Tribunes

La Fontaine et le Roi, par le P. Jean-François Thomas

L’abbé Pouget, vicaire de Saint-Roch, qui accompagna La Fontaine dans son retour à la pratique religieuse à la fin de sa vie, déclara au sujet du poète :

«  M. de La Fontaine était un homme simple et vrai, qui sur mille choses pensait autrement que le reste des hommes. »

Le portrait du « bonhomme », comme le surnomma péjorativement un Voltaire méprisant, est tracé. L’homme est droit, il n’est pas intriguant et encore moins politique. Pourtant, il va réussir à s’attirer, durant toute sa vie, l’animosité de Louis XIV construisant et consolidant sa gloire, qui l’ignora et le tint à l’écart de la Cour où le grand écrivain ne parut jamais. Pourtant, dans le monde entier, l’évocation du Grand Siècle fait venir à la mémoire d’un grand nombre tel ou tel vers des célèbres et immortelles Fables qui réjouirent les écoliers français durant des générations plus que les tirades de Corneille et de Racine, ou même les scènes de Molière. L’absence de reconnaissance royale envers La Fontaine fut un des grands échecs incompréhensibles de la vie littéraire du XVIIe siècle. Une légende veut que le poète fut irrespectueux ou hostile envers le souverain, ce qui est faux. N’écrira-t-il pas dans l’Épilogue refermant le livre XI de ses Fables :

« Pendant le doux emploi de ma Muse innocente, / Louis dompte l’Europe, et d’une main puissante/ Il conduit à leur fin les plus nobles projets… »

Ce n’est point parole de courtisan mais l’expression sincère d’un homme au naturel effacé dont le tempérament était très proche de celui du lièvre de sa fable Le lièvre et les grenouilles (II, 14) :

« Il était douteux, inquiet ;/ Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre. »

Sa distraction est légendaire, ainsi que sa liberté d’avec certaines convenances sociales, mais l’homme est délicieux et saura se faire aimer de beaucoup, dans des cercles très divers, sans jamais se laisser récupérer par aucun. Aussi le contraste est-il saisissant avec la lourde cérémonie du protocole instauré par le Roi, image de sa politique englobante, étouffante parfois, dans le domaine des arts. Louis XIV fut champion en tout, de l’amour au champ de bataille, et, même si ses choix ne furent pas toujours très heureux et couronnés de succès, il sut perdre également dans la gloire, comme en témoigne la mise en scène spectaculaire de sa lente agonie alors qu’il souffre horriblement et chrétiennement.

Le destin littéraire de La Fontaine eût été plus heureux sous le mécénat d’un Richelieu ou d’un Mazarin. Sa modestie proverbiale l’a desservi au sein du règne de la grandeur et fut souvent interprété comme une critique silencieuse de la comédie du pouvoir, férocement décrit par Fénelon et Saint-Simon. Il faut dire que ses Contes, qu’il rejettera officiellement à la fin de sa vie lors de son retour à Dieu, dépassèrent les limites de la décence admise et il se mit à dos la police, l’Église et l’Académie. Cependant, ce n’était qu’une offense à la morale et non un crime de lèse-majesté. Or le Roi ne supporte pas la fronde, tout ce qui peut lui rappeler la Fronde de son enfance terrifiée. Il poursuivra les hérésies et les immoralités du royaume, non pas tant à cause de leur hétérodoxie qu’à cause de leur coloration politique : Port-Royal, le protestantisme, les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement, le parti quiétiste, la famille Condé. Comme le souligne justement Marc Fumaroli dans son maître-livre, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle :

« La France doit marcher comme un seul homme sous la conduite d’un chef sacré ».

