Histoire

[CEH] Henri IV, mythe et réalité, par Jean-Pierre Brancourt. Partie 2 : La réalité

Henri IV, mythe et réalité

Par Jean-Pierre Brancourt

Partie 1 : De la légende au mythe

Partie 2. La réalité

Cette image pittoresque, quasi bucolique, que la littérature a fabriquée, ne tient guère compte d’une réalité autrement complexe et moins savoureuse. Il serait, en particulier, erroné de considérer, au miroir de ces apologies, qu’Henri IV ait été populaire, encore moins unanimement apprécié.

Bien sûr, la jovialité du roi, sa familiarité le rendirent attachant à son entourage ; sa simplicité, une certaine rondeur gasconne, plaisait. Il avait certainement une grande puissance de séduction. Il était très présent et très amusant, ce qui ne l’empêchait pas d’être prudent. Son courage militaire, indéniable, plaisait aux Français, mais il faut bien avouer que c’est un trait dominant de l’aristocratie de son temps. Les preuves en étaient néanmoins aussi incontestables que répétées, au siège de Cahors, aux batailles d’Arques (près de Dieppe) et d’Ivry-la-Bataille (près de Saint-André, aujourd’hui dans l’Eure). C’était un soldat, avec son langage particulier, sa verdeur extraordinaire et, d’ailleurs, sa grossièreté – certaine1. Des témoins le rappellent, mais, à côté de cet aspect vigoureux, sympathique, mais pas à tous, positif néanmoins dans l’ensemble, d’autres éléments ont entravé ou circonscrit la popularité du roi Henri.

D’abord, au cours des quinze années de règne incontesté, le roi dut lever de lourds impôts et même, après l’assemblée des notables de 1596, il fut obligé de recourir à l’aide financière de l’Angleterre.

D’autre part, la vie sentimentale théâtralement diversifiée du roi était connue et était l’objet de la réprobation d’une large partie de la population. Sans prétendre dresser la liste des maîtresses – des filles à soldat à la comtesse de Guiche – ou des passades du roi (tâche impossible), il faut reconnaître que son activité dans ce domaine l’accapara beaucoup. Lorsque Calais fut prise en 1596, Pierre de L’Etoile nota : « Le roi s’amuse un peu trop avec sa maîtresse. » De fait, Henri IV fut d’une faiblesse désarmante avec ses différentes passions : il fit à Gabrielle d’Estrées des cadeaux magnifiques, lui donnant, en août 1596, le produit d’amendes importantes ; le 2 septembre, il lui remit le montant des trop-perçus que les receveurs du Rouergue et de Guyenne étaient obligés de restituer, puis il lui fit don de 32 000 livres à provenir de la vente des offices du judicature de Normandie, etc. Pire encore, le 2 mars 1599, le roi passe au doigt de Gabrielle l’anneau qui lui avait été remis le jour du sacre « pour épouser la France ». Il perdait en sa présence tout sentiment de sa dignité : c’est ainsi qu’il donna au second fils qu’il eut d’elle, César, le titre de Monsieur, comme à un enfant de France, et il songea même à épouser cette femme2 qui, contrairement à l’opinion de Me Ritter3, était avide et intrigante et parvint à extorquer au roi des sommes énormes pour elle, pour sa famille et pour ses amis. Lorsque Gabrielle mourut (10 avril 1599), le roi eut l’indécence de porter son deuil en noir. Le peuple, au contraire, se réjouit de cette disparition.

À Gabrielle succéda Henriette d’Entragues que le roi installa au Louvre, dans un appartement voisin de celui de la reine et dont le père et le frère complotèrent contre la vie d’Henri IV. Les chansons, les poèmes, les mémoires des contemporains révèlent que ces attitudes heurtèrent le sens moral de la population4.

