on avait écrites durant le fort de sou mal ; et quoiqu’il eût encore peu de connaissance, il faisant semblant de les entendre, et il les prenait en main, comme pour les lire lui-même, et faisait signe de ce qu’il voulait qu’on fit ; mais on ne faisait pas beaucoup d’expéditions, car, comme disait Comines, « c’était un maître avec qui il fallait charrier droit et le servir à son goût. »

Au bout de quinze jours sa santé revint, mais fort faible ; on le voyait toujours en danger de retomber, et les médecins ne croyaient pas qu’il dût vivre longtemps. Après avoir été un an dans une extrême faiblesse, il se trouva assez fort pour entreprendre un voyage à Saint-Claude, en Franche-Comté, où quelques-uns de ses gens l’avaient voué pendant sa maladie. Il était si changé et si défait, qu’il n’était plus reconnaissable, et Comines, qui l’alla trouver à Beaujeu, par son ordre, comme il revenait, s’étonna de ce qu’il avait entrepris un si grand voyage ; mais son courage le soutenait parmi ses maux.

(1482) Il apprit à Beaujeu la mort de Marie de Bourgogne, à la cinquième année de son mariage, et dans sa quatrième grossesse. Cette princesse étant à la chasse, son cheval la jeta par terre ; elle cacha son mal autant qu’elle put, pour ne point affliger son mari ; mais le mal prévalut bientôt et peu de jours après elle mourut.

Le roi fut fort aise de cette nouvelle : car quand quelqu’un mourait, il était ravi ; et au lieu de songer que lui-même il allait mourir, il ne tournait son esprit qu’à tirer ses avantages de la mort des autres.

Le crédit de Maximilien tomba tout à fait dans les Pays-Bas depuis la mort de Marie : ces peuples avaient encore un peu de respect pour elle, comme pour leur princesse naturelle. Aussitôt après sa mort, les Gantois se saisirent des petits princes et firent la loi plus que jamais ; ce qui faisait penser au roi qu’il ferait tel accommodement qu’il voudrait, par le moyen de « messeigneurs de Gand ; » car il les appelait toujours ainsi, parce qu’il en avait besoin.

En revenant au Plessis, il alla voir au château d’Amboise son fils, qu’il n’avait point vu depuis plusieurs années ; il lui donna beaucoup de sages avertissements pour la conduite de sa personne et de son royaume; mais ce qu’il appuya le plus fut la faute qu’il avait faite, d’être entré au gouvernement de ses affaires avec un esprit de vengeance, et d’avoir éloigné tous les serviteurs du roi son père : il lui remontra que cela lui avait attiré la ligue du bien public et tous les autres malheurs qui lui étaient arrivés, et il lui dit qu’il lui détendait, avec toute l’autorité d’un père et d’un roi, de changer les officiers qu’il trouverait établis.

Il le fit retirer à part, pour aviser avec les siens ce qu’il avait à lui dire, et un peu après le jeune prince lui promit de lui obéir. Après qu’il s’y fut engagé par serment, le roi fit rédiger ses ordres et les promesses de son fils, dans une déclaration qu’il envoya au parlement de Paris et aux autres cours du royaume ; et ensuite il retourna au Plessis, où il se renferma d’une étrange sorte.

On voit encore les grilles de fer qu’il fit attacher de tous côtés aux murailles. Il faisait garder le château comme s’il eût été au milieu de ses ennemis, et personne n’osait y entrer sans son ordre exprès, excepté son gendre et sa fille, qui encore n’approchaient qu’en tremblant.

Au reste, il n’avait auprès de lui, outre ses domestiques nécessaires, que quatre ou cinq personnes de basse naissance et de mauvaise réputation : ainsi, ces cruels soupçons par lesquels il tourmentait tout le monde, lui tournaient à lui-même en supplice. Les choses étranges qu’il inventait et exécutait tous les jours pour se faire craindre, faisaient penser à quelques-uns qu’il était dénué de sens ; mais ceux qui en jugeaient de la sorte ne connaissaient pas assez l’humeur défiante et impérieuse de ce prince, qui savait qu’il était haï des grands et peu aimé des petits, quoiqu’alors il songeât souvent à soulager les pauvres peuples ; mais il était trop tard.

