Histoire

Il y a 80 ans, Antoine de Saint-Exupéry partait à la rencontre du Petit Prince

Le 29 décembre 1935, Antoine de Saint-Exupéry partait à la rencontre du Petit Prince 

              Il s’agit presque d’un conte de Noël, qui pourrait commencer par : « il était une fois un écrivain qui aimait les avions… » et aussi les défis.

              En 1935, l’Indochine française est à la mode et fait rêver les candidats à l’aventure. Le ministre de l’Air, Victor Denain, un des principaux artisans de l’essor de l’aéronautique française,  vient de lancer un concours, doté d’un prix de 150 000 Fr (soit environ 115 000 euros), pour qui ralliera Paris à Saigon en moins de cent heures de vol. Antoine de Saint-Exupéry estime l’exploit à sa portée et réalisable aux commandes de son Caudron Simoun C630, un appareil qui vient tout juste d’entrer en service, un des premiers à dépasser les 300 km/h et qui, plus tard, servirait de modèle à Hergé pour les aventures de Tintin, notamment Le crabe aux pinces d’or.

              S’étant décidé tardivement, Saint-Exupéry bâcle un peu ses préparatifs et, afin d’accroître la capacité du réservoir d’essence, choisit de se priver de radio et de naviguer grâce aux seuls instruments de bord, accessoirement aux étoiles. En présence de ses principaux amis, dont Léon Werth, et de sa femme, Consuelo, il s’élance du Bourget le 29 décembre 1935 à sept heures du matin, accompagné du mécanicien André Prévot. Ayant d’abord parcouru 3700 km en moins de vingt heures, l’objectif paraît presque facilement atteignable. Mais, dans la nuit du 30 au 31 décembre, descendant pour échapper à une masse nuageuse, il percute un plateau rocheux à la frontière de la Libye et de l’Égypte. Miraculeusement sains et saufs mais perdus – ils ne savent s’ils ont, ou non, franchi le Nil – le pilote et son mécanicien errent pendant trois jours dans le désert, avant d’être secourus par une caravane de Bédouins.

               De retour à Paris, où la presse le croyait définitivement disparu, « Saint-Ex » vend le récit de son aventure au quotidien  L’Intransigeant , alors en perte de vitesse, puis il en tire, en 1939, le chapitre VII de Terre des Hommes : « Au centre du désert ». Des pages magnifiques qui expriment cette fascination pour les déserts quand bien même on s’attend à y mourir de soif. Le monde minéral, les étoiles, les mirages, la morsure du froid nocturne, la marche harassante, toujours vers l’est avec le souvenir de Guillaumet dont l’avion s’était abattu dans les Andes : «  ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait ». Et puis ce mystérieux rayonnement, dont la clé nous serait donnée quatre ans plus tard avec la publication du Petit Prince.

               Antoine de Saint-Exupéry venait d’une famille légitimiste et son enfance avait baigné dans le souvenir du comte de Chambord. Son grand-père paternel, le comte Louis-Jean-Baptiste (1833-1918) collectionnait, dans son château du Médoc, tableaux et objets évoquant le prince en exil, notamment un portrait réalisé en 1830 par Jean Drahonet quand le duc de Bordeaux avait dix ans (il est aujourd’hui exposé au musée des Arts décoratifs de Bordeaux).

               Dans les années 1850, il avait accompli le « pèlerinage de Frohsdorf » mais, n’ayant pas pris la précaution de demander préalablement une audience, il ne put apercevoir le prince qu’en se postant sur le chemin de sa promenade à cheval. Lui-même possédait une excellente plume et nous a laissé un témoignage touchant, quoique, hélas,  inédit et que voici :  

              « Soudain, j’entendis, sous le couvert, le bruit se rapprochant d’un petit groupe de cavaliers au trot. En moins d’une minute ils seraient là. Je sautai vivement à l’écart du chemin. J’avais peur d’être aperçu. J’avais voyagé pendant six jours pour voir mon roi, et j’avais peur d’être vu de lui ! Car je ne doutais pas que ce fût lui. Même le trot du cheval avait quelque chose de royal. Un frisson me parcourait l’échine, me disant comme une voix intérieure, comme une onde secrète, que j’allais croiser le roi de France. Tel un enfant surpris à quelque espièglerie, je voulus me cacher et pourtant j’étais envahi d’une joie qui faisait palpiter mon cœur. Les cavaliers apparurent, sortant comme une vision, d’un coude du chemin. En tête un homme en redingote brune et pantalon clair à sous-pieds, haut de forme gris, ses mains gantées de blanc sur l’arçon. Gros, assez lourd, mais grand ; une figure régulière et belle mais salie par une barbe épaisse et négligée, avec une grosse moustache de chien griffon. Au-dessus, des yeux très pâles, comme décolorés, où la prunelle disparaissait presque dans la cornée de blanc d’œuf, des yeux quelque peu vitreux. Le nez, presque droit plutôt que franchement aquilin, ni Bourbon ni Habsbourg, était fort et beau… Il avait incontestablement grand air – Sa carrure d’abord ; la façon délibérée dont il se tenait en avant et cette sorte d’assurance distraite à quoi l’on devine l’homme d’importance. L’homme habitué à gouverner son visage ; l’homme des longs ennuis délibérément acceptés ; des attentions bien jouées, des réserves forcées, des tristesses cachées… L’homme aussi du destin dont le fardeau a courbé les épaules et qui voudrait le désavouer… C’était l’héritier de France… Il allait passer, il passa, il était passé. En le voyant s’éloigner, je ressentis une solitude  m’envahir comme jamais de ma vie, ni avant ni après cet instant, je n’en connus de plus glacée. »

               Quatre-vingt dix ans plus tard, mal à l’aise dans son exil new-yorkais, hésitant sur la direction à prendre en fonction des évènements de France, Antoine griffonne à tout bout de champ : des visages, des fleurs, des paysages… mais il éprouve beaucoup de mal à écrire depuis la publication de Pilote de guerre, en février 1942. Certes, il a entamé sa grande œuvre, Citadelle (dont le titre n’est pas encore choisi) mais elle n’avance guère. Ce soir, en compagnie de Consuelo, son épouse, et d’Eugène Reynal, son éditeur, il dîne au Café Arnold, une brasserie à la mode, qui existe toujours.  Sur la nappe en papier, il dessine à la fois nerveusement et distraitement un petit garçon blond, qu’il a déjà dessiné cent fois et chaque fois changeant quelque chose dans sa physionomie. Ce soir, il lui fait les cheveux en bataille, mais la silhouette reste celle croquée par Drahonet. Ce qui donne une idée à Reynal : «  pourquoi n’écririez-vous pas un conte pour enfant ? » On connaît la suite : le désert de Libye comme décor et le duc de Bordeaux réinventé en vagabond des étoiles…

Daniel de Montplaisir

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