Histoire

Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 11 : Des règnes de Louis III et Carloman à celui de Charles le Simple

TEXTE DE BOSSUET

Louis III et Carloman (an 879)

La maison de Charlemagne, déjà abaissée dès le temps de Charles le Chauve, tomba peu à peu dans les règnes suivants. Louis le Bègue, près de mourir et laissant sa femme enceinte, recommanda l’enfant qu’elle portait aux grands du royaume, principalement à l’abbé Hugues, frère de Robert le Fort, qui dès le temps de Charles le Chauve avait une grande autorité, et les pria que si la reine avait un fils, ils le missent sur le trône de ses ancêtres. Peu après la reine accoucha d’un prince qu’on appela Charles ; mais les seigneurs français ne purent se résoudre à donner le nom de roi à cet enfant, quoique quelques-uns semblassent le vouloir favoriser ; ainsi ils firent rois Louis et Carloman, l’un de Neustrie, et l’autre de Bourgogne et d’Aquitaine et les firent sacrer et couronner à l’abbaye de Ferrière. par Ansegise, archevêque de Sens. Ils étaient à la vérité enfants de Louis le Bègue, mais d’un mariage qui avait été rompu, parce qu’il avait été fait sans le consentement de son père.

Boson, que Charles le Chauve avait élevé à une haute puissance, et qui s’était révolté contre lui, comme nous l’avons remarqué en son lieu, se fit déclarer roi de Bourgogne. Ce fut à Mantate, auprès de Vienne, qu’il reçut la couronne, par les mains de vingt-deux prélats, tant archevêques qu’évêques, parmi lesquels étaient les archevêques de Vienne, de Lyon, d’Aix, d’Arles, de Tarentaise et de Besançon, et les évêques de Grenoble, de Marseille, de Mâcon, de Viviers, d’Usez, de Lausanne et autres. Hugues, fils de Lothaire et de Valdrade, ravageait aussi la Lorraine qu’il prétendait être à lui. Il fut d’abord vaincu en bataille rangée par les deux frères et par les lieutenants de Louis, roi de Germanie. Boson ayant été ensuite défait par Louis et Carloman, rois de France, et par Charles le Gras, se retirait à Vienne, ville considérable sur le Rhône, qui aussitôt fut attaquée par ces trois rois.

Pendant qu’on assiégeait cette ville, en 881, Charles le Gras alla eu Italie, où il avait déjà été couronné roi de Lombardie, et fut couronné empereur par le Pape Jean VIII. Ensuite, son frère Louis le Germanique étant mort sans laisser de fils, il retourna en Germanie pour se mettre en possession de son royaume. Louis, roi de Neustrie, quitta aussi le siège de Vienne pour s’opposer aux Normands qui faisaient des courses dans la France ; et ayant remporté une grande victoire, il mourut quelque temps après. Ainsi les deux royaumes, c’est-à-dire celui de Bourgogne aussi bien que celui de Neustrie, furent eu la puissance de Carloman. Il laissa au siège de Vienne Richard frère de Boson, son lieutenant, et marcha contre les Normands.

Comme il était à Antun, Richard, victorieux et maître de Vienne, lui amena la femme et la fille de Boson ; celui-ci néanmoins trouva moyen de rentrer dans ses États dont il fit hommage en 884 à Charles le Gras, et mourut à Vienne en 887. Quant à Carloman, tourmenté, aussi bien que l’empereur son voisin, par les courses des Normands, ils rachetèrent par beaucoup d’argent le pillage de leur pays. Carloman ne vécut pas longtemps après, ayant été tué en 884, à la chasse dans la forêt d’Yvelines, par un sanglier, ou, à ce que disent quelques-uns, par un des chasseurs qui tirait contre la bête. Ce prince fut enterré à Saint-Denis.

