Histoire

Les Royaumes méconnus (3) : Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs

Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs (1ère partie)

L’Histoire précoloniale de la région inter lacustre d’Afrique équatoriale est caractérisée par l’apparition, au cours des six ou sept siècles qui précédèrent l’arrivée des Européens, de royaumes bantous fort bien organisés et structurés. Parmi ces royaumes, citons en particulier ceux du Burundi, du Rwanda, d’Ankole, du Bouganda, du Bounyoro, de Toro et de Bousoga. Seuls les deux premiers existent encore en tant qu’États indépendants, même s’ils ont tous deux perdu leurs systèmes monarchiques, juste avant l’indépendance dans le cas du Rwanda[1] et plusieurs années après pour ce qui est du Burundi[2]. On ne refait pas l’Histoire, mais je ne peux m’empêcher de penser que ces deux nations auraient certainement pu éviter les tragédies sanglantes qui marquèrent leur premier demi-siècle d’indépendance si elles avaient eu la sagesse de conserver leurs « Mwami [3]».

Tous les autres royaumes cités ci-dessus ont été intégrés par les Britanniques dans leur protectorat d’Ouganda. Étrange assemblage que ce territoire formé en 1894… Il regroupait en effet ces cinq royaumes et d’autres tribus bantoues ainsi que des groupes ethniques nilotiques vivant au nord et à l’est du protectorat. Ces dernières n’avaient pas beaucoup en commun avec les groupes bantous du centre et du sud. Les langues nilotiques sont totalement différentes des langages d’origines bantoue, et les modes de vie des Acholi, Langi, Iteso et autres Karimojong étaient totalement différents de celui des Banyankole, Baganda, Banyoro, Batoro et Basoga. C’est ainsi que les frontières coloniales furent tracées, à la fin du XIXe siècle : ceux qui en décidèrent prenaient rarement en compte les réalités humaines du terrain. Au centre de l’Ouganda se trouve un vaste lac marécageux, formé par le Nil qui, après sa sortie du lac Victoria coule vers le lac Albert. C’est ce lac, nommé Kyoga, qui forme une sorte de frontière naturelle entre les Bantous, au sud, et les Nilotiques, au Nord.

Dans les années 1860, des explorateurs britanniques tels que John Hanning Speke, James Augustus Grant ou Samuel Baker visitèrent les contrées qui constituent aujourd’hui l’Ouganda. C’est d’ailleurs Speke qui, en hommage à sa souveraine, donna le nom de Victoria à l’immense lac dont il découvrit les rivages méridionaux dès 1858. En 1875, c’est Henry Morton Stanley qui visita le Bouganda. Il fut impressionné par l’organisation du royaume, par sa puissante armée qu’il estima à 125 000 hommes de troupe et par sa flotte qui ne comptait pas moins de 230 canots de guerre sur le lac Victoria. Morton se rendit à la cour du kabaka[4], et il fut frappé de la découvrir au milieu d’une véritable capitale bien agencée de 40 000 habitants. Le « palais » royal était en fait une immense hutte au toit de chaume, entourée par une multitude d’autres huttes où vivaient les épouses du kabaka, les serviteurs, les gardes royaux ainsi que les nobles ayant des fonctions officielles.

En 1877 arrivèrent les premiers missionnaires protestants britanniques. Deux religieux français, le père Siméon Lourdel et le frère Amans débarquèrent au Bouganda en 1879, après avoir traversé le lac Victoria en canot. Tous deux appartenaient aux Missionnaires d’Afrique, communément appelés « Pères Blancs ». Tant les missionnaires protestants que les catholiques furent reçus à la cour, le kabaka se plaisant à organiser des débats religieux en sa présence. L’Écossais Mac Kay et le Français Lourdel pensaient parvenir à convertir le kabaka, espérant par-là amener la conversion massive de ses sujets, selon la célèbre maxime latine «cujus regio, ejus religio[5] ». Mais Mutesa Ier[6] semblait s’amuser de cette rivalité entre Blancs. D’autant qu’il fréquentait également les commerçants arabes et swahilis,  arrivés dans le royaume vingt ans plus tôt, en provenance de Zanzibar. Eux aussi tentaient de rallier le roi à leur foi. Mutesa Ier, en souverain habile, jouait de la rivalité entre missionnaires protestants, catholiques et commerçants musulmans. De chaque groupe, il essayait d’obtenir des avantages, en particulier des armes à feu, faisant croire à chacun que la foi qu’il prêchait était celle qui avait sa préférence ! Sans doute cherchait-il aussi à préserver l’indépendance de son pays, face aux étrangers qui pénétraient en Afrique orientale.

