Histoire

[CEH] Henri IV et Sully : un couple politique exemplaire ?, par Bernard Barbiche. Partie 2 : Sully a-t-il toujours été fidèle à Henri IV ?

Henri IV et Sully : un « couple politique » exemplaire ?

Par le Pr. Bernard Barbiche

► Partie 1 : Sully, un Premier ministre avant la lettre ?

Deuxième question à laquelle il nous faut répondre : Sully a-t-il toujours été fidèle à Henri IV ?

La notion de fidélité au XVIIe siècle a été très bien définie par Roland Mousnier : « Un lieu sentimental, fondé sur une affection mutuelle, qui unit deux hommes totalement, par un libre choix, indépendamment des devoirs envers la nation, le roi, la loi, la société. » La création de ce lien repose donc, normalement, sur le don que le fidèle fait de sa personne à son maître. Mais le « contrat » (contrat tacite) qui lie le fidèle au maître n’est pas à sens unique. SI le fidèle doit servir avec un absolu dévouement, le maître, en retour, des obligations à son égard : il doit assurer son avenir social, le soutenir en toutes circonstances, favoriser sa fortune. Les services rendus doivent être reconnus. Or, ces principes de base ne sont pas forcément interprétés et appliqués de la même manière par tous les milieux. Autour d’Henri IV, on peut distinguer d’une part la sphère proprement politique (le gouvernement, le Conseil du roi), et d’autre part la sphère nobiliaire. Commençons par la sphère politique. L’entourage politique d’Henri IV, d’une façon générale, lui a-t-il été fidèle ?

Henri IV, prince protestant, accédait au trône dans des conditions difficiles : il devait se faire reconnaître par l’ensemble de ses sujets et notamment par l’entourage politique de son prédécesseur entièrement catholique. Or, Henri III lui léguait un gouvernement sinistré. Pendant des années, en effet, il avait bénéficié du concours d’hommes d’États chevronnés comme le surintendant des Finances Pomponne de Bellièvre ou le secrétaire d’État Nicolas de Neufville de Villeroy, qui servaient la Couronne depuis le règne de Charles IX. Mais le 8 septembre 1588, trouvant ses ministres trop proches de la Ligue, il les avait tous renvoyés, les remplaçant par des personnalités moins expérimentées.

Pour reconstituer un gouvernement susceptible de recueillir un vaste consensus, Henri IV pratiqua dans les dix dernières années de son règne une politique d’ouverture qui porta assez rapidement ses fruits. Il commença par rappeler les anciens ministres disgraciés par son prédécesseur et dont la compétence était universellement reconnue. Ce ne fut pas trop difficile, car les hommes politiques en question, très désireux de revenir aux affaires et de recouvrer leurs anciennes attributions, ne demandaient qu’à se laisser convaincre. Le chancelier de Cheverny, Bellièvre, Villeroy, se rallièrent l’un après l’autre. Puis Henri IV alla même jusqu’à appeler dans son Conseil un ancien ligueur, Pierre Jeannin, ancien conseiller politique du duc de Mayenne. Tout ce personnel lui est resté fidèle. Notons ici que le premier Bourbon a réussi à faire travailler ensemble un personnel politique fort disparate : des catholiques royalistes, d’anciens ligueurs et un huguenot.

Si l’on en vient maintenant à la sphère nobiliaire (et donc aux chefs militaires), le tableau est tout différent. La mentalité des gentilhommes en effet n’est pas tout à fait la même que celle des gens de robe et de plus qui peuplent le Conseil du roi, dirigent l’administration et les finances et rendent la justice. Dans le siècle troublé qui sépare la mort d’Henri II de la prise du pouvoir par Louis XIV (1559-1661), ils poursuivent un but commun, par-delà la diversité de leurs convictions religieuses : ils revendiquent leur participation au gouvernement du royaume. Or, au XVIe siècle, le roi fait plutôt appel à des gens de robe ou à des hommes d’Eglise, d’où la frustration des gentilshommes. Par ailleurs, la noblesse d’épée met son honneur au-dessus de tout. La fidélité au roi n’est donc garantie que si ce dernier se conforme au code de l’époque : tout service rendu mérite récompense. Si la récompense ne vient pas, la révolte se justifie, elle devient même un devoir. C’est le titre d’un ouvrage célèbre de l’historienne Arlette Jouanna : Le Devoir de révolte ? Or, cette revendication s’opposait à l’affermissement de l’absolutisme ? La période, et spécialement le règne d’Henri IV, a été fertile en révoltes et trahisons : celles notamment du maréchal de Biron, du comte d’Auvergne, de la famille d’Entragues et du duc de Bouillon.

