Histoire

Les Habsbourg et l’Europe

L’aventure européenne des Habsbourg commence le 1er octobre 1273. Sept princes allemands électeurs se sont réunis afin de mettre fin au grand interrègne, ce vaste « game of thrones » qui se joue au sein du Saint-Empire romain germanique depuis la fin de règne de la dynastie Hohenstaufen en mai 1254. Une guerre qui a mis en opposition partisans de la maison des Guelfes et ceux de la maison des Ibelins avec pour arbitre, la Papauté. De multiples prétendants se proclament tour à tour empereurs comme Richard de Cornouailles, Alphonse X de Castille, Ottokar de Bohème, Louis de Wittelsbach ou encore le comte Guillaume de Hollande. Même Philippe III de France tentera en vain de récupérer l’héritage de Charlemagne. Rodolphe de Habsbourg est alors un des princes les plus influents du sud de l’Allemagne mais loin d’être un des puissants nobiliaires de l’empire.  Son père avait pris le parti des Hohenstaufen, celui des Guelfes. Âgé de 55 ans, il réunit alors les conditions parfaites. La noblesse conservera ses prérogatives, il rassemblera autour de lui les factions comme Roi des romains et de Germanie, empereur de la « nationis Teutonicae » et règnera sur une superficie de 950 000 kilomètres carrés. De son élection, l’historien Jean des Cars nous dit que nous n’étions pas en présence d’une « monarchie absolue mais une sorte de contrat associatif pour régler la vie commune dont le maître avait le pas sur tous les autres souverains européens ».

Rodolphe en profitera également pour prendre possession des duchés d’Autriche, de Styrie et de Carinthie. L’histoire des Habsbourg était en marche, pour se terminer tragiquement en novembre 1918 à la fin d’une guerre mondiale qui devait décapiter la double tête de son aigle. Les rivalités entre Bourbon et Habsbourg secouèrent, durant 3 siècles, l’Europe et atteignirent leur point d’orgue lors de la guerre de succession d’Espagne qui tournera à l’avantage de Versailles, en 1705. Il faudra attendre le mariage du dauphin Louis-Auguste de Bourbon et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine en 1776, afin que ces deux puissantes dynasties se réconcilient enfin. C’est d’ailleurs un autre mariage tout aussi prestigieux entre la maison de Lorraine, descendante des Carolingiens, 40 ans plus tôt, et celle des Habsbourg qui allait fonder la maison que l’on connaît aujourd’hui et qui devait donner des princes et princesses à toute l’Europe ou encore à la lointaine Amérique du Sud, au Mexique et au Brésil. Napoléon Ier mettra brutalement fin, lors de la bataille d’Austerlitz, au Saint-Empire romain germanique et le remplacera par sa Confédération du Rhin, permettant à certains princes allemands de prendre leur revanche sur ces Habsbourg et de devenir des rois héréditaires à leur tour. Un an après, en 1806, François II devenait François Ier d’Autriche. L’empire reste toutefois européen et son maître un « roi de Jérusalem, Hongrie, Bohême, Dalmatie, Croatie, Slavonie, Galicie et Lodomirie, archiduc d’Autriche, duc de Lorraine, Salzbourg, Wurtzbourg, Franconie, Styrie, Carinthie et Carniole, Grand-duc de Carcovie, prince de Transylvanie, margrave de Moravie, duc de Sandomir, Masovie, Lublin, haute et basse Silésie, Auschwitz et Zator, Teschen et Frioul, prince de Berchtesgaden et Mergentheim, prince-comte de Habsbourg-Gorice et Gradisce et du Tyrol… » et bien d’autres tant la liste était longue.