L’année précédente, 1481, Charles d’Anjou, comte du Maine, mourut sans enfants, après avoir fait un testament, par lequel il laissait Louis, Charles dauphin et leurs successeurs, rois de France, héritiers de son comté de Provence, de ses droits sur le royaume de Naples et de Sicile, et de tous les autres pays qui lui appartenaient. Il avait ces terres par le testament de René, roi de Sicile, son oncle, qui l’avait préféré à ses propres filles. Louis avait ménagé cette disposition dès le temps du roi René, et après la mort de Charles il entra en possession de la Provence.

Cependant le chagrin du roi augmentait avec son mal, et tous les jours il devenait plus soupçonneux. Il changeait souvent ses valets et ses autres officiers, disant, selon les termes d’un proverbe vulgaire de mauvais latin, que la nature se plaisait au changement.

Tous les jours on entendait quelque chose de nouveau de sa part ; il cassait et rétablissait les gens de guerre, ôtait ou diminuait les pensions des uns et des autres, et disait à Comines qu’il passait le temps à faire et à défaire. Il aimait à faire parler de lui, et au dedans du royaume et au dehors, de peur qu’on ne le tint pour mort ; et afin de paraître plus vivant et plus agissant que jamais, il avait des ambassadeurs, sous divers prétextes, par toutes les cours, où il faisait faire des propositions et donnait de grands présents.

Dans toutes les foires il faisait acheter pour lui ce qu’il y avait de plus rare ; on lui achetait des chiens pour la chasse, des chevaux de grand prix, et des pierreries dans les pays éloignés, où il voulait qu’on le crût sain, et il payait tout plus qu’il ne valait, faisant retentir toute l’Europe du bruit de sa curiosité.

(1483) Il envoyait de tous côtés chercher des lions et autres bêtes singulières, qu’à peine regardait-il quand on les avait amenées ; il lui suffisait d’avoir fait parler de lui : il pensait ainsi étourdir le monde et étouffer les bruits qui se répandaient de sa maladie. Mais ce qu’il y avait d’étrange et d’insupportable dans sa conduite, c’est que ses soupçons le portaient à des cruautés inouïes : on l’accuse d’avoir fait mourir beaucoup de gens, sans qu’on sût seulement pourquoi. Enfin, plus il était faible et craintif, plus il voulait se faire craindre, et jamais en effet il n’avait été plus redouté tant de ses sujets que de ses voisins.

Mais toutes ses précautions ne guérissaient pas les inquiétudes dont il était tourmenté : il craignait jusqu’à ses enfants. Il ne voyait point son fils, et ne le faisait point venir à la cour ; il le tenait en petit état, étroitement gardé au château d’Amboise, où personne ne lui parlait sans ordre exprès. Quoiqu’il fût encore enfant, il appréhendait qu’on ne lui mît la rébellion dans l’esprit, et qu’on ne fit quelque cabale sous son nom. Il se souvenait de quelle manière il s’était soulevé lui-même contre le roi Charles son père, et prenait de loin des mesures pour empêcher que son fils ne lui en fit autant à lui-même.

La défiance qu’il eut de Pierre de Beaujeu, son gendre, l’obligea à rompre un conseil où il présidait par son ordre, de peur que ce prince ne s’autorisât plus qu’il ne voulait : ainsi, toutes les affaires particulières demeuraient, parce qu’on n’osait parler au roi que de celles où il y allait des grands intérêts de l’État.

Tout le monde se plaignait de n’avoir point d’expéditions, et quelques-uns avaient projeté, sous ce prétexte, d’entrer dans le Plessis, sans ordre du roi, pour y faire dépêcher les affaires ; mais ils n’osèrent exécuter ce dessein, et le roi, averti de tout, y avait donné bon ordre.

Un prince si absolu, devant qui les plus grands seigneurs tremblaient, se laissait maltraiter par son médecin ; il lui donnait des sommes immenses, sans compter les autres grâces dont il le comblait lui et les siens, comme si, accoutumé qu’il était à tout emporter à force d’argent, il eût voulu encore acheter la santé à quelque prix que ce fût ; mais malgré ses excessives libéralités, il était contraint de souffrir de son médecin insolent des paroles non-seulement rudes, mais outrageuses.