Charles III, dit le Gras (an 885)

Il semblait que le jeune prince Charles devait être appelé à la succession du royaume après la mort de ses frères; mais comme il n’était pas encore propre aux affaires à cause de son bas âge (car à peine avait-il sept ans), les grands mirent le royaume entre les mains de l’empereur Charles le Gras, qui se vit par ce moyen en possession de tout l’empire de Charlemagne. Le jeune Charles, cependant, demeura sous la conduite de l’abbé Hugues, à qui l’empereur Charles confirma le gouvernement de cette partie de la France qui est entre la Seine et la Loire et qu’on appelait le duché de France dont Paris était la capitale. Charles le Gras, prince d’un génie médiocre, ne sut point tirer parti de la possession de tant de royaumes, pour faire quelque action digne de la puissance dont il était revêtu.

Si on loue son zèle pour la religion, sa doctrine et quelques autres bonnes qualités, on raconte aussi de lui quelques actions honteuses, auxquelles il se laissa aller par de mauvais conseils. Car, Geoffroy, général des Normands, et ensuite Hugues, fils de Lothaire et de Valdrade, étant venus le voir sur sa parole, Henri, duc de Saxe, lui persuada de faire mourir l’un et de mettre l’autre dans un monastère, après lui avoir crevé les yeux. Les Normands, irrités, attaquèrent Paris en 886, et firent tous leurs efforts pour s’en rendre maîtres. Ce siège, qui dura près d’un an, donna le temps à l’empereur de venir au secours des Parisiens, qui ne durent leur salut qu’à la bravoure du comte Eudes, qui monta sur le trône peu de temps après, et au courage de l’évêque de Paris, Gozelin, et de plusieurs seigneurs qui s’y étaient renfermés. Charles, au lieu de les seconder, aima mieux obliger les Normands à lever le siège, moyennant sept cents livres d’argent qu’il leur fit accorder, avec la liberté d’aller ravager une partie de la Bourgogne, dont il était mécontent, jusqu’au mois de mars 887, qu’ils devaient s’en retourner chez eux.

Ainsi, ce prince, méprisé partout, étant retourné en Allemagne sur la fin de l’an 886, la souveraine puissance lui fut ôtée et donnée par l’assemblée des seigneurs allemands à Arnoul, bâtard de Carloman, roi de Bavière, que son père avait fait duc de Carinthie. Charles ne fut pas moins méprisé en France ; ainsi destitué de tout secours, manquant de toutes choses, et même de celles qui sont nécessaires pour la vie, il obtint à peine d’Arnoul quelques villages pour sa subsistance, et un si grand empereur mourut enfin peu de temps après, accablé de pauvreté et de douleur, au mois de janvier 888.

Eudes (an 888)

L’empereur Charles le Gras étant mort sans enfants, il ne restait plus de la race de Charlemagne aucun mâle né en légitime mariage que Charles, fils de Louis le Bègue. Les Neustriens, cependant, que dans la suite on appela absolument les Français, de peur de se soumettre à un enfant, aimèrent mieux élire pour roi Eudes, fils de Robert le Fort. Cependant Guy, comte de Spolète, et Bérenger, duc de Frioul, descendus par les femmes de la maison de Charlemagne, se rendirent maîtres de l’Italie, l’un comme empereur, l’autre comme roi des Lombards. Bérenger, chassé par Guy, se retira chez Arnoul, roi de Germanie, et l’Italie demeura à Guy fort peu paisible. L’autorité d’Eudes n’était pas mieux établie en France, car le royaume fut partagé sous ce prince ; la plupart des ducs et des comtes, et même des évêques de quelques villes, qui étaient puissants, se regardaient dans leurs départements comme princes souverains, en rendant seulement hommage au roi.

Les Normands, quoique souvent réprimés, revenaient toujours en France en plus grand nombre et avec une plus grande hardiesse. Les sentiments des seigneurs étaient partagés: peu étaient obéissants au roi, parce que Charles, qui était déjà devenu grand, en attirait la plupart dans son parti. Enfin, comme ils étaient sur le point de le mettre sur le trône de ses ancêtres, Eudes partagea avec lui, en 893, de son bon gré, le royaume dont il retint une partie, qu’il commanda même, en mourant, qu’on lui rendît tout entier.