De l’empereur Charles Quint à François-Joseph en passant par l’impératrice Marie-Thérèse, de tout temps, le vaste empire des Habsbourg va fasciner et fascine encore. Lors du Congrès de Vienne qui redessine la carte européenne en 1815, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ministre français des affaires étrangères de Louis XVIII, tente d’imposer une balance politique entre « cette ambitieuse maison » prussienne de Brandebourg (ici les Hohenzollern ndlr) et celle des Habsbourg dont il voit en leur empire, « ce rempart de l’Europe qu’il ne faudra jamais détruire, ce boulevard nécessaire contre les barbares » (ici la Russie ndlr). S’était-il souvenu alors que les Habsbourg avaient sauvé l’Europe de la menace turque en 1683 et 1687 ? Monté sur le trône lors du printemps des peuples (1848), la longévité du règne de François Joseph Ier va mener à travers deux siècles l’empire vers son lent déclin. Les défaites militaires et les tragédies personnelles de l’empereur vont ternir une ère de prospérité industrielle et artistique. Son frère Maximilien Ier, mis sur un trône mexicain par la volonté d’un Napoléon III, tombe sous les balles d’un peloton d’exécution en 1867 ; sa fille Sophie meurt à l’âge de 3 ans ; son fils Rodolphe se suicide mystérieusement à Mayerling avec sa maîtresse la baronne Marie Vetsera en 1889 ; son épouse la célèbre impératrice Elizabeth (Sissi incarnée à l’écran par l’incomparable Romy Schneider) succombera aux coups de poignards d’un anarchiste italien et, enfin, son neveu et héritier, l’archiduc FrançoisFerdinand de Habsbourg-Este, sera également assassiné en 1914. Un meurtre qui servira de prétexte à une guerre mondiale. A la mort du vieil empereur en 1916, à qui l’Autriche rend actuellement hommage en organisant des festivités et commémorations, le nouvel empereur Charles Ier comprend rapidement qu’il faut réformer l’Empire austro-Hongrois. Associés au pouvoir en 1867, les Hongrois entendaient conserver leurs privilèges acquis au sein de la monarchie dualiste et Charles de Habsbourg-Lorraine souhaitait désormais fédéraliser celle-ci en intégrant les tchèques et stopper toutes montées des nationalismes.

Conscient des enjeux européens de son temps, Charles tenta en vain de négocier une paix séparée avec la France. Si les négociations furent engagées avec le Président du Conseil Aristide Briand, plus que favorable à cette initiative, c’est au belliciste Georges Clémenceau que l’on devra l’échec de cette politique de rapprochement entre les deux pays. La défaite de l’Allemagne dans cette guerre entraîne la chute de celle des Habsbourg dont l’empire est démembré, conformément aux 14 points du Président américain Wilson. La carte de l’Europe est une nouvelle fois redessinée par le traité de Versailles et avec lui, les germes du prochain conflit mondial. C’est avec l’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine que l’idée européenne va prendre tout son sens au XXe siècle. L’archiduc Otto a 6 ans quand l’empire s’effondre. Celui qui avait été pris en photo sur les genoux de François-Joseph, au château de Schönbrunn, incarne rapidement l’héritage de sa famille. Il est encore roi de Hongrie bien que celle-ci lui ferme ses frontières. La monarchie ayant été restaurée par l’Amiral-régent Miklos Horthy (1921-1944), c’est à l’Autriche qu’il va pourtant se consacrer. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres, les nazis menacent d’annexer son pays de naissance. Face au second Reich naissant, il apparait aux yeux de la classe politique européenne comme l’alternative qui stoppera l’Anschluss et dont le plan d’invasion avait été baptisé par les nazis de son prénom tant le chancelier Adolf Hitler exécrait l’archiduc. Le parti Légitimiste est alors puissant, la loi d’exil ayant été abrogée et la France favorable au retour des Habsbourg sur le trône. Mais les tergiversations du chancelier Kurt von Schuschnigg, le double jeu de l’Italie mussolinienne et l’opposition de la Tchécoslovaquie vont faire échouer cette tentative qui aurait permis d’écrire un autre chapitre moins sanglant de l’histoire européenne. Otto de Habsbourg va s’employer durant tout le conflit à sauvegarder les intérêts des anciennes patries de l’empire défunt. L’Autriche lui devra en 1945 de ne pas figurer au nombre des pays condamnés pour collaboration. Les Alliés remettent alors au pouvoir l’opportuniste Karl Renner, tombeur de son père en 1918 et qui s’empresse de faire voter de nouveau la loi d’exil. La Hongrie, la Tchécoslovaquie tombent dans l’escarcelle des communistes, nouveau cheval de bataille de l’archiduc, qui insidieusement à coups de référendums truqués, colonisaient la « Mitteleuropa ». 