Le malheureux prince s’en plaignait souvent sans oser le changer, parce qu’il lui avait dit avec une audace incroyable, qu’il s’attendait bien d’être chassé comme les autres ; mais, ajoutait-il avec serment, « vous ne vivrez pas huit jours après. » Cette parole fit trembler le roi ; et ce prince qui trouvait dans tous les autres une sujétion si aveugle, était réduit à flatter cet homme, qu’il regardait comme maître de sa vie et de sa mort.

Il voulait absolument que Dieu fît des miracles en sa faveur, et pour cela il faisait venir une infinité de reliques de tous côtés, jusqu’à la sainte ampoule, dont on sacre les rois, ne songeant pas que Dieu qui nous appelle à une vie éternelle, n’aime pas ceux qui ont tant d’attache à cette vie périssable.

Il entendit dire qu’il y avait en Calabre un saint homme, qui depuis l’âge de douze ans, jusqu’à celui de quarante-trois, avait passé sa vie sous un roc dans une extrême austérité, sans manger ni chair, ni poisson, ni laitage, employant tout son temps à la méditation et à la prière. Il s’appelait François d’Alesso, et il a depuis été canonisé sous le nom de saint François de Paule. Il n’était pas homme de lettres, mais en récompense il était plein d’une sagesse céleste, et paraissait en tout inspiré de Dieu ; c’est ce qui lui attirait le respect des plus grands princes, auxquels il parlait avec autant de simplicité que de prudence, et ne paraissait non plus embarrassé en leur compagnie, que s’il eût été nourri à la cour.

La réputation de sa sainteté, répandue par toute la terre, obligea le roi à l’inviter de venir le voir dans l’espérance qu’il eut de recouvrer la santé par les prières du saint. Il vint en effet en France après qu’il en eut obtenu la permission du Pape et de son souverain. Quand il fut arrivé au Plessis-lès-Tours, le roi se prosterna devant lui et le pria de lui rendre la santé. Ce saint homme rejeta bien loin une telle proposition, lui disant que c’était à Dieu de la lui rendre, qu’il se tournât vers lui de tout son cœur, et qu’il songeât à la santé de l’âme plutôt qu’à celle du corps.

Le roi fit bâtir dans son parc un couvent de l’ordre des Minimes, dont ce saint homme était l’instituteur ; il se faisait souvent porter dans ce monastère pour parler à l’homme de Dieu, qui n’interrompait pas pour cela ses exercices ordinaires, après lesquels il venait entretenir le roi, l’exhortant à songer à sa conscience et à mépriser cette vie mortelle, dont il le voyait si étrangement occupé.

Cependant le caractère dominant du roi se faisait apercevoir ; parmi toutes ses faiblesses il conservait toujours la même présence d’esprit et la même habileté dans les affaires. Il proposa alors à Maximilien de conclure le mariage du Dauphin avec sa fille. Environ dans ce même temps, Aire fut rendue pour de l’argent à des Cordes, par le commandant ; la reddition d’une place si forte et si importante, qui était l’entrée de l’Artois, mit le trouble et la terreur dans tout le pays.

Tout le monde y souhaitait le mariage que le roi avait proposé, connue l’unique moyen de faire la paix ; il se tint une assemblée à Alost, où était le duc d’Autriche et les députés des états de Flandre et de Brabant. Le duc était sans conseil aussi bien que sans crédit, il n’était environné que de jeunes gens comme lui, qui n’entendaient pas les affaires : ainsi les Gantois se rendirent les maîtres de l’assemblée.

Après avoir ôté d’auprès du prince Philippe ceux que le duc son père y avait mis, ils lui déclarèrent que les peuples étaient las de la guerre, et qu’il fallait assurer la paix par le mariage. Ainsi l’affaire fut résolue, et il fut arrêté que les duchés de Bourgogne, d’Artois, d’Auxerrois, de Maçonnais et de Charolais, seraient donnés en dot à la princesse.

Louis n’en avait jamais tant espéré ; mais les Gantois voulurent que tous ces pays lui fussent cédés ; et ils auraient ajouté les comtés de Namur et de Hainaut, tant ils avaient envie de diminuer l’autorité de leur prince.