Ce tableau contrasté des deux composantes de l’entourage royale (d’un côté le gouvernement, fidèle, de l’autre la grande noblesse d’épée, souvent rebelle) permet de mieux comprendre le comportement, assez complexe, de Sully. Car Sully appartient aux deux sphères. A-t-il toujours été fidèle, comme les politiques, ou a-t-il été rebelle, comme les grands seigneurs ?

Sully a été le principal conseiller d’Henri IV de 1598 à 1610 et pendant cette période on en trouve de sa part aucun acte de rébellion. Il a servi le roi loyalement. Le roi de son côté s’est conformé aux règles non écrites du contrat de fidélité tel qu’on le concevait à l’époque. Il a comblé son ministre de récompenses, de biens, de titres et d’honneurs. La munificence du roi lui a permis d’amasser en peu d’années une immense fortune comportant un vaste domaine foncier, avec notamment Sully-sur-Loire et Villebon. De ce point de vue, il s’est comporté comme ses collègues ministres. De ce point de vue, il s’est comporté comme ses collègues ministres. Mais ceci concerne les années de son ministère. Qu’en -t-il été avant 1598 et après 1610 ? Nous observons alors un comportement bien différent : celui qu’on pouvait attendre d’un gentilhomme qui jugeait que ses services n’étaient pas suffisamment reconnus.

Maximilien de Béthune était entré au service d’Henri de Navarre dès l’âge de douze ans en qualité de page. Son père, au début de l’été 1572, l’avait « donné » à ce Prince qui venait d’arriver à la cour de France pour épouser Marguerite de Valois. Ce lien de fidélité se perpétua jusqu’en 1610, mais avant 1598 ne fut pas sans nuages. Quand le roi de Navarre, en août 1589, accéda au trône de France, Maximilien put croire que son heure était venue, et il s’attendit à recevoir, selon l’usage, la récompense de ses services. Or celle-ci tarda à venir. En effet, le roi, pendant les premières années de son règne s’attacha à récompenser d’abord les gentilshommes catholiques de son entourage, ceux qui s’étaient ralliés à lui dès son avènement en dépit de son appartenance confessionnelle et qu’il devait impérativement d’attacher. De ce fait, l’entourage protestant du roi fut quelque peu délaissé, ce qui provoqua des frustrations, compte tenu du caractère contractuel des liens de fidélité qui était en vigueur à l’époque.

Il en fut ainsi dans l’entourage huguenot d’Henri IV jusqu’à l’abjuration de ce dernier en 1593. Maximilien de Béthune fut l’une des principales victimes de la nécessité où était le roi d’accorder des faveurs aux catholiques. Celui qui n’était alors que baron de Rosny était à ce titre le premier des vassaux du comte de Mantes, c’est-à-dire du roi lui-même. Il convoitait la charge du gouverneur de cette place, où il aurait représenté la personne du roi. Or, celui-ci préféra donner ce gouvernement en 1590 à Salomon de Béthune, l’un des deux frères catholiques de Maximilien. Ce dernier, qui était l’aîné des trois, manifesta avec éclat son dépit. Quelques mois plus tard, il revendiqua le gouvernement de Gisors, une autre place qu’il avait contribué à faire tomber. Pour les mêmes raisons que précédemment, le roi refusé encore et Maximilien laissa de nouveau paraître son mécontentement. En 1593, Henri IV lui refusa le gouvernement de Dreux. Pendant toutes ces années, Maximilien entretint des relations orageuses avec le roi, il lui fit des scènes, il se mit en colère, et à certains moments même il quitta l’armée et se retira dans ses terres. Henri IV eut beau à chaque fois s’excuser, Maximilien demeura dans une posture critique vis-à-vis du roi. Le changement d’attitude de celui-ci à l’égard de son vieux compagnon d’armes fut facilité quand en 1597 mourut Salomon de Béthune, qui avait été préféré à son aîné en 1590 pour le gouvernement de Mantes. C’est alors qu’Henri IV commença à combler Maximilien de bienfaits, d’autant que ce dernier lui avait rendu un grand service dans l’été 1597 en trouvant les ressources nécessaires pour financer le siège d’Amiens. Entre 1589 et 1597, la fidélité de Sully a donc été quelque peu écornée, mais, contrairement à d’autres gentilshommes, il n’est pas allé jusqu’à la trahison et à la révolte.

