Les bien-pensants se portent comme des charmes, par le R. P. Jean-François Thomas
Toute ressemblance avec des événement contemporains est bien sûr fortuite. Il est nécessaire de préciser cela avant de rapporter, à la suite de Georges Bernanos, la façon dont la violence appelle la violence et dont les pires débordements guerriers sont souvent dépassés en horreur par ceux qui se chargent de se venger au nom de la loi ou de règles supposées. Notre monde ne retient aucune leçon du passé et certains peuples ont le chic pour se draper dans un honneur supposé en s’appuyant sur l’histoire d’antan relue uniquement en leur faveur. Rien de nouveau sous le soleil, tout au moins celui de Satan. Dans La Grande Peur des bien-pensants, Bernanos trace un portrait de « l’absurde et horrible histoire de la Commune », ceci dans le chapitre intitulé « Au régime de la viande crue ». La semaine sanglante de mai 1871, avec ses massacres et ses incendies, aurait pu être facilement évitée si Thiers, horrible figure anticléricale, bourgeoise et libérale, n’avait pas volontairement tourné le dos à des principes sages et prudents : la répression qu’il mit en place, ne respectant pas les règles de l’honneur, ne connut aucune limite et bafoua les conventions. Il fut tout d’abord le responsable du durcissement communard fin mai lorsque la Commune se transforma en comité de Salut public avec un coup d’État des éléments révolutionnaires ; puis de la « revanche aveugle ». L’armée régulière comptait 873 morts tandis que les Versaillais fusillèrent sans jugement, en une semaine, 35 000 personnes au Panthéon, au Luxembourg, au Châtelet, à l’École militaire etc. Ce sont toujours les corrupteurs et les courtisans qui sont les plus féroces dans la revanche. Si rien n’excuse la violence des uns, encore moins un gouvernement qui se veut légitime a-t-il le droit de mépriser la décence lorsqu’il répond à une attaque.
L’honneur de la monarchie avait par exemple prescrit une règle admirable : lorsqu’un homme avait trahi ses devoirs, il devenait indigne de ses richesses et il était alors dégradé et déclaré déchu. Il est intéressant de noter que parmi les derniers actes de la Convention figure l’abolition de cette loi de la confiscation car la gente bourgeoise révolutionnaire, si elle ne reculait guère devant le sang versé, considérait que la propriété était revêtue d’un caractère sacré et inviolable. Les pouvoirs tyranniques font peu de cas des hommes mais protègent frileusement leurs privilèges en se donnant l’absolution pour tous leurs crimes. Lorsqu’un gouvernement menace un autre État de ripostes non proportionnées par rapport à l’agression subi, il ne s’inscrit plus dans le droit. Comme nous sommes dans un monde où l’argent, la technique qui en découle et le pouvoir qui en naît sont rois, les codes d’honneur n’ont plus cours. Celui qui se croit fort écrase le plus faible mais révèle par là sa propre faiblesse. Bernanos avait écrit dans Grands Cimetières sous la lune que la colère des imbéciles menaçait le monde. Il y reviendra dans La France contre les robots : « La “Colère des imbéciles” ravage aujourd’hui la Terre. Elle est mille fois plus redoutable que celle des Huns ou des Vandales. Les Huns et les Vandales voulaient de l’or, du vin, des femmes et de grandes chevauchées sous les étoiles. Mais les imbéciles ne savent pas ce qu’ils veulent. Les imbéciles se battent avec le désespoir convulsif d’un noyé qui s’accroche des ongles à l’épave, et sanglote de la sentir s’enfoncer sous lui. » En ce sens, nous sommes tous plus ou moins des imbéciles lorsque nous ne réagissons pas aux manipulations, aux mensonges, aux abus de pouvoir des politiques français ou étrangers, et lorsque nous nous contentons de pleurnicher après avoir allumé une énième bougie en déposant encore des roses blanches censées faire peur aux ennemis qui n’auront jamais notre haine…
Georges Bernanos parle déjà de ces « machines à bourrer le crâne », et pourtant, il n’avait pas encore connu et subi les cascades d’informations assénées en boucle jour après jour par des journalistes aux ordres : « Ainsi les bons esprits s’avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en hurlant de rage et d’épouvante. » (La France contre les robots, VII) N’est-ce pas là le spectacle auquel nous assistons aux quatre coins de la planète ? Sur notre propre sol d’abord, mais aussi au sein de tous ces conflits fratricides au Proche Orient, en Afrique, en Europe orientale, en Asie mineure ? L’imbécile est celui qui prend du plaisir à s’aveugler lui-même sans attendre que l’ennemi ne l’oblige à bander ses yeux avant de le fusiller ou de l’égorger. Devant l’étendue des manipulations politiques de ces deux derniers siècles, processus considérablement accéléré durant ces dernières décennies, nous aurions dû utiliser des pincettes avant de considérer chaque information transmise. Or il n’en est rien. Les campagnes d’intoxication idéologique sont de plus en plus florissantes. Les chacals aboient mais la caravane ne passe plus, elle fait du surplace et les chameliers se complaisent à patauger dans la boue. Bernanos constate : « Être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. […] Aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les Machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux. » (Ibidem) Les tripes et les âmes sont mortes. Ne subsiste plus qu’un vague sentimentalisme dont les vagues roulent à chaque nouvel épisode tragique, chaque attentat, chaque confrontation qui prennent au dépourvu des masses hébétées dérangées dans le déroulement de la perpétuelle fête. Temps alors des déclarations grandiloquentes, des reniflements, de la solidarité nationale, des « plus jamais ça », des yeux qui roulent et qui grondent « nous allons être fermes ». Après cette déferlante, la paresse reprend le dessus et les flonflons du bal maudit résonnent de nouveau, entêtants, ensorcelants. « Imbéciles ! Vous vous fichez éperdument de la vie intérieure, mais c’est tout de même en elle et par elle que se sont transmises jusqu’à nous des valeurs indispensables, sans quoi la liberté ne serait qu’un mot. » (Ibidem)
L’âme est pourtant bien là car on ne la retire pas d’un homme comme un gésier d’un poulet qu’on plume et qu’on vide, mais elle se dessèche, se rabougrit, s’atrophie, appendice inutile et encombrant, trop lourd à porter ou bien devenue si légère que son apparente absence n’incommode même pas. Les prestidigitateurs politiques de notre temps savent comment nous faire oublier le rôle essentiel de cette âme en la remplaçant par leurs fausses promesses et leurs mensonges. Ils ne sont pas seulement corrompus mais ils corrompent les autres et abîment tout ce qui est beau et bon lorsqu’ils touchent à ce qui est éternel. Ils ont bonne mine et pètent de santé mais la vermine les ronge. Le sachant, ils souhaitent nous entraîner dans l’abîme à leur suite. Alors ouvrons l’œil dans une constante vigilance. Méditons les derniers mots de La Grande Peur des bien-pensants : « […] La Société qui se crée peu à peu sous nos yeux réalisera aussi parfaitement que possible, avec une sorte de rigueur mathématique, l’idéal d’une société sans Dieu. Seulement, nous n’y vivrons pas. L’air va manquer à nos poumons. L’air manque. Le monde qui nous observe avec une méfiance grandissante s’étonne de lire dans nos yeux la même angoisse obscure. Déjà quelques-uns d’entre nous ont cessé de sourire, mesurent l’obstacle du regard… On ne nous aura pas… On ne nous aura pas vivants ! » Ne perdons pas de temps, ne reculons plus et préparons les armes spirituelles pour le combat.
P. Jean-François Thomas, s. j.