Après la paix conclue, il vint des ambassadeurs au Plessis pour la faire jurer à Louis. Il eut peine à se montrer dans l’état où il était, sentant sa faiblesse extrême, qu’il craignait de faire paraître ; mais il s’y résolut, et après avoir juré la paix, la princesse fut mise à Hesdin, entre les mains de des Cordes, suivant le traité.

Le mariage fut célébré avec beaucoup de solennité, quoique le dauphin n’eût que douze ans, et la princesse que trois. Quand cette nouvelle fut portée eu Angleterre, Édouard en fut vivement touché : il savait bien en lui-même qu’il y avait longtemps que Louis le méprisait ; mais la peine d’entreprendre une grande guerre, et cinquante mille écus qu’il ne voulait pas hasarder, faisait qu’il se flattait toujours de l’espérance du mariage de sa fille avec le dauphin.

Quand il le vit tout à fait rompu, la honte et le mépris qu’on avait pour lui, tant au dehors qu’au dedans de son royaume, le jetèrent dans une si profonde mélancolie, qu’il en mourut quelque temps après. Ce ne fut pas le seul malheur de sa famille ; il laissa deux enfants mineurs, sous la tutelle de son frère Richard, de Glocestre; ce méchant oncle tua ses deux neveux et s’empara du royaume.

Louis ne dit rien du tout sur la mort d’Édouard, et n’en témoigna ni douleur ni joie. Il craignait toujours de choquer par quelque parole indiscrète une nation glorieuse et qui voulait être ménagée. Quant à Richard, aussitôt après qu’il se fut fait couronner, il écrivit en France en qualité de roi d’Angleterre ; mais Louis ne voulut point recevoir ses lettres, ni son ambassade, ni avoir communication avec un si méchant homme. Richard ne jouit pas longtemps du royaume qu’il avait usurpé, et il périt sous un ennemi dont la faiblesse extrême ne lui aurait jamais pu donner aucun soupçon, comme nous le remarquerons en son lieu.

Louis, après avoir conclu le mariage qu’il avait tant désiré, avait élevé sa puissance au plus haut point : il voyait les Flamands dans sa dépendance, et la maison de Bourgogne, qui lui avait donné tant d’inquiétudes, faible et impuissante; le duc de Bretagne, qu’il haïssait, hors d’état de rien entreprendre, et tenu en bride par le grand nombre de gens de guerre qu’il avait sur la frontière ; l’Espagne en paix avec lui, et en crainte de ses armes, tant du côté du Roussillon qui lui avait été donné en gage, que du côté du Portugal et de la Navarre, qui était dans ses intérêts; l’Angleterre affaiblie et troublée en elle-même ; l’Écosse absolument à lui; en Allemagne beaucoup d’alliés; les Suisses aussi soumis que ses propres sujets ; enfin son autorité si établie dans son royaume et si respectée au dehors, qu’il n’avait qu’à vouloir pour être obéi.

C’était au milieu de tant de gloire qu’il défaillait tous les jours, et il ressentait une crainte de la mort pire et plus insupportable que la mort même. Il tomba dans une faiblesse où il perdit la parole : lorsqu’elle lui fut un peu revenue, il jugea qu’il allait mourir, et il résolut d’envoyer chercher le dauphin, qu’il n’avait point revu depuis son retour de Saint-Claude, c’est-à-dire, depuis environ trois ans. Il fit appeler Pierre de Bourbon son gendre, et lui ordonna d’aller chercher le roi (car il appela ainsi le dauphin), en lui déclarant qu’il avait nommé par testament, Anne, sa fille, pour être sa gouvernante pendant son bas âge.

Quand ce jeune prince fut venu, il lui répéta ce qu’il lui avait dit à Amboise, touchant les maux qui lui étaient arrivés pour avoir changé tous les officiers du roi son père, et lui défendit encore de faire de tels changements, qui lui seraient ruineux. Il lui représenta l’état du royaume, et lui ordonna de soulager le peuple, épuisé par tant d’exactions. Il lui recommanda aussi de vivre en paix, du moins pendant cinq ou six ans, parce que le royaume, épuisé par tant de guerres, avait besoin de ce repos, et qu’il était dangereux de rien entreprendre avant qu’il fût dans un âge plus mûr.