C’est après 1610 que Sully a connu une défaillance plus sérieuse. Nous sortons ici de la période Henri IV, mais les événements de cette époque ne peuvent se comprendre que par référence au règne du premier Bourbon. En janvier 1611, huit mois après l’assassinat du roi, Sully est contraint de démissionner de ses principales charges et se retrouve, comme c’était le cas vingt ans plus tôt, dans une situation inconfortable, d’autant qu’il attend en vain le paiement de l’indemnité de 300 000 livres que lui avait promise la régente Marie de Médicis. Dans ces années, comme c’est souvent le cas en période de minorité royale, les grands s’agitent et s’efforcent de jouer un rôle politique. Sully tente d’abord de louvoyer entre le devoir de fidélité et le devoir de révolte. Il cherche l’appui de ses coreligionnaires réunis à Saumur de mai à septembre 1611. L’assemblée lui promet son soutien, mais sans envisager de recourir à quelque action de force en sa faveur. Sully s’efforce alors de dissiper l’impression négative qu’il a pu donner, d’autant qu’il nourrit encore l’espoir d’être rappelé au gouvernement. Mais quand le prince de Condé, premier prince du sang, avec qu’il était en relation d’affaires, défie en 1615 le pouvoir royal et lève une armée, il franchit le pas. Louis XIII lui ayant refusé le 3 septembre 1615 le gouvernement du Poitou qu’il demandait pour son gendre le duc de Rohan, il lie son sort à celui des princes et des grands. De la position de mécontent qui avait été la sienne de 1589 à 1597 puis à partir de 1611, il passe à celle de rebelle. Il se retrouve ainsi dans le camp de ceux dont il avait peu d’années auparavant, alors qu’il était le tout-puissant ministre d’Henri IV, réprimé et combattu les prétentions et l’audace. Lors du traité de Loudun signé le 3 mai 1616, Sully obtient, comme les autres grands seigneurs révoltés, tout ce qui lui avait été jusqu’alors refusé : il est confirmé dans celles de ses charges qui lui restent, se voit accorder le paiement des 300 000 livres qui lui avaient été promises en 1611 lors de sa démission de la surintendance des Finances, le paiement de toutes les dettes de la Couronne à son égard et la survivance de ses charges pour ses enfants. Cet épisode assez bref est le seul acte de révolte caractérisé qu’on puisse imputer à Sully. A partir de 1616 il rentrera définitivement dans l’obéissance. Il n’empêche que l’image classique d’un Sully d’une fidélité irréprochable doit être sérieusement nuancée.

Henri IV et Sully, contrairement à la légende, n’ont donc pas formé un couple vraiment « exemplaire ». Ils ont eu un désaccord fondamental sur la politique coloniale de la France ; et la fidélité de Sully à la Couronne a connu quelques défaillances. Si la postérité a retenu le cliché édifiant que nous avons tous en mémoire, c’est parce que l’intéressé lui-même l’a forgé et qu’il a su, grâce à ses mémoires, les Économies royales, en assurer la propagation à travers les siècles.

Bernard Barbiche
Professeur émérite à l’École des Chartes


Publication originale : Bernard Barbiche, « Henri IV et Sully : un « couple politique » exemplaire ? », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques : Henri IV, Le Premier Roi Bourbon, Neuves-Maisons, CEH, 2011, p. 21-35.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.