Charles IV, dit le Simple (an 898)

L’autorité des grands qui s’était augmentée plus qu’il ne fallait sous les règnes précédents, s’accrut jusqu’à un tel point durant le règne de Charles qu’elle abattit presque entièrement toute la puissance royale. Charles avait fortement attaqué le royaume de Lorraine, et avait déjà porté jusqu’à Worms ses armes victorieuses, lorsque les grands du royaume, ayant peur qu’il ne les mît à la raison s’il remportait la victoire, et n’affaiblît la puissance qu’ils voulaient non-seulement conserver pour eux, mais encore laisser dans leur famille, prirent les armes contre lui.

COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION

Les derniers carolingiens nous enseignent deux fait importants sur la réalité de l’époque, et ils vont à l’encontre de nos poncifs habituels.

Les rois ne sont pas « élus », comme veut le faire croire une certaine historiographie : les grands du royaume, sous les mérovingiens comme chez les carolingiens, peuvent parfois sembler choisir un roi ; mais ce n’est pas le cas. En réalité, ils choisissent parmi plusieurs « rois », puisqu’à l’époque, nous sommes encore dans l’optique de la royauté sacrée transmise par le sang, et où tout mâle carolingien est en soi un roi, qui ne demande qu’à être acclamé pour monter sur le trône.

L’autre poncif est de croire que les futurs capétiens, descendants de Robert le Fort, auraient usurpé le trône d’une façon ou d’une autre : au contraire, que ce soit l’abbé Hugues ou le comte Eudes, ils sont les plus grands soutiens des carolingiens et de légitimité royale, les protégeant contre les rivaux, et combattant pour le bien commun à chaque fois qu’il le faut. Au point que le comte Eudes, appelé pour dirigé la Neustrie, rend dès qu’il le peut le royaume au dernier carolingien vivant, Charles le Simple, qu’il a protégé depuis sa naissance (puisque celui-ci est né  roi, après la mort de son père).

Notons la sagesse de bon sens qui reconnaît le danger d’avoir un enfant roi : c’est la porte ouverte à toutes les factions et les manipulations — d’autres monarchies, dans le monde païen, ont institutionnalisé le fait que le roi soit toujours un enfant : devenu adulte, celui-ci cesse alors d’être roi en cédant le trône à un autre enfant ; cela permet aux véritables gouvernants d’exercer le pouvoir dans l’ombre et sans en accepter les responsabilités (un cas typique est celui du Moyen Âge japonais)…

Notons encore à quel point la légitimité est naturelle et forte : aussi puissantes soient les forces centrifuges dans le royaume et aussi indépendants soient les seigneurs, ils n’en conservent pas moins l’hommage au Roi, même si ce dernier n’en a plus que le titre, pour conserver l’unité autour du roi sacré d’une part, — il serait sacrilège de s’attaquer à l’Oint du Seigneur —, et la possibilité de se tourner vers lui — et par conséquent de se déresponsabiliser si besoin — en cas de coup dur. Le Japon montre aussi dans un exemple presque caricatural cette nominalisation de l’autorité impérial qui, pendant longtemps, aura perdu tout pouvoir, sans que personne ne tente toutefois d’usurper le trône : en effet, un roi sans pouvoir est bien utile ! il permet de se déresponsabiliser, de conserver une unité de façade, tout en se conservant soi-même…

C’est évidemment mauvais pour le bien commun, mais c’est mieux qu’une révolution et c’est mieux que l’anarchie… Nos anciens, aussi désobéissants pouvaient-ils être, n’étaient presque jamais rebelles, c’est hors de propos : il faut attendre la Modernité pour inventer la rébellion légitimée et systématique…

Notons encore que les Normands, quoique toujours pillards, commencent déjà à s’intégrer dans le décor de notre France et à se comporter comme n’importe quel autre seigneur, reconnaissant désormais l’autorité du Roi qui est devenu le leur.

Paul de Lacvivier

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