Il déclara qu’il avait fait avec des Cordes une entreprise secrète sur Calais ; mais il défendit de l’exécuter, parce qu’il ne fallait pas émouvoir les Anglais dans les commencements d’un nouveau règne, surtout sous un roi si jeune. Après qu’il eut renvoyé le dauphin, il ordonna au chancelier d’aller le trouver avec son conseil et de lui porter les sceaux ; tous ceux qui venaient lui parler d’affaires, il les renvoyait à son fils, qu’il conjurait d’appeler le roi, les exhortant de le bien servir, et lui faisait dire des choses pleines d’un grand sens par tous ceux qu’il lui envoyait.

Cependant il espérait toujours revenir, et ne cessait de représenter au saint ermite de Calabre qu’il ne tenait qu’à lui de lui prolonger la vie. Enfin, pour l’obliger à ne songer plus qu’à sa conscience, on résolut de lui dire que sa mort était prochaine et inévitable.

Il avait toujours appréhendé une pareille sentence, et avait souvent ordonné que lorsqu’il serait en cet état, on lui dît seulement de parler peu et de songer à se confesser, mais qu’on ne lui prononçât jamais cette funeste parole de mort.

Il écouta pourtant patiemment ces paroles ; mais il ne put s’empêcher de dire qu’il espérait que Dieu lui rendrait la santé, et qu’il se portait mieux qu’on ne pensait. Il ne laissa pas aussitôt après de demander les sacrements ; il faisait des prières convenables à chaque sacrement qu’il recevait. Il parla toujours de grand sens jusqu’au dernier soupir. Il ordonna lui-même sa sépulture, qu’il choisit à Notre-Dame de Cléri, et nomma tons ceux qui devaient assister à ses funérailles, en prescrivant ce que chacun avait à faire.

II attendait en cet état l’heure de sa mort, et disait toujours qu’il espérait que la sainte Vierge qu’il avait particulièrement honorée durant sa vie, lui obtiendrait la grâce de mourir au jour qui lui était dédié. La chose arriva ainsi, et il mourut le samedi 30 août, comme il l’avait désiré.

II avait toujours dit qu’il ne croyait point passer soixante ans, et que depuis longtemps aucun roi de France n’avait été au-delà. Il mourut en effet à sa soixante et unième année, et fut enterré au lieu où il l’avait ordonné. Il est certain qu’il avait l’esprit d’une grande étendue, prévoyant, actif, pénétrant, supérieur aux affaires et ts-habile à les démêler, quelque embarrassées qu’elles fussent, adroit à connaître et ménager les humeurs et les intérêts des hommes. II avait montré beaucoup de valeur à la bataille de Montlhéri ; et s’il craignait les combats, ce n’était pas manque de courage, mais par la connaissance qu’il avait des hasards de la guerre, auxquels il ne voulait point exposer son État.

Ce prince était naturellement libéral ; il eût été seulement à souhaiter que dans les dons qu’il faisait, il eût plus considéré la nécessité de ses peuples accablés. Il savait admirablement se faire obéir et il était plus disposé à pousser trop avant l’autorité qu’à la laisser affaiblir. Il n’était pas sans lettres, et il avait plus d’érudition que les rois n’ont accoutumé d’en avoir. Il augmenta la Bibliothèque royale, que les rois ses successeurs, et principalement Louis le Grand ont tellement enrichie, que le monde n’a rien de plus curieux ni de plus beau.

Ce prince favorisait les gens de lettres, qu’il attirait avec soin des royaumes étrangers, et il recueillit généreusement ceux qui s’étaient sauvés de la Grèce après la prise de Constantinople. II eut soin des études publiques, et réforma l’Université de Paris. Il a beaucoup augmenté le royaume par l’acquisition de la Provence et la réunion de la Bourgogne avec l’Anjou, et presque toute la Picardie. Cela est grand et illustre ; mais d’avoir tourné la religion en superstition, de s’être si étrangement abandonné aux soupçons et à la défiance, d’avoir été si rigoureux dans les châtiments, et d’avoir aimé le sang, sont des qualités d’une âme basse et indigne de la royauté.

