Chretienté/christianophobie

MARCHER

Il est probable que certains parmi vous ont mis à profit leur été pour marcher plus que de coutume. Ce simple exercice a désormais ses adeptes, parfois jusqu’à l’addiction car notre monde qui prétend par ailleurs être constamment en mouvement nous rend particulièrement paresseux et sédentaires, à moins de nous laisser transporter comme du bétail vers des « destinations improbables ». S’il s’agit simplement d’additionner des kilomètres, de tendre à quelque exploit physique, marcher ne représente guère d’intérêt. En revanche, s’il s’agit de conduire le corps à participer à une démarche spirituelle, cette action pourtant ordinaire se revêt d’un éclat extraordinaire. J’aborde ce thème car, ces derniers jours, j’ai été particulièrement surpris par une déclaration pontificale, -non revêtue d’autorité magistérielle, à l’occasion de l’audience générale du 23 août : « Ce n’est pas chrétien de marcher le regard orienté vers le bas – comme le font les cochons : ils vont toujours comme cela – sans lever les yeux vers l’horizon. Comme si tout notre chemin s’arrêtait là, à quelques mètres de là ; comme si, dans notre vie, il n’y avait aucun but et aucun port, et que étions contraints à une éternelle errance, sans aucune raison pour toutes nos fatigues. Cela n’est pas chrétien. » Loin de moi l’idée de remettre en cause la nécessité de se préparer pour atteindre l’ultime port d’attache et donc de ne jamais jeter un regard sur l’horizon. Cependant, celui qui s’est mis en marche, non point pour une promenade d’agrément mais pour une aventure spirituelle, pour un pèlerinage, pour l’exploration d’un terrain vierge, sait que, pour ne pas perdre courage, pour ramasser toute son énergie dans l’effort, il est d’abord utile de regarder la pointe de ses pieds. Et, en même temps, de tenir la main de son ange gardien. Le pèlerin qui ne regarde que l’horizon tombera bientôt de fatigue et d’inanition au bord du chemin car il aura l’impression de ne pas avancer, comptant sur ses propres forces. Celui qui fixe les yeux sur ses souliers découvre alors à quel point il va vite, même si le paysage défile tellement lentement. Et si, de plus, il s’appuie sur le bras de son ange gardien, comme le jeune Tobie protégé tout au long de son périple, alors il sentira des ailes le pousser en avant, quelle que soit la douleur ou l’épreuve. Il est chrétien, ô combien, de regarder le sol et de ne pas se prendre pour des dieux conquérants de mondes qui ne leur appartiennent pas. Car il est bien possible que notre pèlerinage sur cette terre s’arrête là, au prochain pas, et que les horizons espérés ne soient jamais atteints. Notre seul horizon véritable est notre gros orteil.

                                   L’homme a toujours eu au cœur le désir de découvrir des mondes. L’histoire passionnante des explorateurs, à laquelle est jointe également l ‘épopée missionnaire, continue de faire battre notre cœur, alors que nous vivons dans un temps où les explorations et les découvertes sont d’un autre ordre. Le simple voyageur du XIX° siècle devait affronter des périls désormais inconnus. La récompense en était des émotions hors du commun. Gustave Flaubert aurait-il écrit Salammbô s’il n’avait effectué son long voyage en Orient de 1849 à 1851 ? Ses carnets de voyages,- durant lesquels il marcha souvent longuement, ne sont pas d’abord une liste de choses vues, -comme les photographies désormais prises à la chaîne par le touriste pressé et distrait. Il avoue d’ailleurs que « quand on voit les choses dans un but, on ne voit qu’un côté des choses. » En marchant, il faut  se répéter que le but ne nous appartient pas, qu’à chaque pas suffit sa peine, qu’un pas est une victoire digne d’un empereur magnifique et que, si Dieu veut, il sera suivi d’un autre pas, à moins que nous ne mordions la poussière pour avoir trop escompté de nos pauvres muscles et de notre ambition démesurée. Comme il faut être parfois semblables à ces petits chiens qui mangent les miettes tombées de la nappe ou rongeant quelques vieux os négligés par plus robustes qu’eux, il faut s’estimer aussi heureux d’être ressemblants à des porcelets vifs et tête en l’air, le groin dans la boue et mangeant les gousses que le fils prodigue, sur le point de s’en retourner chez son Père, leur envie. Notre Seigneur n’aime pas les marches triomphales de l’occupant romain ou des Pharisiens se bousculant vers le Golgotha pour assister au supplice. Il nous donne comme modèle ses marches pénibles, courbé sous le soleil de Palestine, pour aller enseigner de place en place, sa pérégrination en terres hostiles d’où Il est incompris et chassé, y compris de son cher Nazareth, ses avancées lentes en fendant des foules enthousiastes mais aveugles, sa procession d’entrée à Jérusalem où ne l’attendait que la Croix, et ce Chemin ultime qui dura si longtemps où Il laissa derrière Lui une traînée de sang pour le salut des hommes. Là, Il avait marché avec les yeux vers le bas, tombant sans cesse dans la poussière, la bouche pleine de cette dernière à laquelle nous retournons dans notre mort. « Memento homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. » Il n’a pas fixé son regard sur des horizons lointains, sachant que la Volonté du Père s’accomplissait à cette seconde précise, à ce pas gagné Le conduisant vers l’arbre de la Croix. N’était-Il donc pas chrétien en cela ? N’est-il donc pas chrétien d’avancer humblement, le cou ployant sous le joug des épreuves et des souffrances, devant renouveler à chaque pas un acte de confiance qui brûle les entrailles et tenaille le cœur ? Il n’existe pas de vainqueur en ce monde. La couronne tressée pour celui qui aura tenu bon ne sera accordée que de l’autre côté de la porte étroite. Les fiers regards conquérants jetés sur des horizons embrasés ne serviront de rien. S’il plaît à Dieu, même la course la plus puissante sera arrêtée à jamais dans son élan. Il suffit d’une mauvaise fièvre pour que la destinée d’Alexandre se brisât.