Le point de discorde le plus grave demeure cependant la politique religieuse et étrangère d’Henri IV. Le parti ligueur n’a jamais été totalement vaincu. Une partie de ses membres avait gagné le « refuge » de Bruxelles5. Ce groupe, qui comportait des théologiens comme Jean Boucher, a été attentivement étudié par Robert Descimon. Les autres nourrirent dans le royaume une opposition sourde au roi. L’abjuration d’Henri n’avait à leurs yeux aucune valeur parce que c’était son cinquième changement de religion et qu’elle lui avait son trône. Lorsqu’en 1594, Clément VIII prononça, sous condition, l’absolution d’Henri IV, ce fut contre l’avis des jésuites et des franciscains ; à ce moment d’ailleurs, une grande partie du petit peuple soupçonna le roi d’être resté huguenot de cœur. En 1595, Henri IV attaqua la Franche-Comté qui était à ce moment-là hors du royaume et que le roi estimait coupable d’abriter le duc de Mayenne et des ligueurs. Il pilla et rançonna les petites villes et les châteaux. Salins dut payer 30 000 écus, comme Lons-le-Saunier et Besançon, Vesoul 15 000, Arbois 10 000, etc., sans compter les rançons individuelles. La popularité du roi n’en sortit pas grandie6.

La signature de l’édit de Nantes en 1598 aggrava les inquiétudes. Dans le préambule de cet acte, Henri IV déplorait que tous les Français n’appartinssent pas à la même religion. Il essayait de réunir les adeptes des deux confessions dans un même patriotisme. On pouvait imaginer que cet édit accorderait la liberté aux protestants, mais, en réalité, il leur donnait, par ses capitulations secrètes complémentaires, des privilèges qui, au lieu de les fondre dans l’unité française les organiserait en État dans l’État. L’article 30 de l’édit établissait des chambres mi-parties dans les parlements de Grenoble, de Bordeaux et Toulouse ; au parlement de Paris, les protestants avaient des représentants attitrés et une chambre, la Chambre de l’édit, était spécialement établie pour juger leurs causes. On créait ainsi une juridiction spéciale pour les procès que les protestants avaient entre eux ou avec des catholiques. Alors que les catholiques étaient beaucoup plus nombreux que les protestants, on composait par moitié de protestants les chambres qui devaient trancher leurs difficultés : ce n’était plus une liberté, c’était une faveur qui se poursuivait à tous les degrés de la hiérarchie judiciaire.

Des mesures comparables étaient accordées aux protestants dans le domaine de l’éducation et celui de l’assistance. Les catholiques étaient tenus de recevoir des protestants dans les hôpitaux qu’ils entretenaient ; les protestants avaient, en revanche, pour eux seuls des universités et des collèges, les uns fondés par eux-mêmes, les autres par la Monarchie, et interdits aux catholiques. Les protestants pouvaient profiter au même titre que les catholiques des universités et des collèges fondés et entretenus par les catholiques. Le traitement appliqué aux uns et aux autres n’était pas égal.

Ces données expliquent essentiellement la très forte résistance que les parlements, celui de Paris en tête, opposèrent à l’enregistrement de l’édit. Henri IV, comme en d’autres circonstances, en particulier lorsqu’il avait alourdi la fiscalité, rencontré sur son chemin tout l’arsenal intellectuel construit par les grands officiers de justice pour freiner l’exercice d’une puissance « absolue » dont ils estimaient déjà, depuis François Ier au moins, qu’ils devaient en être les garants. Le roi dut monter le ton plus qu’en aucune autre circonstance, les convoquant « en son cabinet » pour les sermonner en termes fort désagréables pour leur amour-propre. Le parlement de Paris céda, mais n’en garda pas moins pour ce roi une méfiance vague et inquiète que les circonstances de la mort du roi et de l’organisation de la régence devaient, d’un certain point de vue, venger. Quant au procureur général du roi au parlement de Bretagne, il se dispensa, sans suite, de déposer l’édit sur le bureau du premier président et n’en requit ainsi jamais l’enregistrement.

L’un des articles des capitulations de l’édit stipulait que toutes les places, villes ou châteaux occupés en 1597 par les réformés demeureraient entre leurs mains ; on en ajouta même d’autres si bien que les huguenots eurent 150 places fortes qui faisaient d’eux, en face de la monarchie française, un véritable Etat solidement fortifié.

