Tribunes

L’injustice mène le monde, par le P. Jean-François Thomas

Tout Français, républicain ou royaliste, garde au cœur — à condition d’aimer sa terre natale —, l’image de saint Louis rendant justice sous un chêne à Vincennes, protégeant en priorité les pauvres. Les instituteurs hussards de la république, ceux formés avec des vertus laïques découlant des vertus chrétiennes, enseignaient cette justice royale, sans hésiter, sans idéologie. Saint Louis était le symbole même de la justice humaine rendue possible car dépendant de principes qui lui étaient supérieurs. Aujourd’hui, alors que des pans entiers de notre héritage continuent de s’écrouler à grand fracas, il est intéressant de noter que les Français semblent s’accrocher encore à une certaine conception de la justice héritée de nos rois. L’état délétère de notre pays angoisse à juste titre de plus en plus de personnes qui ne comprennent plus que la justice républicaine soit aussi laxiste pour les criminels et les racailles et, dans le même temps, aussi irrespectueuse et tranchante pour les Français soucieux des lois et des règles. Il est en effet facile, pour les pouvoirs déliquescents, de s’en prendre aux faibles afin de cacher leur irresponsabilité, tout en faisant croire que la Justice a les mains pures alors qu’elle les a perdues depuis bien longtemps, tranchées sous le couperet de cette guillotine qu’elle sut si bien manier contre ceux qui avaient voué fidélité à leur terre, à leur roi et à Dieu.

Leonardo Castellani, dans un texte de 1954 intitulé L’Injustice, écrit très justement :

« L’injustice est l’agent le plus corrosif qui soit. Une injustice non réparée est une chose immortelle. Elle provoque naturellement chez l’homme le désir de se venger, pour restaurer l’équilibre rompu ; ou la tendance à répondre par une autre injustice — tendance qui peut aller jusqu’à la perversité, au travers de cette affection qu’on appelle aujourd’hui le ressentiment ».

Lorsque les tribunaux de la Justice tolèrent ou encouragent le crime par lâcheté ou par idéologie, les risques sont considérables que les personnes décident de se faire justice elles-mêmes. Le désir de régler ses comptes est d’autant plus grand dans une société où chacun se considère de toute façon comme une victime. Le syndrome victimaire a de beaux jours devant lui et il résulte de vices bien installés, à commencer par la jalousie et l’envie.

L’état présent de notre pays, et de bien d’autres contrées, aiguise ce mouvement qui conduit à des lamentations permanentes et à pointer du doigt des responsables fantomatiques pour chaque événement et pour chaque situation. Ce n’est point là œuvre de justice mais collaboration avec l’injustice, celle qui conduit à entretenir la vengeance et le ressentiment. Étonnamment, l’horreur du péché d’injustice ne s’exprime que lorsqu’il s’agit de le dénoncer chez l’autre. Même les chrétiens oublient facilement le conseil de saint Ignace de Loyola dans les Exercices Spirituels à « considérer la laideur du péché en lui-même, même s’il est interdit ». Cela remet les pendules à l’heure. Regarder l’injustice en elle-même, injustice incompatible avec les commandements de Dieu, fait prendre conscience que cette injustice ne provient pas seulement des autres mais qu’elle parasite le cœur de chacun. Nous avons beau jeu de crier vers le ciel lorsqu’une injustice nous frappe, alors que nous passons sous silence les injustices que nous infligeons aux autres. Beaucoup se croient revêtus d’une vocation d’indignés. Tout est occasion à indignation et, pour cela, il faut bien sûr manifester haut et fort, descendre dans les rues, occuper les moyens de communication afin de convaincre toute une société qu’elle n’est que pure victime, holocauste perpétuel.

Cet état des choses est eschatologique car le Christ a bien annoncé que l’amoncellement des injustices humaines déboucherait sur l’iniquité mettant à bas la paix et la concorde à la fin des temps. L’Apocalypse de saint Jean ne cesse de tirer le signal d’alarme et toute sa symbolique mystique contient bien un secret qui se dévoile jour après jour sous nos yeux : l’homme construit sa propre perte et seul l’Agneau de Dieu restaurera toutes choses dans leur ordre premier. En attendant, c’est l’injustice qui mène le monde et des témoins de la Justice, comme saint Louis, nous rappellent que la haine, le ressentiment et la jalousie ne pourront pas sceller le sort du monde. Un roi juste est celui qui réconforte les tristes et les persécutés, celui qui aide à digérer chrétiennement l’injustice même s’il est impossible de la réparer. Sénèque écrivait :

« Si quelqu’un t’offense, ne te venge pas : si l’offenseur est plus fort que toi, prends peur ; s’il est plus faible, prends pitié de lui ».

