Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

« Ce qui retient », par le P. Jean-François Thomas

En ces temps mauvais qui sont les nôtres, des temps qui désespèrent parfois les âmes les mieux trempées , des temps qui enveloppent les êtres ne leur laissant aucune issue de secours, des temps qui, politiquement, socialement, culturellement et — plus grave car plus nouveau sous le soleil — religieusement, épaississent le rideau de ténèbres nous séparant du réel, du vrai et du divin, le fidèle croyant se posera tout naturellement la question de la fin des temps puisque nous vivons dans l’eschatologie. Dans ce domaine, il faut manier délicatement les pincettes, sinon le risque de sombrer dans les thèses les plus farfelues, alimentées par des « révélations » qui ne le sont pas moins, est considérable. La tentation n’est pas neuve puisque, sous la plume de l’apôtre saint Paul, nous lisons des adresses vigoureuses et claires aux premiers chrétiens qu’il exhorte à la prudence, à la vigilance et à la sagesse en présence de ceux qui veulent les entraîner vers un apocalypse de pacotille ou bien prématuré. Il est intéressant de reprendre l’Apôtre sur le sujet car ses mots, mystérieux à bien des égards, ont nourri des générations non seulement de chrétiens mais aussi d’hommes attendant avec anxiété et fébrilité un grand changement très éloigné du great reset prophétisé par les oiseaux du mal dans notre monde contemporain.

Saint Paul écrit ceci à propos de l’apostasie qui précédera l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ dans sa Parousie :

« Que personne ne vous séduise en aucune manière ; car Il (le Christ) ne viendra point, qu’auparavant, ne soit venue l’apostasie, et que n’ait paru l’homme du péché, le fils de la perdition (l’Antéchrist), qui se pose en ennemi et s’élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou qui est adoré, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se faisant passer lui-même pour Dieu. » (IIe Épître aux Thessaloniciens, II. 3-4).

Cela peut nous surprendre mais la plénitude de la Rédemption, les fruits de la Rédemption déjà opérée, ne pourront être visibles et effectifs qu’après cette apparente victoire de l’Antéchrist prenant, aux yeux du monde, la place de Dieu. Mais cet Antéchrist lui-même est annoncé par des serviteurs qui lui obéissent aveuglément et lui préparent le chemin dans la société civile et politique mais aussi dans la sphère religieuse, et donc également dans l’Église, pourtant sainte comme Corps du Christ. Tout est touché par le poison, tout est susceptible d’être pourri par ces fidèles suppôts. Si nous regardons correctement les signes envoyés par Dieu au cours des siècles de l’histoire du salut, nous noterons qu’il existe depuis quelques décennies tout un faisceau convergent vers l’action probable de ces esclaves des démons dans tous les domaines, ceci de façon organisée, concertée, redoutable. Que l’Église soit une cible, une proie de choix, est tout à fait compréhensible puisqu’elle est celle qui, pendant deux mille ans, a su tenir et retenir, celle qui a retardé la venue de l’Antéchrist qui, pendant ce temps, piaffait d’impatience. L’Apôtre continue en ces termes :

« Et vous savez ce qui le (l’Antéchrist) retient maintenant, afin qu’il paraisse en son temps. Car déjà s’opère le mystère d’iniquité ; seulement, que celui qui tient maintenant, tienne jusqu’à ce qu’il disparaisse. Et alors apparaîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche, et qu’Il détruira par l’éclat de son avènement. » (II. 6-8).

Ce qui retient, celui qui le retient, est ce que la Tradition a nommé le katechon, du mot grec signifiant justement cela. Les Pères et les Docteurs de l’Église se sont tous penchés sur cette mystérieuse formule paulinienne, essayant de deviner ce dont il parle et que semblaient connaître les Thessaloniciens — et donc nécessairement les chrétiens des autres jeunes communautés florissantes mais anxieuses d’accueillir déjà et enfin le Christ dans son retour en gloire. Il existe un « quelqu’un » ou un « quelque chose » qui empêche l’Antéchrist de se manifester. Rapidement, il fut presque évident, dans l’esprit de la plupart des théologiens, que cette puissance qui retenait l’abomination était l’Église elle-même. Mais au départ, saint Paul l’identifiait plutôt à l’ordre de l’empire romain. Il exhorte d’ailleurs les fidèles à obéir aux puissances établies comme étant choisies par Dieu :

« Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures, car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui sont ont été établies de Dieu. C’est pourquoi qui résiste à la puissance résiste à l’ordre de Dieu. Or ceux qui résistent attirent sur eux-même la condamnation. » (Épître aux Romains, XIII. 1-2).

