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Ex-Libris. “Les Villes d’or” de Louis Bertrand

Il y a un siècle, l’académicien Louis Bertrand faisait paraître Les Villes d’or. Algérie et Tunisie romaines (rééditées en 2022 par les Éditions du Drapeau blanc), un essai faisant comme une suite au Sang des races de 1899.

C’est l’une des œuvres « africaines » de L. Bertrand, ce métropolitain tombé amoureux de l’Algérie. Donnant de grandes ambitions à l’œuvre coloniale de la France outre-Méditerranée, il part sur les traces des – très – nombreux vestiges antiques, romains et byzantins, de la Tunisie et de l’Algérie, régions qu’il arpenta dans le premier quart du XXe siècle.

Le lecteur sera d’abord ébahi par l’abondance des sites archéologiques et des petites touches d’héritage latin laissées dans ces contrées largement stérilisées par les invasions et l’islam. C’est aussi l’occasion de rappeler le glorieux passé chrétien de ces lieux, avec de grands docteurs de la trempe de saint Cyprien et de saint Augustin, et une multitude de saintes et de saints africains… Pour Louis Bertrand, la France contemporaine reprenait l’œuvre de la Rome antique, l’œuvre civilisatrice de la Latinité, interrompue pendant de (trop) longs siècles…

Il impute au passage à l’Algérie la qualité de remède à une France révolutionnée, affaiblie ou malade ; et, le temps ayant passé depuis 1921, il n’est peut-être que trop vrai que la France de 2023, pourtant si bas dans la fosse, serait dans un état bien pire sans ses éléments sains fortifiés par le malheur et revenus dans des conditions peu enviables en 1962. Louis Bertrand, remarquant déjà le fossé entre administrateurs métropolitains et réalités locales, semblait le pressentir avec quarante années d’avance :

« Dans une société bourgeoise comme la nôtre, sans cesse menacée de ramollissement par excès de bien-être ou de sentimentalité humanitaire, il est bon d’avoir à sa porte une zone de vie rude et souvent troublée, où l’on réapprend le sens du Barbare et de l’Ennemi. Le voisinage d’une humanité rudimentaire, sauvage, violente, difficile à pénétrer, est une perpétuelle et salutaire leçon de psychologie pour le civilisé utopique et surtout pour le Français qui, invinciblement, se figure d’après lui-même le reste de l’univers » (Les Villes d’or, p. 9 de la réédition de 2022).

C’est peut-être pour cela que les bobos qui nous dirigent aujourd’hui se calfeutrent dans des ghettos de riches, loin des hordes allogènes et des sans-dents… Pour rester dans leur confort et dans leur mollesse illusoires – jusqu’au jour où…

Des passages très intéressants des Villes d’or opposent la gratuité de l’art civilisateur romain et l’utilitarisme pratique des Byzantins ayant posé le pied en Afrique du Nord entre Antiquité et Moyen Âge :

« Toute cette partie de la ville antique est encore mal désencombrée. La forteresse byzantine qui est venue s’étaler sur l’acropole de Thugga, qui étranglait entre ses murailles massives les temples, les échoppes et les portiques du forum – et cela avec un beau mépris du plan primitif, en écrasant et en brisant tout autour d’elle –, cet affreux tas de pierres est toujours, en partie, debout. Rien n’excite la mauvaise humeur du passant comme la survivance de ces bâtisses parasites et misérables, qui symbolisent en quelque façon le rétrécissement de l’Empire arrivé à l’extrême période de sa décadence. C’est quelque chose d’étriqué, de compact, de ramassé sur soi-même en une attitude de défense manifestement craintive. L’Empire, à cette basse époque, a cessé de rayonner au-dehors. Enfermé dans un cercle de plus en plus restreint, il ne songe qu’à sauver, ou à prolonger sa vie. Nul souci de beauté. Il ne s’agit que d’opposer à la ruée de l’agresseur un front de résistance, une barrière difficile à percer ou à franchir. Pour dresser des obstacles de ce genre tout est bon au mercenaire et à l’ingénieur de Byzance : débris de statues et d’inscriptions, blocs de marbre arrachés aux temples et aux arcs de triomphe, il utilise tout, il entasse pêle-mêle et il encastre tout cela dans la muraille grossière derrière laquelle il abrite sa peur. Il achève les dévastations des Vandales, qui, avec les nomades, ont commencé la ruine des cités africaines. Ces derniers des Romains se conduisent comme les pires barbares » (ibid., p. 101).

N’est-ce pas aussi un peu l’image des derniers Français et des derniers des Français que nous sommes… ? Quoi qu’il en soit, ce que la latinité a subi en Afrique du Nord, elle pourrait le subir ailleurs :

« Ce que les hordes asiatiques ont fait de Thélepte et de Carthage, elles peuvent le recommencer ailleurs, demain, si nous n’y prenons garde. Ce qu’il advient quand on ne sait plus repousser le Barbare, Carthage et Thélepte nous l’apprennent. Ils sont venus, ils ont pillé, brûlé, saccagé, et ils s’en sont allés, ne laissant derrière eux que des pans de murs ou des maisons vides » (ibid., p. 124).

Prions et agissons donc pour n’être pas, nous aussi, « les sentinelles du désert », figées dans la mort…

« Le vivant de la veille est devenu tout à coup un mort. Les gens qui habitaient là, occupés, comme nous, de sciences, d’arts, d’idées, de choses belles et passionnantes, sont entrés brusquement dans la nuit ; les choses dont ils étaient si fiers sont devenues un fatras inutile et quelque peu ridicule, dont on ne sait plus l’usage, ni le sens – de l’archéologie, une pincée de cendres sur lesquelles peut-être quelqu’un viendra souffler dans des millénaires, ou qui sombreront dans l’oubli et qui seront dispersées, anéanties à tout jamais… » (ibid., p. 125).

Jean de Fréville

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