L’édit de Nantes autorisait les assemblées religieuses des protestants, mais il leur interdisait les réunions politiques. Cette prescription fut ignorée par les calvinistes : leur assemblée de Châtellerault qui était réunie quand l’édit fut préparé et publié, se poursuivit après sa promulgation sous prétexte de veiller à sa ratification par les parlements. Tout au long du règne d’Henri IV, les huguenots tinrent des assemblées politiques, à Sainte-Foy en 1601, à Châtellerault en 1604, à Jargeau en 1606 ; dans chaque cas, Henri IV accorda la permission de déroger à l’édit. Les Français comme les étrangers s’en scandalisèrent. Et l’ambassadeur de Venise écrivit à son gouvernement : « N’est-il pas étonnant que le roi le plus puissant des princes chrétiens en soit réduit à compter et à temporiser avec ses propres sujets, que ceux-ci lui soient plus redoutables que des ennemis déclarés aux autres nations ? »

L’édit de Nantes était en lui-même contraire aux conditions sous lesquelles Clément VIII avait relevé Henri IV des sanctions qu’il avait encourues, le dimanche 17 septembre 1595. Pour que cette absolution fût valable, le roi devait rétablir en France l’unité de religion, publier et appliquer les canons du concile de Trente, à l’exception de ce qui pourrait troubler la paix du royaume, appliquer strictement le Concordat de 1516, renoncer à nommer des hérétiques ou des amis des hérétiques aux bénéfices ecclésiastiques, rétablit le catholicisme en Béarn, ériger dans chaque province du royaume en séminaire, se confesser et communier au moins quatre fois par an, observer les jeûnes de l’Eglise, dire enfin, tous les jours, le chapelet sauf l’impossibilité.

Il est évident qu’Henri IV ne respecta pas ces conditions. Mieux, il se livra à l’encontre des membres de la Ligue à une véritable épuration dont furent victimes, par exemple, le mari de Mme Acarie ou encore des membres de la famille de Ravaillac. Il donna à des hérétiques les plus hautes charges de l’Etat : un protestant, Bouillon, devint maréchal de France ; le Conseil du roi se remplit de purs hérétiques : des calvinistes, Bouillon, Duplessis-Mornay (auteur d’un célèbre pamphlet protestant), Sancy ; quant à Schömberg, il était luthérien. Le roi ne fit rien pour rétablir le culte catholique en Béarn. Enfin, il établit en France une espèce de patriarche, l’archevêque de Bourges, qui nommait aux bénéfices ecclésiastiques. En fait, de 1594 à 1610, l’attitude royale ne dissipa pas les équivoques sur son appartenance religieuse véritable et beaucoup de catholiques sincères restaient réservés.

L’inquiétude des catholiques résultat aussi et surtout de la politique extérieure menée par Henri IV. Sully expliqua, à plusieurs reprises, que l’Europe était partagée en deux factions politiques : la protestante et la romaine ; l’une dominée par la Maison d’Autriche, l’autre formée par l’Angleterre, les Provinces-Unies, les Etats protestants d’Allemagne, les royaumes du Nord et… la France. D’après lui, il fallait conclure une alliance étroite entre les membres de cette deuxième faction pour détruire la première. La politique étrangère qu’il concevait impliquait donc bien une véritable guerre religieuse où la France aurait soutenu des Etats dont le dénominateur commun était le protestantisme. Il me semble que l’opinion du roi ait été la même pour que la France souscrive finalement au « Grand dessein » de Coligny.

