Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Bulles de savon, par le R.-P. Jean-François Thomas

Il fut un temps où l’Esprit de Dieu planait sur les eaux, se préparant à mettre de l’ordre dans le chaos originel. Désormais, l’Esprit du Rien plane sur notre néant, et rares sont les voix qui s’élèvent pour dénoncer ce nouveau chaos, cette fois provoqué par l’homme. Le Maître du monde, tout au moins celui qui se prétend tel, en redemande et s’épanouit dans son empire sur ce néant qui lui sied à merveille. Il faut dire qu’il ne manque pas de petits soldats pour l’épauler dans sa tâche. Lui, d’ailleurs, n’a presque plus rien à faire. Il lui suffit de remettre de temps en temps de l’huile sur les rouages pour que la machine ne grince pas. Il remporte une adhésion quasi unanime, dans les États, dans l’Église, et les quelques récalcitrants sont vite rappelés à l’ordre (qui est en fait un désordre). Les professionnels du chaos sont eux-mêmes parfois un peu dépassés par la situation, surpris que leur langue aussi lisse que genrée et bucoliquement administrative soit aussi bien reçue, digérée, copiée. Ils en seraient presque frustrés les bougres, d’où ces pointes d’humeur, aux accents vulgaires, qui leur échappent car, que diable, ils veulent faire savoir qu’ils sont les uniques maîtres du jeu et qu’il leur déplaît d’être contrés ou soupçonnés de vilaines actions. Il nous ferait pleurer de pitié à force de se plaindre d’être des incompris, maltraités par les ingrats que sont encore certains parmi nous, alors qu’ils ont donné leur esprit à la nation, leur corps au plaisir et leur âme au Malin.

Chaque début d’année, après la retombée de la période festive et commerciale, les pères Noël dégonflés et les guirlandes remisées, la morosité saisit les Français qui n’en sont pas encore aux « grandes vacances » et qui ne peuvent que se projeter, sur un pied, de « petites vacances » à « petites vacances » d’hiver et de printemps. Il va sans dire que toute référence religieuse a disparu de ce calendrier, plus aseptisé que celui des révolutionnaires de 1792 qui inaugura « l’ère des Français ». Le Maître du monde s’applique à raboter tout ce qui pourrait encore créer quelque nostalgie pour l’ordre ancien alors que le désordre nouveau est tellement plus satisfaisant pour des êtres épris de liberté, d’autonomie. Il constate que ses peuples sont dociles car il connut d’autres époques où ses petits soldats prenaient aussitôt le risque de se retrouver découpés en morceaux et jetés dans les fleuves de l’histoire. Désormais, tout se passe calmement. À chaque pion avancé, les suppôts du Maître retiennent leur souffle, se demandant si, cette fois, ce ne serait pas le pas de trop, et puis, non, ils sont rapidement soulagés, les peuples ne bronchent pas, ils en redemandent même. Il est vrai que, lorsqu’une mauvaise cuisine est servie à chaque repas, on finit par s’y habituer, en ronchonnant un peu au départ, et puis ensuite en s’extasiant sur ce que nos ancêtres auraient jeté aussitôt par la fenêtre dans la ruelle des immondices. La réussite du Maître du monde se repère justement au fait que personne ne se révolte, ou si peu, et que les têtes des corrupteurs ne soient pas promenées sur des piques. Le risque en vaut la chandelle puisque les résistances plient à chaque fois et que toutes les initiatives les plus mortelles, les plus annihilantes sont accueillies à bras ouverts et au milieu des exclamations enthousiastes. Et le mouvement s’accélère. Qui, il y a quarante ans, aurait pu deviner, dans le détail, toutes les abominations qui sont aujourd’hui revendiquées comme parties intégrantes de nos « valeurs », nationales, républicaines, européennes, mondialistes ? Mépris total de la vie à naître et de celle qui se finit naturellement, mélange des sexes et création de nouveaux « genres », repentances de tous ordres et déni de l’Histoire, robotisation et virtualisation de l’environnement, surveillance et traçage des personnes, imposition d’une doxa historique officielle, persécution de la Tradition en religion, décadence et suicide de l’Église, manipulation de masse « à la chinoise », création d’un homme de type nouveau et artificiel, etc. Les plus anciens parmi nous, tout au moins qui vivaient encore à la campagne, sont passés, en l’espace d’une vie, d’un ordre encore relativement naturel, bien que déjà gangrené, à un désordre imposé et organisé.