Cette vision évoluera peu à peu lorsque l’Église enfin libre de son culte deviendra rapidement le rempart et que ses relations avec le pouvoir politique s’organiseront harmonieusement, -mais non sans troubles ni violences-, dans la Respublica christiana avec l’imperium et le sacerdotium, remis à l’Empereur et au Pape, le premier recevant de l’autorité du second un pouvoir ainsi légitimé. Pendant des siècles, ce pouvoir et cette autorité ont réussi à ralentir la poussée des forces démoniaques. Puis, peu à peu, tout s’est effrité, d’abord dans la sphère politique avec la disparition des empires et des royaumes très chrétiens, et ensuite avec l’affaiblissement de la présence et de l’influence de l’Église. Voilà ce qui amena un auteur comme Nicolás Gómez Dávila à affirmer : « Le monde moderne n’a d’autre solution que le Jugement Dernier. Qu’on en finisse. » (Carnets d’un vaincu), retrouvant ainsi le ton et l’élan apocalyptiques des Thessaloniciens désireux que la comédie du monde cessât et que le Malin fût lié puisqu’il a déjà été vaincu par la Croix du Christ. Que se réalise enfin ce qui est promis et annoncé depuis si longtemps !

Or, force est de constater que quelque chose retient encore la terrible pression exercée par Satan contre les digues érigées depuis deux mille ans. Pendant ce temps, les signes s’accumulent, dans le monde et dans l’Église, érigeant comme un faisceau de preuves pour nous faire comprendre que les temps s’accélèrent, que les coups de boutoir du bélier diabolique contre la forteresse humaine sont sur le point de faire céder les défenses du château. Chacun peut se poser la question du katechon mystérieux tenant à bout de bras, à lui tout seul, tout l’univers basculant peu à peu vers l’abîme. Il me semble que le sacrifice de la sainte messe est un tel katechon, dernier obstacle qui horrifie, terrifie et attise la haine des démons. D’où cette rage, depuis plus de deux cents ans pour l’empêcher, la contrer et, aujourd’hui, la détruire. Ce n’est plus seulement le monde inspiré par le mal qui cherche à la réduire en cendres, mais ce sont les pouvoirs ecclésiastiques, dans ce qu’ils comportent de plus tristement humain et assujetti aux forces d’en-bas, qui s’en mêlent car ils savent bien quelle est la force efficace de ce sacrement, célébré vraiment comme un sacrifice non sanglant, sur le chaos voulu par l’Antéchrist. Tant que la Messe sera là, l’Antéchrist ne pourra pas advenir, et même lorsqu’il surgira, il s’y cassera les dents et les serres. Elle est la blancheur que nulle noirceur ne peut atteindre.

Carl Schmitt bien sûr avait admirablement perçu l’importance du katechon comme force néguentropique de l’Église appuyée sur un Empire chrétien, écrivant par exemple que « la foi en une force qui retient la fin du monde jette le seul pont qui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu’à une puissance historique aussi imposante que celle de l’Empire chrétien des rois germaniques. » (Le Nomos de la terre). L’Église a su légitimer les pouvoirs humains conformes au message évangélique, et puis, elle a perdu cette autorité d’ordre politique jusqu’alors reconnue par tout le monde connu, maintenant pourtant son autorité spirituelle autant de temps qu’elle sut conserver le trésor de sa Tradition. Elle a fait et défait des pouvoirs jusqu’à ce qu’elle soit dessaisie à son tour de cette extraordinaire autorité. L’Antéchrist continuait de se méfier car les sacrements faisaient barrage, à commencer par la sainte messe. Si cette dernière est emportée par le torrent de boue actuel, plus rien ne retiendra le combat final. Certes la victoire appartient déjà au Christ, mais, en attendant, la grande apostasie ne fera pas de quartier et ce ne sera partout que pleurs et grincements de dents. Il faut s’appuyer sur le katechon pour ne pas perdre l’espérance.

P. Jean-François Thomas s.j.

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