Divers

Les vacances

Il fut un temps, -pas si éloigné, où les vacances n’existaient pas, sauf pour quelques privilégiés supposés vivre constamment dans des loisirs perpétuels. Les « congés payés », nés pour les fonctionnaires en 1853 grâce à Napoléon III, sont désormais présentés, depuis 1936, comme un acquis irrévocable et le signe d’un progrès social. Loin de moi l’idée de remettre en cause ici cette initiative politique. Je me pose simplement des questions sur l’impact de ces vacances sur les mentalités lorsqu’elles deviennent parfois un absolu et que tourne autour d’elles tout le reste de l’année qui ne trouverait ainsi son sens que grâce à elles.

                        Le premier sens de vacance n’est guère glorieux. Le mot latin vacans, participe passé de vacare, signifie pour un lieu qu’il est inoccupé, libre, et pour une personne qu’elle est, elle aussi, inoccupée c’est-à-dire oisive. Il en ressort donc une signification d’incomplétude : une chambre d’hôtel n’est pas faite pour être vacante ; un homme ne peut demeurer trop longtemps les bras ballants, sous peine de tomber dans les gouffres de cette acédie dénoncée comme péché capital par les Pères du désert secouant la paresse de certains moines. La vacuité ne construit rien, elle laisse derrière elle un vide qu’il faut se charger au plus vite de combler : voilà pourquoi le trône de France n’était jamais vacant mais toujours occupé puisque, à la mort du Roi, un autre Roi se levait aussitôt de façon légitime et continue. Les temps de vacance politique sont des périodes troublées de l’histoire. Les vacances ont donc remplacé les vacations, sans pour autant éteindre le sentiment de vacuité.

                        L’essayiste Philippe Muray s’est souvent penché sur le phénomène contemporain des « vacances », comme un des symptômes de la maladie qui ronge l’Homo festivus. Il suffit de regarder, avec un délice jamais atténué, Les Vacances de M.Hulot, film de Jacques Tatie daté de 1953. Avec un humour qui n’est pas cruel, le réalisateur souligne à quel point les vacances, – plaisir alors encore relativement nouveau dans la France de l’après-guerre, étaient surtout occupées par des ennuis uniformes et des habitudes moutonnières. Le phénomène s’est précipité depuis et a aujourd’hui atteint des sommets inexpugnables. Lorsqu’une société et les individus censés la composer ne vivent plus qu’au rythme des vacances qui égrènent une année civile, il est temps de se faire du souci et de regarder, chacun pour soi, son propre mode de procéder au sein de cet abrutissement collectif à quoi rien n’échappe, pas même l’Eglise dont tant de sanctuaires affichent désormais des horaires d’été semblables à ceux d’une administration, tant qu’ils ne présentent pas porte close. Philippe Muray avait repéré que la figure emblématique du Père Noël planait en fait sur toutes les autres vacances et sur tous les loisirs. Il faut lire ou relire, -justement pendant les vacances où on peut au moins mettre à profit son temps pour se cultiver, ses pages savoureuses, au langage parfois cru, dans Exorcismes spirituels I, « Le Père Noël vous parle » (texte paru initialement dans L’Idiot international en 1994) : « Le Père Noël est une ordure ? Comme vous y allez ! Regardez- vous un peu. C’est tous les jours Noël maintenant. Ma grande réussite, c’est qu’on croit que mon oppression ne dure que quelques semaines par an, alors que je suis le ressort des illuminations des douze mois de l’année. Noël c’est Noël. Et Pâques c’est aussi Noël. Et le 15 août. Et la Saint-Sylvestre. Et le bonheur de merde des vacances, cette paix des grands cimetières sous le soleil. Les mains à Nikons valent les tronches à boudins blancs. Les gueules de camping-cars valent les têtes de bûches au chocolat. Toutes les fiestas conduisent à moi. Et toutes les rages, et toutes les ruées, et toutes les Foires. Et toutes les roues de la Fortune. Et tous les Manèges de la télé. Et toute la quincaillerie clinquante de l’Egalité par la joie, de la fraternité par l’extase niaise, de l’apothéose du Rien tonitruant qu’on étend par couches de plus en plus épaisses sur la violence toujours recommencée, mais de plus en plus niée, du genre humain. »