                        Sans caracoler sur des chemins tortueux et escarpés à l’autre bout du monde, sans affronter des océans et défricher des continents, nous pouvons, lors d’une simple marche, nous souvenir à quel point nous reposons dans la main toute-puissante de Dieu, que tous nos projets sont de la paille à la merci du vent capricieux, que ce qui importe est de franchir chaque pas comme s’il était le premier, -celui pour lequel toute la famille réunie poussa ds cris d’admiration, comme s’il était le dernier, celui que l’on doit accomplir avec précaution, appuyé sur sa canne, son bâton et sur l’épaule rassurante de l’ange gardien qui, lui, ne perd jamais de vue le but et nous y conduit, suppléant à nos limites et à nos incapacités. Chaque marche, y compris la plus rude, la plus cahotante, la plus misérable prend ainsi les couleurs de cette plaine d’Ephèse que Flaubert décrit comme des « manteaux de pourpre brodés de palme d’or » (Voyage en Orient, « Asie Mineure »)

Joseph Conrad, lui aussi voyageur intrépide avant de devenir un écrivain splendide note que « les hommes s’enorgueillissent non pas de leurs propres mérites, mais bien plutôt de leur prodigieux bonheur : de ce qui, au cours de leurs vies, doit leur faire offrir actions de grâces et sacrifices sur les autels des divinités impénétrables. » (Note de l’auteur à Jeunesse) Le bonheur de notre vie est tissé de cette marche constante et bancale qui est la nôtre. Il faut savoir le recevoir avec gratitude et humilité car le pas commencé ne s’achèvera peut-être jamais, sans pour autant que cela ne soit tragique , puisqu’alors cela signifiera que nous avons atteint le royaume tant espéré et recherché. Nous ne durons pas éternellement, nous ne pouvons pas survivre aux étoiles que nos yeux captent dans les ténèbres. Peu importe. Nous ne sommes pas faits pour embrasser des horizons illusoires mais pour nous serrer tout contre ce compagnon de route que Dieu a mis pour notre protection sur notre chemin, notre ange gardien. Tout semble s’éteindre trop tôt, trop vite. Le marcheur interrompt un jour sa route, il s’arrête un instant pour enfin bénéficier du paysage qui s’offre devant lui, à l’infini. Là il peut relever la tête, et, de porcelet infatigable, de petit chien affamé, se transformer en roi, en prêtre et en prophète, dignités dont il avait été revêtu lors de son baptême mais qui étaient demeurées jusque-là recouvertes des oripeaux et des haillons de l’humaine condition.

                        Etre en marche, ce n’est point perdre son temps et son âme en gesticulations politiques, ce n’est point se distraire, ce n’est point courir après des lauriers fugaces, c’est prendre son bâton de pèlerin et avancer pas à pas avec sa besace de lourds péchés et de petites vertus, jusqu’au jour où une voix nous fera lever le regard vers la Lumière éternelle.

 

                                               P.Jean-François Thomas s.j.

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