À la mort de Mutesa Ier en 1884, c’est son fils aîné Mwanga[7] qui lui succéda. Ce jeune homme de 16 ans, fumeur de chanvre, était loin d’avoir l’intelligence et l’habileté de son défunt père. Depuis leur arrivée dans le royaume, les missionnaires chrétiens avaient recruté de nombreux catéchumènes dans l’entourage du kabaka, en particulier parmi ses pages. Mwanga II en prit rapidement ombrage. Un an après son accession au trône commencèrent les grandes persécutions anti-chrétiennes qui culminèrent en 1886 lorsque 22 jeunes hommes (dont de nombreux pages) furent brûlés vifs à Namugongo[8]. Le plus jeune, Kizito, n’avait que 14 ans. Auparavant, le 29 octobre 1885, le kabaka avait commis la grossière erreur de faire assassiner par ses soldats James Hannington. Ce dernier avait été ordonné en Angleterre évêque du diocèse anglican de l’Afrique Equatoriale Orientale. Il était en route pour le Bouganda lorsque lui et ses compagnons furent arrêtés puis tués par les hommes de Mwanga, dans le royaume voisin de Bousoga. Cet évènement eut un grand retentissement en Grande-Bretagne, où le malheureux évêque fut proclamé saint et martyr[9]. Sans doute sous l’influence des sorciers et des partisans de la religion traditionnelle, le kabaka semblait pris d’une véritable rage antichrétienne. Il n’hésita pas à faire exécuter certains de ses proches conseillers devenus chrétiens. Cette grande persécution dura jusqu’au début de 1887. Le pauvre Siméon Lourdel vécut ces évènements avec horreur. Il regrettait aussi d’avoir fait courir de tels risques aux convertis baganda[10], tout en leur vouant une grande admiration pour le courage dont ils avaient fait preuve en refusant d’abjurer. C’est en vain qu’il supplia à de nombreuses reprises le kabaka de les épargner.

En septembre 1888, Mwanga II fut renversé par les Musulmans qui mirent sur le trône  successivement deux de ses frères[11].  Le kabaka déchu parvint à s’enfuir. Il se réfugia aux îles Ssese, un archipel du lac Victoria. Les missionnaires catholiques et anglicans furent jetés à bord d’un canot avec un groupe d’orphelins baganda devenus chrétiens et expulsés du royaume. Après une errance ponctuée de souffrances sur le lac Victoria, ils parvinrent à atteindre Bukumbi, sur la rive sud[12].

Au Bouganda, les catholiques étaient en première ligne dans la lutte contre la domination musulmane, en particulier dans l’ouest du pays. Fin 1888, à la mission où ils étaient réfugiés, au sud du lac Victoria, Lourdel et ses compagnons d’infortune eurent la surprise de recevoir la visite de Mwanga, le kabaka fugitif. Il venait demander pardon mais aussi et surtout solliciter l’aide et le soutien des missionnaires pour récupérer son trône ! Quel terrible dilemme pour Siméon Lourdel ! Comment accepter de soutenir ce Dioclétien africain, grand persécuteur et bourreau de ses bien aimés catéchumènes et baptisés ? D’un autre côté, ne valait-il pas mieux aider Mwanga à reprendre le pouvoir, afin de ramener le calme et la stabilité dans le pays et de pouvoir y retourner ? Lourdel avait à cœur de retrouver ses chers convertis baganda qui avaient certainement grand besoin de la présence missionnaire. Tant les missionnaires anglicans que les catholiques apportèrent alors leur aide à Mwanga II, qui parvint à retrouver son trône en octobre 1889, après avoir défait l’usurpateur Kilema et ses alliés musulmans. Une fois le pouvoir du kabaka rétabli, les courtisans anglicans et catholiques rivalisèrent pour occuper les honneurs et les fonctions importantes. Durant la même période, deux grandes puissances européennes étaient engagées dans une frénétique lutte d’influence en Afrique Orientale. Les Allemands pénétraient de plus en plus profondément dans ce qui allait devenir leur territoire du Tanganyika, situé entre l’océan indien et les lacs Nyassa, Tanganyika et Victoria. De leur côté, les Britanniques consolidaient leur présence au Kenya. Les premiers s’approchaient donc du Bouganda par le sud, tandis que les seconds faisaient de même côté est. Des agents  des deux puissances visitaient régulièrement la cour du kabaka afin d’obtenir de ce dernier un traité qui permettrait d’évincer la puissance rivale. Mwanga n’avait pas oublié qu’il n’avait pas obtenu le soutien britannique escompté lors de sa reconquête du pouvoir. Il semblait donc pencher côté allemand. Mais c’est finalement le Royaume-Uni qui eut gain de cause. En effet, le traité de Berlin, qui délimitait les zones d’influences des puissances coloniales en Afrique avait inclus le Bouganda et les royaumes voisins dans celle des Britanniques. En 1894, le kabaka dut se résoudre à signer un traité de protectorat avec la Grande-Bretagne.