Les Anciens sont, dans ce domaine, des preuves lumineuses de la vérité de la Révélation car la morale naturelle rejoint les plus hauts sommets évangéliques. Dans les Réflexions morales de l’empereur Marc Aurèle Antonin, analysées par Migne dans ses Démonstrations évangéliques, se trouve par exemple cette formule :

« Quand quelqu’un t’a offensé par son impudence, demande-toi à toi-même : se peut-il faire que dans le monde il n’y ait point d’impudents ? Non, cela ne se peut. Ne demande donc point l’impossible. Celui qui t’a offensé est du nombre de ces impudents qui doivent être nécessairement dans le monde ».

L’empereur païen, par ailleurs sanguinaire envers les chrétiens, avait pourtant compris là ce que Dieu nous révèle de la marche du monde : il est de notre ressort d’être justes, mais l’injustice demeurera toujours, jusqu’au dernier jour, car il n’est pas en notre pouvoir de l’éradiquer, simplement de la soulager. Tous les systèmes qui ont la prétention d’écraser l’injustice sont destructeurs, persécuteurs, totalitaires. La république a d’ailleurs ce virus dans le sang et il suffit de peu pour qu’elle bascule soudain, régulièrement, dans la terreur.

Les profondes injustices brisent l’âme et peuvent conduire à la folie et à la mort. Les saints, souvent persécutés horriblement y compris au sein de l’Église, ne se sont pas contentés de cette morale des stoïques antiques. Ils n’ont survécu que parce que leur âme a été pansé par un amour démesuré. À blessure vertigineuse doit répondre un baume hors du commun. Ils ont plongé leurs mains dans celui que le Christ utilise pour aimer l’humanité. Il ne s’agit pas ici d’une théorie philosophique ou morale mais d’une mise en pratique concrète : les œuvres doivent primer sur les paroles, l’ennemi doit être aimé et le sacrifice de sa propre vie pour l’ami doit être considéré. Telles sont les conditions évangéliques de la cicatrisation de la plaie causée par une injustice. Ce n’est pas un remède de velours pour des constitutions sensibles et fragiles. Prédisant la ruine de Jérusalem et la persécution de ses disciples, Notre Seigneur, rapporté par saint Matthieu, a ces mots terribles :

« Beaucoup de faux prophètes aussi s’élèveront, et beaucoup seront séduits par eux. Et parce que l’iniquité aura abondé, la charité d’un grand nombre se refroidira. Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé ». (XXIV, 11-13)

Voilà le piège face à l’injustice : se décourager et devenir tiède, ne plus vivre dans la charité. Le Christ, contrairement à la vacuité bouddhiste, ne cherche pas à nous rassurer à moindre frais en affirmant qu’il n’y a pas d’ennemi et qu’il faut aimer ce dernier plus que son ami. Dans une société, la mesure et la prudence sont des règles d’or, comme l’a bien défini saint Thomas d’Aquin en ce qui regarde la pratique de toutes les vertus. Aristote, dans sa Politique, reconnaît l’amitié civique comme le fondement d’une coexistence harmonieuse. Sans elle, le règne de l’injustice s’instaure et, avec lui, celui du ressentiment.

De toutes nos forces, nous devons lutter contre les idéologies du ressentiment mises en place partout dans notre pays et utilisées désormais comme les moyens ordinaires de gouvernement, d’où ces « repentances » en chaîne et ces iconoclasmes d’un genre nouveau qui enseignent aux Français à se haïr eux-mêmes et à détester le voisin. Leonardo Castellani note encore superbement :

« Les grands sentiments blessés ne cicatrisent jamais — contrairement à ce qui se passe avec les blessures mineures, qu’on oublie —, mais ils commencent, d’une certaine façon, à saigner vers le haut ».

Le sang des injustices subies doit rejoindre le Sang du Juste qui est le seul à pouvoir panser les blessures au dernier jour. Il fut un temps où notre pays, un royaume, était guidé — certes de façon imparfaite mais en maintenant une direction fidèle — par des princes, des prêtres, des juges et des soldats qui, chacun selon leur ordre, combattaient pour la justice. Ce temps, révolu pour l’instant sur notre terre charnelle, se perpétue à chaque fois qu’une injustice écrasante est propulsée vers le Ciel par la foi et la charité de celui qui en est victime.

P. Jean-François Thomas, s. j.

Une réflexion sur “L’injustice mène le monde, par le P. Jean-François Thomas

  • Benoît LEGENDRE

    Merci à vous mon Père pour votre lumineux article incitant à regarder vers le haut ! une attitude bien difficile à tenir de nos jours, tant la jalousie et l’envie sont malheureusement ancrés dans l’esprit de nos Français…
    J’ai été pendant 8 ans délégué du personnel où je travaille, et combien de fois j’ai du batailler pour essayer de faire comprendre à mon collègue délégué avec moi que “la même chose pour tous ou rien du tout” était bien plus injuste en fin de compte que la possibilité pour quelques uns seulement !

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