                        Les téléphones portables et les tablettes ont remplacé les Nikons, les jeux télévisés de l’époque ont de dignes successeurs, demeure une sauce égalitaire et « fraternitaire » identique. Les grands cimetières peuvent être sous le soleil ou dans la neige, à la campagne ou sur des îles, en Bretagne ou aux Seychelles, ils sont partout semblables, occupés par des morts vivants qui sacrifient aux rites sacrés des vacances républicaines et obligatoires. Triomphe du nivellement, de la standardisation, -la différence du nombre des étoiles des hôtels ne changeant rien à la mise : là où pendant des siècles la France avait vécu au rythme de nombreuses fêtes religieuses, toutes chômées par la grâce de l’Eglise et du Roi, se sont installées les vacances laïques d’où Dieu est évacué (y compris souvent chez des catholiques bon teint), où le vide abyssal et effrayant est aussitôt comblé par une panoplie de loisirs et d’ « activités » qui ne peuvent tuer l’ennui habitant des cœurs boulimiques et écoeurés. Pas le temps de retenir son souffle, de fixer son regard, de reposer son âme durant ces semaines trépidantes où il faut sauter de festival en activité sportive à la mode, de restaurant branché en cabane perchée dans les arbres, de reconstitution historique médiévale en musée interactif. L’horreur du vide n’est combattue que par un vide plus vertigineux. Les premiers peut-être à avoir diagnostiqué le phénomène furent l’infréquentable Céline qui parle, dans Nord, des « voyages des peuples », et aussi le trouble Picasso qui, avant guerre à Royan, va peindre toute une série de lécheurs de cornets de glace en lieu et place des mythiques baigneuses de la Renaissance ou de l’Impressionnisme. On étale sa viande sur le sable, pour la faire rôtir des deux côtés de façon uniforme, tout en feuilletant les romans à la mode, encore plus vides que les coquillages abandonnés par la marée. Il faut participer à la vie sans frontière dans des « destinations » de rêve. La sphère privée s’efface au profit de la masse. Cela n’est pas innocent. Que fut-il d’abord reproché à la reine Marie-Antoinette lorsqu’elle fit construire son Hameau, ou lorsqu’elle se réfugia à Trianon à Versailles ? de se retirer, de choisir le cercle de ses intimes. Le vacancier ne cache rien, il n’en a ni le droit ni la possibilité. Il se montre, il affiche le bonheur qui lui est dicté par la munificence de la république qui récompense les citoyens méritants ou non.

                        Encore une fois, je ne nie pas le bienfait de se reposer, d’occuper son temps autrement, à condition d’être toujours vigilant, de reconnaître les signes du pur divertissement qui amollit et enlaidit l’âme. Si notre modèle est le système imposé, ce qui se fait, ce qui se dit, nous sommes sur la mauvaise pente. Paul Claudel écrit quelque part : « Les Anges au-dessus de nous écoutent la planète rêver tout haut et divaguer en une effroyable cacophonie. » Notre voix est-elle harmonieuse, en toute circonstance ? Sommes-nous capables de nous extraire de la masse, non point pour la mépriser, la surplomber de notre superbe, mais pour garder notre âme du pourrissement ambiant. Les vacances sont devenues une religion de masse. Elles seront bientôt remplacées par une autre religion de masse promise à un grand avenir, l’islam. Dans les deux cas, le plaisir et la jouissance éphémères peuvent s’exercer sans crainte puisque le péché originel est balayé ainsi que la divinité du Christ. L’intelligence est anesthésiée et le risque du soupçon de la connaissance disparaît. Les vacances sont du pain et des jeux qui poussent à ne plus penser (combien de fois d’ailleurs n’entend-on pas que, pendant les vacances, « on ne pense plus à rien »), à ne plus se sentir coupables puisque c’est le moment où il faut « se faire plaisir » à tout prix et à tous les prix.

                        Où est le calme si bien rendu par Bonnard peignant la Côte d’Azur ? La vie des plages et des fronts de mer est devenue grouillante pendant l’été, désormais artificielle l’hiver puisque tout dépend de la rentabilité économique estivale. En est-il de même pour notre âme trouvant un repos frelaté pendant l’été et tout aussi négligée durant le restant de l’année ? Permettez-moi de terminer par ces quelques lignes du poète Paul Fort, injustement au purgatoire, invitant à une contemplation qui pourrait et devrait remplir nos vacances : « Epousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe. J’ai gravi la montagne et je suis en plein ciel. La terre est sous mes yeux. Oh ! Qu’elle me réjouit ! Vaporeuse à mes pieds, comme la terre est belle et distincte et joyeuse au delà des vapeurs ! La courbe d’un vallon m’a fait battre le cœur. Et je sens que mon plus beau jour est aujourd’hui. Epousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe. » (Livre d’Espérance, « Vision harmonieuse de la Terre de France » 1939).

                        Que nos vacances ne soient ni vacance, ni vacuité, mais qu’elles nous apportent un supplément d’âme.

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

                                                           Sainte Marie-Madeleine

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