Le père Lourdel ne vécut pas assez longtemps pour assister au passage sous la coupe britannique du Bouganda qu’il avait tant aimé. Le 12 mai 1890, il succomba à une crise de paludisme alors qu’il avait entrepris la construction de la première cathédrale du pays, sur la colline de Rubaga[13]. Il n’avait que 37 ans. Dès qu’il apprit la nouvelle, le kabaka Mwanga vint se recueillir devant la dépouille du missionnaire. Siméon Lourdel, l’apôtre du Bouganda, avait quitté la France à l’âge de 21 ans et n’y était plus jamais retourné. Quant à l’Écossais Alexander Mackay, adversaire et rival de Lourdel, devenu son ami durant les épreuves de la persécution, il mourut quelques mois plus tôt, le 8 février 1890. On peut encore voir sa simple tombe dans le petit cimetière de la cathédrale anglicane St Paul de Namirembe, la colline de Kampala qui fait face à celle de Rubaga. Mackay et Lourdel peuvent être légitimement considérés comme les pères fondateurs du christianisme en Ouganda.

En 1897, Mwanga II déclencha une rébellion contre le pouvoir colonial. Les Britanniques le déposèrent et le remplacèrent par son fils, âgé d’un an seulement, qui devint kabaka sous le nom de Daudi Chwa II. Deux ans plus tard, Mwanga fut définitivement défait et capturé, avant d’être exilé aux Seychelles. Durant son séjour dans cet archipel de l’océan Indien, il devint anglican et fut baptisé sous le nom de Daniel. Il mourut en 1903, à l’âge de 35 ans, sans avoir jamais revu son royaume. Son fils régna jusqu’à sa mort, en 1939. Daudi Chwa II n’atteignit sa majorité qu’en 1914. Jusque-là, les fonctions royales avaient été exercées par des régents. Ce kabaka a laissé dans l’histoire le souvenir d’un souverain juste et pragmatique. Il parvint à apaiser les querelles religieuses entre catholiques et anglicans qui avaient durablement divisé le royaume. Lui-même était anglican : il avait été baptisé sous le nom de Daudi, la version swahilie de David. Il améliora également les relations avec Londres. 

Edward Frederick Mutesa II, fils de Daudi Chwa II, devint roi à la mort de son père, en 1939, alors qu’il était encore lycéen. C’est un conseil de régence qui exerça les fonctions royales jusqu’à la majorité du jeune roi. Frederick Mutesa étudia ensuite à l’Université de Cambridge, en Angleterre. Il fut couronné le 19 novembre 1942, pour son 18ème anniversaire. À partir de 1953, le kabaka se fit porte-parole des aspirations profondes de son peuple : restaurer le Bouganda comme entité distincte et autonome et donc se séparer du Protectorat de l’Ouganda. Dans ce combat, il fut soutenu par le Lukiiko, le Parlement du Bouganda. Il dut cependant faire face à un adversaire redoutable en la personne de Sir Andrew Cohen[14], le gouverneur britannique de l’Ouganda. Ce dernier avait des vues opposées à celles du kabaka. Le gouvernement de Londres envisageait même d’intégrer l’Ouganda dans une vaste fédération de l’Afrique de l’Est, qui aurait englobé, outre l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie. Ce projet était loin de séduire la majorité des Ougandais, qui craignait la perpétuation d’une domination européenne, les grands fermiers britanniques étant très nombreux au Kenya. Les Baganda y étaient encore davantage opposés, voyant dans ce projet de fédération la fin de leur royaume, auquel ils étaient très attachés. La tension fut à son comble lorsque Cohen pris une décision lourde de conséquences : celle de déposer et d’exiler le kabaka. Le sentiment national des Baganda en fut renforcé, ainsi que la popularité du roi, qu’ils appelaient affectueusement « King Freddie ». Ce dernier faisait figure de héros et de martyr. Face aux manifestations et la mobilisation de ce peuple, qui constituait le principal groupe ethnique du Protectorat[15], Sir Andrew Cohen dut céder, au bout de deux années. Le kabaka rentra triomphalement dans son pays le 17 octobre 1955. Il négocia ensuite un accord avec Londres qui fit de lui le monarque constitutionnel du Royaume du Bouganda.