« Quelle belle époque ! » s’écrie le Maître du monde en s’étirant d’aise chaque matin que continue de créer Dieu, non point par habitude ou lassitude mais parce qu’Il a un plan qui se nomme le Salut. Le Néant qui est Rien, n’est cependant pas n’importe quoi. Il fait peser une logique implacable sur les esprits et il est plus efficace que tous les goulags et toutes les pelotons d’exécution. S’il obtient une adhésion quasi unanime, tout au moins dans nos pays occidentaux pourris par nos idéaux français révolutionnaires, c’est parce qu’il est, de façon terrifiante, rodé pour savoir imposer ce qui plaît à notre nature blessée par le péché. Si nous avons encore quelque lueur de bon sens et de conscience, nous pensons que le Maître du monde est surtout celui qui mène l’économie avec ses fortunes colossales nées en un jour, ses faillites non moins retentissantes, ses start-up tant vantées, ses satisfactions de bobo, ses réussites boursières. Or, il n’en est rien. Ceci n’est que la pointe de l’iceberg et il serait dangereusement naïf de croire que c’est la partie essentielle. Les territoires de ce Maître du monde sont beaucoup plus étendus, et pernicieux, puisqu’ils rassemblent les esprits et les âmes dans une même course au Rien, ceci dans tous les domaines, d’où l’effondrement de la culture, de la morale, de l’éducation. Un banquier parvenu du XIXe siècle était encore capable de constituer une collection d’objets d’art de la Renaissance ou du XVIIIe siècle. Le nouveau riche contemporain n’a même plus le goût et la culture nécessaires pour faire de même, et il va investir, pour de nouveaux profits, dans des « œuvres » dont il décidera de la cote, sans aucun rapport avec la Beauté.

Le Maître du monde nous habitue à jouer avec des bulles de savon, brillantes, attirantes, colorées. Il importe peu qu’elles éclatent après une fugace existence puisqu’elles sont automatiquement remplacées par d’autres, et leur spectacle nous détourne de la réalité qui pourrit pourtant sous nos yeux. Nos ancêtres du XVIIe siècle, si attachés aux natures mortes, ont dû avoir l’intuition de ce que serait notre pays par la suite. L’esthétisme de la décadence et de la putréfaction nous a rendu peu à peu aveugles. Cela fait penser à l’amusant et profond mot d’Alphonse Allais : « Les confettis : – Oui… évidemment… c’est immonde… mais, qu’est-ce que vous voulez ?… Ça fait aller le commerce du papier ! » (Le Journal)

Combien de temps allons-nous demeurer aussi passifs ? Notre attachement au Roi de la terre et à Celui du Ciel, Roi des rois, devrait être suffisant pour nous faire transporter des montagnes. Alors que nous venons, une fois encore, de commémorer le tragique assassinat du roi Louis XVI, il serait bon, dans le contexte actuel, de ne pas en rester à une nostalgie sur laquelle compte le Maître du monde pour la transformer en paralysie. Georges Bernanos nous avertit : « Si vous êtes trop lâche pour regarder ce monde en face afin de le voir tel qu’il est, détournez les yeux, tendez les mains à ses chaînes. » (La France contre les robots). Cessons de nous illusionner sur des changements qui pourraient intervenir par de simples élections « démocratiques » providentielles. Dieu se rit de ces moyens humains qui ne plongent par leurs racines en Lui. Il serait temps de retrouver le chemin de chouannerie, sous le regard de Dieu. Alors le Maître du monde comprendrait qu’il n’a pas encore gagné. Cela demande plus de courage que de porter une fleur de lys à la boutonnière et de verser une larme discrète le 21 janvier.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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