Histoire

Il y a soixante-dix ans, s’achevait l’étrange procès de Nuremberg

Le 1er octobre 1946, s’achevait l’étrange procès de Nuremberg

    De  la prise de Rome par les Gaulois en 390 av. J-C, l’histoire illustrée a surtout retenu l’anecdote, ou la légende, des oies du Capitole et l’apostrophe de Brennus : «  vae victis ! »

    Un quinzaine de siècles plus tard, sous l’influence de la Chrétienté médiévale, les États s’efforcèrent de gommer les pratiques les plus barbares de la guerre, en essayant d’ instaurer des codes d’honneur fondés sur le principe humaniste voulant que le vainqueur ne pût imposer n’importe quoi au vaincu. Peu à peu se mirent ainsi en place un droit de la guerre et un droit international. Un juriste suisse, Emer de Vattel, en rassembla les éléments dans un traité savant publié en 1758, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et de leurs souverains. Cette somme visait à conforter l’organisation d’un monde civilisé, dans lequel on ne fait pas la guerre à tout bout de champ et quand, par malheur, on l’a faite, certaines règles de sagesse et de tempérance l’emportent obligatoirement sur la vindicte instinctive et spontanée.

    C’est ainsi que, durant encore près de deux siècles, les nations européennes, en dépit des nombreux conflits qui les déchirèrent, communièrent dans une sorte de religion du traité de paix, réglant les griefs des belligérants, fixant les dédommagements et les avantages servis aux vainqueurs, le plus souvent sans remettre fondamentalement en cause les traités antérieurs, et comportant presque toujours une clause d’amnistie générale interdisant de poursuivre des personnes à raison des responsabilités exercées durant le conflit.

   On manqua ensuite de faire exception à ce principe à trois reprises :

    – En 1814, lorsque des députés anglais proposèrent de faire juger Napoléon par un tribunal international, mais la majorité du Parlement ne les suivit pas ;

    – En 1919, le traité de Versailles stipulant la mise en accusation de l’empereur Guillaume II «  pour offense contre la morale internationale ». Ce dernier ayant trouvé refuge aux Pays-Bas, le gouvernement de ce pays refusa son extradition, arguant de la non-rétroactivité des lois et des traités, la notion d’ « offense contre la moralité internationale » n’étant pas constituée au moment des faits incriminés ;

   – En 1920, le traité de Sèvres prévoyant l’extradition par l’Empire ottoman de ses « criminels de guerre » afin qu’ils fussent jugés par un tribunal international ; mais le traité ne fut pas ratifié.

   On n’abandonna pas l’idée pour autant. En 1943,  les Alliés américains, anglais et russes, décidèrent de créer une «  commission des crimes de guerre des Nations unies » afin, le moment venu, de châtier les auteurs du projet d’extermination des juifs. Mais cette unanimité se lézarda à l’approche de la victoire. Craignant, à juste titre, une violation d’un droit international déjà ancien, Churchill, bientôt suivi par Roosevelt, préférait qu’on éliminât physiquement les dirigeants du IIIe Reich dans le cadre d’actes de guerre. Staline, au contraire, fort des procès de Moscou orchestrés entre 1936 et 1938, préconisait la formation d’un tribunal international. Sa position devint prépondérante dès lors que le nouveau président américain, Harry Truman, entré en fonction le 12 avril 1945, s’y rallia. Néanmoins touché par les réticences juridiques de Churchill, il entendit veiller à ce que la procédure fût bardée de toutes les précautions imaginables en la matière. C’est pourquoi il précisa, avec l’aide de Robert Jackson, juge à la Cour suprême, que le procès aurait trait « au plan de domination nazi et non aux actes individuels de cruauté qui se sont produit hors de tout plan concerté. » Les Américains insistèrent pour introduire l’incrimination de «  crime contre la paix. » À  quoi les juristes français (le juge à la Cour de Cassation Robert Falco et le professeur de droit André Gros – deux personnalités aujourd’hui oubliées) rétorquèrent qu’une guerre d’agression n’était pas un crime par nature mais, en revanche,  que la façon de la mener pouvait mettre un belligérant au banc des accusés.

   On retint finalement, après de laborieuses discussions, trois catégories de crime :

   – «  de guerre », seule incrimination qui ne fut pas rétroactive et dont la définition était relativement classique : les violations des lois de la guerre telles que déjà codifiées par les conventions internationales de Genève signées en 1864, 1906 et 1929 ;

   – « contre la paix » : il s’agissait là d’une innovation majeure en droit international, renouant avec la vieille idée humaniste de rendre la guerre hors la loi, intention louable mais ne pouvant évidemment fonder une accusation en 1945 sauf à admettre la rétroactivité des lois pénales, ce qui serait revenu à instaurer une sorte de tyrannie internationale ;

  – « contre l’humanité » : derrière sa grandiloquence, la notion couvrait les exactions commises contre les populations civiles et y ajoutait les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. De fait, elle se recoupait presque entièrement avec les crimes de guerre mais, elle aussi, était rétroactive.

    Son titre, évidemment mal choisi, en traduisait l’inutilité : existerait-il des crimes qui ne nuisent pas à l’humanité ? En 1968, par la convention des Nations unies du 26 novembre, on aggraverait encore l’absurdité du concept en rendant les «  crimes contre l’humanité » imprescriptibles. Autrement dit violer, torturer et assassiner une petite fille dans une cave est moins grave que d’avoir, dans un bureau, visé des listes de juifs ou de résistants …

   Après avoir fixé les incriminations, il fallait établir la liste des accusés, tous dirigeants civils ou cadres militaires du IIIe Reich et que les Alliés avaient fait prisonniers. Au départ, en mai 1945, on établit une liste de seulement dix noms, dont celui d’Hitler dont on ignorait encore la mort. Puis la découverte des camps d’extermination persuada les Alliés d’élargir le champ des accusés, en l’étendant notamment aux officiers d’état-major. C’est ainsi que l’on parvint à une liste de vingt-quatre personnes physiques et de sept organismes, dont le Haut commandement des forces armées allemandes. Aux côtés des principaux dirigeants nazis, se trouvèrent donc des chefs militaires comme le maréchal Wilhem Keitel, l’amiral Karl Dönitz, le général  Alfred Jodl et l’amiral Erich Raeder.

   Le déroulement du procès, qui commença le 18 octobre 1945 à Berlin, se poursuivit à Nuremberg du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, ne révéla aucune surprise : la condamnation des accusés était établie par avance. Dans cette ville aux trois-quarts détruite, le palais de justice, miraculeusement intact, fournit le cadre des débats. De même préservés, le Grand-Hôtel et quelques hôtels particuliers dont on avait chassé les propriétaires, logèrent juges, officiers alliés, journalistes accrédités provenant d’une vingtaine de pays. Les mêmes lieux servirent aussi de salles des fêtes : tandis que traînaient encore dans les ruines des enfants en haillons et des vieillards affamés, on dansait et on banquetait, on assistait à des spectacles de music-hall.

   Le paroxysme de l’ignominie juridiques et judicaire fut atteint le 1er octobre 1946 avec la lecture du jugement, lequel estimait, d’une part, que le principe de non rétroactivité n’était pas une règle de droit international, d’autre part que les condamnés ne pouvaient ignorer l’illégalité de leurs actions. Ainsi tournait-on le dos à près de trois siècles d’élaboration du « droit des gens » et transformait-on des accusés en devins.

   Fruit de la haine et de la vindicte, barbarie se retournant contre la barbarie, rétablissant le « vae victis » de Brennus, le procès de Nuremberg n’aura guère servi la cause de l’humanité.

Daniel de Montplaisir

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