Ces concessions britanniques étaient cependant loin de régler l’avenir du Protectorat. Le kabaka était, on l’a vu, extrêmement populaire au sein de son peuple, les Baganda. Mais il ne représentait rien dans le reste de l’Ouganda. Or, dans ce pays comme ailleurs sur le continent africain, on assistait à la montée des nationalismes et des aspirations à l’indépendance. Comment concevoir l’indépendance de l’Ouganda avec, en son centre, un royaume fort et un monarque emblématique ? Comment concilier le monarchisme des Baganda et la création d’une république qui engloberait quatre autres royaumes et des territoires dépourvus d’institutions monarchiques ? Se dirigeait-on vers une partition du pays ?

Hervé Cheuzeville

PS : la deuxième partie de l’article sur Le Bouganda et les Royaumes des Grands Lacs sera publiée le 17 octobre.

A lire ou à relire la série d’Hervé Cheuzeville sur « Les Royaumes méconnus » :

–          publié le 3 septembre 2014 : Le Lesotho, Royaume dans le ciel

–          publié le 24 septembre 2014 : Le Lane Xang

[1] La République y fut proclamée le 28 janvier 1961, alors que l’indépendance ne le fut que le  1er juillet de l’année suivante. Le 28è et dernier Mwami, Kigeli V, né en 1936, fut couronné le 9 octobre 1959. Il vit actuellement en exil en Virginie (USA).

[2] Le Royaume du Burundi devint lui aussi indépendant le 1er juillet 1962. La République y fut proclamée à la suite du coup d’État militaire du 28 novembre 1966, dirigé par le capitaine Micombero. Le Mwami Ntare V (1947-1972) dut s’enfuir à l’étranger. Ce coup d’État militaire fut malheureusement le premier d’une longue série.  

[3] Roi, en kinyarwanda et en kirundi, les langues quasiment identiques de ces deux pays.

[4] Roi, en louganda, la langue du Bouganda.

[5] « Tel prince, telle religion »

[6] 30è kabaka du Bouganda, né en 1837, roi de 1856 à sa mort en 1884.

[7]Mwanga II est né en 1868 et mort en 1903. Il régna de 1884 à 1888 puis de 1889 à 1897.

[8] Localité située à une vingtaine de kilomètres à l’est de l’actuelle Kampala. Les Baganda martyrisés durant ces persécutions antichrétiennes furent béatifiés dès 1920. En 1964, ils furent canonisés par le pape Paul VI, devenant ainsi les premiers Saints de l’Afrique sub-saharienne. Les Martyrs de l’Ouganda sont fêtés le 3 juin, cette date étant de surcroît un jour férié en Ouganda.

[9] L’Église anglicane le célèbre le 29 octobre.

[10] « Baganda » est la forme plurielle du nom désignant les habitants du Bouganda. Au singulier, on parlera d’un Mouganda. On retrouvera ce préfixe pluriel « ba » dans la suite de cet article, lorsque d’autres ethnies bantoues y seront évoquées.

[11]Les kabaka Kiwewa et Kilema.

[12] Dans l’actuelle Tanzanie.

[13] La colline de Rubaga se situe dans l’actuelle ville de Kampala (qui n’existait pas encore), la capitale de l’Ouganda. La cathédrale du père Lourdel n’existe plus : elle a été remplacée par une grande cathédrale en briques, construite dans les années 30.

[14] Né en 1909, mort en 1968, gouverneur du Protectorat d’Ouganda de 1952 à 1957.

[15] Les Baganda forment environ un tiers de la population de l’Ouganda. 

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