Commentaire de la rédaction :

La vie de Louis XI a été très critiquée par l’historiographie moderne comme ancienne, dans laquelle il est souvent désigné par le vocable « d’universelle aragne ».

Le prince fut néanmoins pieux et œuvra pour le bien de son royaume.

Bossuet détaille grandement son règne, qui fut en fait important dans notre histoire, quoique oublié, et qui prépare plus immédiatement le temps de Bossuet (nous ne sommes plus que deux siècles avant l’écriture de cette histoire de France).

Prenons quelques enseignements qui pourraient nous être utiles. D’abord sur l’affaire de Bretagne, et de la souveraineté claire du Roi du France sur ce territoire, depuis toujours : la dispute de la titulature « duc, par la grâce de Dieu » est en cela exemplaire. Elle montre bien la volonté d’usurpation du duc de Bretagne (il tente sa chance) et l’affirmation claire de la différence de nature entre de simples ducs et le Roi. Le Roi est certes aussi chef féodal, duc, comte et autres, mais il est surtout le Roi de France par la grâce de Dieu, qui le rend le souverain clair de tout le royaume de France, même si son pouvoir effectif ne s’étend pas partout : son autorité, elle, est établie partout.

Il est aussi intéressant de constater à quel point la légitimité est importante et freine les mauvaises ardeurs ! Même lorsque certains veulent se rebeller, ils ne peuvent le faire que pour le service du roi, pour chasser ses mauvais conseillers et baisser les impôts…on évite de tourner son arme contre le roi lui-même et sa légitimité ; l’ordre complet est ainsi respecté. Et le désordre n’amène que des résolutions « à la païenne » du conflit, c’est-à-dire l’extermination de l’autre.

Toujours génreux en détails édifiants, Bossuet sait manier la plume : nous comprenons bien que le vieil homme combat le nouvel homme régénéré dans le Christ en tout temps. Entre évêque ou cardinal qui s’accroche au pouvoir, brouilleries et divisions multiples entre frères et proches, il est intéressant de constater que peu de ces germes de conflits dégénèrent réellement : à chaque fois que le roi pardonne, tout rentre dans l’ordre.

On apprend aussi d’où viennent quelques-unes de nos expressions, comme celle qui enseigne qu’il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

« Quelques débiteurs », lui dit-il, « avaient dit à leur créancier, qui les pressait, qu’ils allaient tuer un grand ours qui ravageait tout le pays, et qu’ils le paieraient de sa peau et de ce qu’on leur donnerait pour récompense ; ensuite étant allés à la chasse, et ayant trouvé l’ours plus tôt qu’ils ne s’y étaient attendus, l’un était monté sur un arbre, l’autre s’était enfui du côté de la ville, et le troisième avait fait le mort, parce qu’il savait que cet animal laissait les corps morts sans y toucher. L’ours ayant tenu longtemps son museau sur le visage et autour des oreilles de ce prétendu mort, passa son chemin et le laissa. Les deux fugitifs revinrent, et demandèrent à leur compagnon ce que l’ours lui avait dit en lui parlant si longtemps à l’oreille : « Il m’a dit, » répondit-il, « qu’il ne fallait point marchander la peau de l’ours avant que de la tenir. » Il ajouta que le roi n’avait qu’à envoyer ses vingt mille houilles, et quand on aurait pris les terres du duc, qu’alors il serait temps de les partager. »

Certainement que l’analyse psychologique de Bossuet sur Louis XI n’a pas vieilli : un homme assez craintif qui n’était pas bien assuré du dedans, et cherchait donc la sûreté du résultat tout en étant soupçonneux de tous, dans un monde, avouons-le, où le pauvre Louis XI devait naviguer dans un réseau de dissensions féodales et familiales assez profondes…

« Il est bon de considérer pour quelle raison il craignait si fort ses sujets, et pourquoi on lui voyait rechercher la paix par des manières qui semblaient si basses. Il savait qu’il était haï des grands ; son humeur jalouse le portait naturellement à les humilier, et de plus il n’ignorait pas les cabales formées par le duc de Bourgogne et le connétable. Il n’était pas plus aimé du peuple, qu’il chargeait extraordinairement, parce que l’argent qu’il répandait pour avoir partout des intelligences, et les armées prodigieuses qu’il entretenait, l’obligeaient à des dépenses infinies. Car comme il appréhendait le hasard des combats, surtout depuis la journée de Montlhéri, il faisait ses armées si fortes qu’à peine pouvaient-elles être abattues.