« Je suis pour une Europe des nations, qui respecte la langue, les particularismes de chacun au lieu de les étouffer par la bureaucratie mais en les reliant à un tronc commun. Ma patrie, c’est l’Europe. Notre continent est celui de la culture et de l’esprit ! » Voilà le credo qui allait résumer, toute sa vie restante, l’archiduc Otto à travers son mandat de député européen (1979-2004, sous l’étiquette allemande de la CSU, parti de la droite bavaroise). Une idée européenne à laquelle il avait adhéré dès 1936 en rejoignant le mouvement paneuropéen du Comte Richard Coudenhove- Kalergi. Sa plus belle victoire ? Avoir organisé, avec sa fille la princesse Walburga, la fuite de 600 est-allemands lors du fameux pique-nique de 1988 à la frontière hongroise. Cette Hongrie qui a restauré récemment les symboles de sa monarchie et conféré plusieurs postes à des Habsbourg dont celui d’ambassadeur à l’archiduc Georges, second fils d’Otto. Une Hongrie qui se souvient encore avec émotion que l’archiduc n’avait pas hésité à apporter son soutien financier et une voix de la résistance face aux événements  tragiques de Budapest, en 1956.

Celui qui se voulait le champion de l’Occident et de la civilisation chrétienne face à la culture américaine du melting pot, ce polyglotte à qui l’Espagne de Franco avait offert un hypothétique trône (1961) et la Hongrie, un poste de Président (1991), qui s’était réjoui de la chute du mur de Berlin, de son « monstre » communiste et qui fut selon l’historien Jean des Cars, à la fois « l’actualité et l’histoire », meurt le 4 juillet 2011. Avec lui une certaine idée de l’Europe. Peu avant sa mort, il avait défini institutionnellement ce qui aurait été à même de sauver un navire qui commençait à prendre l’eau : « la solution sera certainement une Europe à la carte, c’est-à-dire l’union des “coopérations renforcées” dans divers domaines (…). Il faudra adopter de nouvelles règles strictes d’adhésion à l’Union européenne en définissant plus clairement une identité européenne socio-économique et culturelle en traçant clairement la limite extérieure maximale de l’Europe qui ne pourra jamais aller de l’Atlantique à l’Himalaya (l’archiduc était défavorable à l’entrée de la Turquie dans l’U.E). On érigera des garde-fous contre les dérives (…) mais il faudra des critères objectifs d’adhésion qui ne pourront dépendre du bon vouloir des heureux membres qui ont déjà tous les avantages et s’arrogent celui de décider avec qui ils veulent les partager (…) ».

Le rêve d’une nouvelle confédération des nations européennes, dont il était l’acharné porte-parole, verra-t-il le jour alors que certains pays sont désormais tentés de sortir de cette union après le Brexit ? La réponse se trouve désormais entre les mains de son fils, Karl II de Habsbourg-Lorraine, qui occupa un siège de député européen (1996 à 1999) et qui est désormais à la tête de la section autrichienne du mouvement paneuropéen. Un mouvement qui compta parmi ses membres, Aristide Briand, Léon Blum, Georges Pompidou ou encore l’ancien député et président actuel, Alain Terrenoire.

Et l’idée monarchique en Autriche, que devenait-elle au milieu de cette Europe des républiques et des rois ? Otto de Habsbourg avait dû renoncer à ses prétentions au trône en mai 1961 afin de pouvoir rentrer en Autriche, ce qui n’avait pas manqué de provoquer quelques remous parmi ses partisans réunis sous la bannière du mouvement monarchiste autrichien (MBöe). Lors de son enterrement, des centaines de milliers d’autrichiens, hongrois, tchèques et autres croates avaient suivi ses funérailles nationales sous un défilé d’uniformes chamarrés, héritage de l’empire défunt. L’Autriche pourrait-elle aujourd’hui restaurer sa monarchie dont Vienne demeure une éternelle nostalgique, une vitrine figée dans l’histoire alors qu’elle traverse une crise institutionnelle ? En 2016, un récent sondage affirmait que 17% des autrichiens souhaitaient son rétablissement. Faute de soutiens parlementaires, le monarchisme autrichien, qui avait repris son souffle entre 1958 et 1972, s’est depuis quelque peu estompé et demeure malgré tout encore minoritaire dans le pays. Considéré comme folklorique, le mouvement Schwarz-Gelbe Allianz (Alliance Noir-Jaune) peine encore à convaincre, rassembler le quorum nécessaire pour participer aux élections et s’imposer sur la scène politique locale.

Frederic de Natal

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