Comme La Fontaine était diplomate, le scandale fut bref et il ne fut pas inquiété, encore moins persécuté, mais son maintien à l’écart de la Cour le marqua d’un sort digne d’un romantique ou d’un poète maudit du XIXe siècle. En fait le Roi ne réalisa pas que les animaux des fables de Monsieur de La Fontaine renvoyaient, comme dans un miroir, une image détaillée du monde de Versailles et du gouvernement du prince. Comme le poète n’était d’aucune façon au service du Roi, il passa inaperçu, un des rares familiers du déchu Foucquet à ne pas avoir été récupéré par le souverain. S’il s’était retrouvé investi d’une charge royale, aussi mince fût-elle, il aurait été irrémédiablement prisonnier, comme certains animaux personnages de ses Fables pris dans quelque piège. De plus, Louis XIV décida, en ce qui regarde les Arts, ce qui serait du grand et du petit genres : du grand, tout ce qui pourrait contribuer à symboliser le génie de son règne ; du petit, tout le reste et, bizarrement, la poésie lyrique en fit partie. Plus le Roi vieillit, plus l’académisme s’installa au détriment de tout le reste et paralysa le nouvel art à la française : opéras de Lully, peinture historique de Le Brun, odes de Boileau, tragédies de Racine. Pendant ce temps, La Fontaine résista aux saisons qui passaient et qui dessinaient le Grand Siècle.

La Fontaine se réclame du Parnasse, cet héritage des Métamorphoses d’Ovide couronnées depuis le Moyen Âge comme la « Bible des poètes ». Il s’ancre donc dans un âge antérieur au règne du grand Roi. Il ose même le dire lorsqu’il envoie une Ode au roi à Foucquet emprisonné. Ses racines sont chez les Anciens, dans l’époque médiévale et dans la Renaissance. Assistant à l’instauration d’un pouvoir de fer, il utilisa les symboles d’une Olympe terrestre ennemie du Parnasse éternel. L’Olympe était le Louvre, puis Versailles ; le Parnasse, tous ceux qui s’inquiétaient de la démesure et de l’étouffement. Il est à noter que, contrairement à d’autres poètes qui protestèrent dans l’anonymat, La Fontaine eut la folie, à vue humaine, de défendre son protecteur en péril de mort, en s’exposant. Faisant cela, il n’outrepasse pas les bornes et espère toujours se faire entendre du Roi. Admirable témoignage d’amitié fidèle qui aurait pu le précipiter à sa perte. C’est cette fidélité qui scelle sa destinée d’écrivain : le Roi apprécia la délicatesse et le respect, et, sans punir La Fontaine de son outrecuidance, il l’entoura d’un silence royal mortel. En cela, Louis XIV est très moderne car notre époque totalitaire a bien compris qu’il suffit d’ignorer un ennemi ou un opposant pour qu’il disparût dans le néant.

La Fontaine ne fut pas un militant politique car il s’engagea en poésie comme d’autres s’engagent en religion. Les interprétations politiques de son œuvre, celles des marxistes de l’après-guerre, manquent leur cible car elles ignorent que La Fontaine a épousé le Parnasse et qu’il n’a pas à combattre l’Olympe. Son chant suffit, emporté là où le vent le transporte. Il peut donc écrire, à propos du Roi, sans contradiction, dans son Élégie aux Nymphes de Vaux en 1662 :

« Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ».

Le poète n’a jamais eu le désir de « résister » à un pouvoir aussi légitime que celui de Louis XIV. Cela eût été criminel et insensé. Il s’appliqua simplement à faire survivre la vérité du cœur dans un siècle corseté par une beauté dont tous les canons furent fixés pour un but politique. La Fontaine n’essaya pas de s’engager dans la longue quête d’un Boileau ou d’un Racine pour être officiellement reconnus comme serviteurs du royaume. Comme le dit admirablement Fumaroli :

« Puisque Louis XIV l’ignorait, puisque sa poésie n’était pas faite pour la grandeur du roi, il viserait encore plus haut, vers le dedans, en faisant mine, vers le dehors, de descendre très bas. Ce n’était pas hors de portée du grand musicien qu’il était ».

La Fontaine reliera la fable ésopienne à la parabole évangélique, non point en les confondant, mais en montrant comment toutes deux, en leur registre propre, insinuent dans le cœur la vérité dont toute âme a soif. Le Roi a sans doute rendu un service éminent au poète en le laissant à l’écart du pouvoir. C’est ainsi que La Fontaine put acquérir cette puissance immortelle et qu’il devint une des principales icônes de ce Grand Siècle où la France connut les derniers feux de sa grandeur.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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