Ce prince était même haï de ses domestiques, quoiqu’il fût très libéral à leur égard ; mais ils ne pouvaient avoir de confiance en lui, à cause de son esprit défiant et variable. Enfin, il préféra d’être craint à être aimé, et il craignait à son tour que ces peuples ne cherchassent l’occasion de se soulever contre lui. C’est pourquoi, mal assuré du dedans, il évitait, autant qu’il le pouvait, d’avoir des affaires au dehors. »

Ce qu’il y a de beau dans l’histoire de Louis XI, c’est la façon dont, peu à peu, il se donne de plus en plus à Dieu, et accomplit de belles œuvres, et de justice – même s’il va fléchir et retomber dans ses mauvais travers-, quand en face le duc de Bourgogne s’enfonce de plus en plus dans le désespoir et l’amertume. Le fonctionnement chrétien d’une société permet d’éviter de grands désordres, et surtout de tirer à Dieu même ceux dont la place dans la société ne favorise pas la conversion, ni la simplicité de cœur – les puissants – tout en montrant de façon palpable combien une vie non chrétienne, qui se détourne de Dieu, n’apporte que tristesse et affliction.

Pêchons un autre enseignement en cours de route : « S’il avait si mal réussi, il ne fallait pas lui en attribuer la faute, mais à celui qui l’avait chargé d’un emploi qui passait ses forces, et le roi s’était trompé en croyant la chose trop aisée. »

Une mauvaise nomination, et les conséquences qu’elle entraîne, est de la responsabilité du chef qui a si mal placé quelqu’un à une place qui ne lui convient pas… Tous les chefs devraient trembler en sachant cela.

Le pauvre roi Louis XI marque tout de même un contre-exemple parmi nos rois : si les institutions très chrétiennes l’ont détourné d’un mauvais gouvernement contre les peuples, sa nature suspicieuse et son attachement maladif à sa vie manifestent son manque de confiance en Dieu et l’oubli de la vie éternelle – comme le montre sa dépendance à son médecin et, a contrario, sa méthode très moderne consistant à changer toujours tout le monde de poste…

Nous sentons bien que nous sommes à la fin du Moyen Âge, où la foi s’étiole quelque peu, et où l’on se repose sur des grandes institutions chrétiennes en en perdant l’esprit… Les clercs et les saints se font plus rares en cette fin de siècle, et le monde est mûr pour une « protestation »… qui va dégénérer en révolution religieuse.

Nous notons aussi que ce Louis XI peut être apprécié favorablement pas certains historiens modernes, car il aurait commencé à bâtir la « raison d’état » : il faut dire que ce point-là joue en sa défaveur. Rien ne justifie de trahir sa parole, de flouer la justice ou de mentir : l’État est au service de la vérité et de la justice, pas le contraire !

Comme quoi l’histoire nous apprend vraiment beaucoup de choses.

Bossuet est définitif quant à Louis XI : son âme était basse et indigne de la royauté.

Et malgré cela, Dieu qui aime la France, lui a permis in extremis de bénéficier d’une bonne mort dans les sacrements et la résignation.

Louis XI, malgré son caractère bas, était prudent, au sens politique, et savait très bien « manœuvrer » : il a affermi l’autorité royale et le royaume, mais à quel prix ? Si encore ses successeurs directs avaient su en profiter pour affermir le royaume en Dieu, et ne pas laisser s’ouvrir la plaie béante de la réforme protestante… Si encore Louis XI avait mieux compris que tout ce qu’il a pu accomplir l’avait été grâce à Dieu, et grâce aux bonnes œuvres de ses pères, en particulier Charles VII et Jeanne d’Arc qui ont tout restauré en Dieu…

Tirons une leçon : il ne faut jamais se rebeller contre son père, comme il l’a fait, et ne jamais user de la religion ni trop s’attacher à ce monde.

Il faut user de ce monde sans en jouir, et jouir de la grâce sans en user, comme le disait saint François de Sales.

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