Histoire

Il y a soixante-dix ans, les Alliés reconnaissaient le gouvernement provisoire français

Il y a soixante-dix ans

 

 23 octobre 1944

Le 23 octobre 1944, les Alliés reconnaissaient le gouvernement provisoire français

 

     Dans Une politique étrangère, publiée en 1971, Maurice Couve de Murville – remarquable homme d’État injustement oublié – saluait justement, à la suite d’André Malraux, ce talent du général de Gaulle pour captiver et persuader ses interlocuteurs, peuples comme responsables politiques, même les plus éloignés de la France ou les plus indifférents à ses intérêts.

     C’est sans doute au charisme exceptionnel, faisant aussi bien merveille devant une foule que dans le secret d’un cabinet, du chef de la France libre que celle-ci dut, le 23 octobre 1944, sa reconnaissance diplomatique par les trois grandes puissances coalisées contre l’Allemagne : le Royaume uni, les États-Unis et l’Union soviétique. Reconnaissance néanmoins tardive : voilà déjà deux mois que la division du général Leclerc avait libéré Paris, trois mois que l’accord de Bretton Woods avait réorganisé le système monétaire international, quatre mois que les Japonais reculaient inexorablement dans le Pacifique, six mois que ces mêmes Alliés avaient reconnu le gouvernement italien du maréchal Badoglio consécutif au renversement de Mussolini. Mais surtout plus d’un an que, à Alger, de Gaulle dirigeait seul le Comité français de libération nationale (CFLN) et qu’avait été réunie une assemblée consultative, à la fois préfiguration et anticipation  des institutions parlementaires devant être mises en place après la fin de l’occupation allemande et de la chute du régime de Vichy.

   Et c’est là que le bât blessait : à la fois par ignorance des méandres – il est vrai particulièrement tortueux – de la politique française, par légalisme diplomatique – qui lui faisait admettre la convention d’armistice du 24 juin 1940 et le gouvernement du maréchal Pétain – et par volonté, bien compréhensible, d’attribuer aux seules puissances victorieuses le monopole de la mise en ordre de la paix, le président Roosevelt entendait considérer la France moins comme un pays libéré que comme un pays occupé par les armées de libération. C’est pourquoi celui-ci devait être administré par l’AMGOT (pour Allied Military Government of Occupied Territories), une organisation militaire anglo-américaine, dépendant directement de l’état-major général, en attendant que les peuples fussent de nouveau en mesure d’élire librement leurs gouvernants.

    De Gaulle entretenait avec Roosevelt des relations difficiles et heurtées – les deux hommes ne se comprenaient guère -, avec Churchill des relations délicates et subtiles – les deux hommes se comprenaient trop bien.

    Ce qui explique largement l’étonnant calendrier de l’année 1944.

     Roosevelt imposa à Churchill, d’une part, de tenir de Gaulle et la France libre en dehors des préparatifs du débarquement en Normandie, d’autre part de ne pas reconnaître officiellement le Gouvernement provisoire de la république française (GPRF), transformation du CFLN mise en place et notifiée aux Alliés  le 2 juin, soit seulement quatre jours avant le jour J, dont de Gaulle connaissait évidemment tous les tenants en arrivant à Londres le 4 juin pour y rencontrer un Churchill plus embarrassé que jamais.

    Après quoi de Gaulle agit exactement comme si Roosevelt et son AMGOT n’existaient pas : réponse du berger à un politicien qui devait mal connaître les amours bucoliques tels qu’on les peignait au XVIIe siècle. Situation vite intenable qui poussa le président américain à inviter de Gaulle à se rendre à Washington au début de juillet, tandis que la bataille faisait rage en Normandie. L’auteur des Mémoires de Guerre (tome II, L’unité), a insisté sur le caractère protocolaire et amical de sa visite, se comportant en chef d’État invité et non en solliciteur ou en négociateur : « les conversations du général de Gaulle et du président Roosevelt [n’ont] d’autre objet que leur information réciproque au sujet des problèmes mondiaux qui intéressent les deux pays. » Pour bien enfoncer le clou, il répéta à Roosevelt quel rang la France, à travers lui, entendait occuper dans le règlement politique de l’après-guerre puis prolongea son séjour d’un voyage au Canada dont la tonalité annonçait déjà le discours de Montréal de 1967.

   Nul doute que le gouvernement américain fut plus que surpris par l’aisance, l’aplomb et les certitudes du général. Une semaine plus tard, il était de retour en Alger, sa capitale provisoire, et recueillait le premier dividende de sa démarche hautaine : les États-Unis reconnaissaient que le CFLN était «  qualifié pour exercer l’administration de la France. » Il n’était pas question pour autant de « gouvernement », mais pas davantage de l’ AMGOT. Toutefois, Roosevelt favorisait en sous main un projet de Pierre Laval consistant à réunir à Paris l’assemblée nationale de 1940 et à former, à partir d’elle, un gouvernement d’union nationale.

   Après avoir organisé la participation des troupes de la France libre aux opérations militaires en Europe et pu vérifier que la résistance intérieure se soumettait à son autorité, de Gaulle fit prendre, le 9 août, par le GPRF sa toute première ordonnance, qui regardait comme « nulles et non avenues » les décisions prises par le régime de Vichy depuis sa formation le 10 juillet 1940 (coup d’éclat plus que réalité juridique : plusieurs lois de Vichy sont encore en vigueur de nos jours), et le considérait comme « une parenthèse illégale dans le fonctionnement de l’État. » Fort de cet acte de souveraineté pris sans aucune concertation avec les Alliés, de Gaulle s’envola pour la France. Il atterrit le 20 août en Normandie et, jusqu’à Paris, traversa les régions de l’Ouest sous une liesse populaire semblable au « plébiscite des fenêtres » dont le comte de Chambord avait rêvé soixante-dix ans plus tôt.

   Toujours fidèle à cette stratégie de la légitimité évidente, il refusa, au lendemain de la libération de la capitale, de proclamer la république depuis le balcon de l’Hôtel de Ville, estimant que la république n’avait jamais cessé d’exister, ayant seulement vécu en exil pendant quatre ans et que le GPRF l’incarnait désormais sans contestation possible.

   Le raz de marée gaulliste emportait ainsi sur son passage les dernières combinaisons échafaudées par Laval et Roosevelt se voyait contraint de l’admettre. Mais il renâclait encore à enregistrer officiellement ce qui ne faisait plus de doute pour personne depuis que la France se pacifiait sous la férule d’une administration publique rapidement remise en état de fonctionner et d’un gouvernement dans lequel tous les partis politiques traditionnels cohabitaient à peu près convenablement. La présence des communistes incitait d’ailleurs Staline à hâter la reconnaissance du nouveau régime français. Les dernières réticences de Roosevelt tombèrent enfin en octobre, le président américain demandant simplement au Royaume-Uni et à l’Union soviétique de se prononcer de concert avec les États-Unis. C’est ainsi que, le 23 octobre 1944, les trois puissances  actèrent, en bonne et due forme, l’existence officielle du GPRF. Le surlendemain, au cours d’une conférence de presse, interrogé sur sa réaction à cette décision, le général de Gaulle déclara simplement : « le gouvernement français est satisfait qu’on veuille bien l’appeler par son nom. »

    Le parallèle s’impose de lui-même avec le cheminement du comte d’Artois en 1814 dont nous avons déjà parlé ici : quand la force de la légitimité se conjugue avec celle des convictions, il est peu de puissances qui résistent longtemps.

Daniel de Montplaisir

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