L’Espagne était le champion du catholicisme et toute la politique d’Henri IV fut tournée contre les Habsbourg. Le roi, en accord avec l’Angleterre, dont la seule rivale sur mer était l’Espagne, nourrissait le projet de s’adjoindre les Provinces-Unies, le Luxembourg, le Limbourg, les Etats de Clèves et de Juliers. Sully développa à maintes reprises devant lui le thème de l’accord avec l’Angleterre et d’une politique extérieure européenne dont l’Espagne ferait les frais. La pensée d’Henri IV était très claire : il voulait faire de la France l’arbitre de l’Europe, abaisser partout la Maison d’Autriche, et pour ce projet il ne trouvait que des alliés non catholiques. Là encore, la question religieuse était sous-jacente.

En 1603, Henri IV voulut organiser un soulèvement des morisques, en Espagne, contre Philippe III. Un émissaire, Panissault, conclut même un accord avec les chefs morisques de Valence et d’Aragon : en cas de guerre de la France contre l’Espagne, les musulmans fourniraient 84 000 hommes, trois villes dont un port et 120 000 ducats.

En 1609, la mise en œuvre du « Grand dessein » de Sully se profilait : l’élément décisif résultait, de la part du roi, de ses activités amoureuses que la postérité devait tellement apprécier. Henri IV, âgé de cinquante-six ans, s’était amouraché de Charlotte de Montmorency qui en avait seize. Il la maria au prince de Condé, persuadé que les penchants naturels du prince en feraient nécessairement un mai complaisant. Hélas, Condé s’enfuit brutalement à Bruxelles avec sa femme. À partir de ce moment, l’affaire devint politique7Le roi réunit ses ministres, mit l’affaire en délibération, mais la tentative d’enlèvement de la jeune femme par le marquis de Cœuvres échoua. Henri IV somma alors le prince de Condé de rentrer en France « avec sa femme » (sic) sous peine de lèse-majesté. Il soumit l’affaire au parlement de Paris qui condamna le Prince de Condé à subir « tel châtiment qu’il plairait à Sa Majesté d’ordonner ». C’est pourquoi, lorsqu’à ce moment précis, en mars 1610, une armée de 100 000 hommes se prépara à marcher vers le Nord pour arracher aux alliés de l’empereur les duchés de Clèves et de Juliers, beaucoup pensèrent que l’idée de récupérer la petite princesse était le motif déterminant de l’opération. C’était l’étincelle qui alluma la colère dans bien des esprits, d’autant plus que l’affaire avait eu un grand retentissement en France et à l’étranger.

L’opinion publique considérait cette guerre comme sacrilège. Le pape vit en elle une croisade protestante et voulut donner à Henri IV un avertissement : il condamna l’Histoire du président de Thou et un discours de Marc-Antoine Arnault, avec leurs pièces connexes, parmi lesquelles se trouvait la condamnation de Jean Chastel.

En réalité, l’assassinat d’Henri IV fut l’élément qui a le mieux servi son image future. La mort d’Henri III n’avait pas causé la même émotion parce qu’il avait été tué en pleine guerre civile, que ses mœurs avaient ruiné son prestige et qu’il était en train de passer au protestantisme. Au contraire, la mort d’Henri IV survint en pleine paix alors que les Français se croyaient à un moment décisif de leur histoire. Un retournement s’opéra dans les esprits : ce roi, impopulaire, à qui on attribuait de mauvais projets contre le pape et des desseins religieux encore plus sombres, a bénéficié très vite, lorsque la nouvelle de son assassinat se répandit, d’une compassion profonde, d’autant plus grande que les guerres civiles étaient terminées et qu’apparemment rien ne justifiait ce meurtre. La population fut surprise ; le monde des officiers fut indigné. La littérature a fait le reste.

Ces données expliquent la ferveur des écrivains zélateurs des Lumières et l’enthousiasme ultérieur d’une Sorbonne colonisée par le protestantisme. La légende d’Henri IV servit, en fait, la machine de guerre contre la tradition politique et spirituelle de la monarchie française.

Jean-Pierre Brancourt
Professeur à l’Université de Tours


1 On se souvient des supplications de son confesseur, le père Coton, qui l’invitait à jurer sur son nom plutôt que sur les noms sacrés de Dieu, du Christ ou de la Vierge.

2 Cf. De Thou, Histoire du règne d’Henri IV.

3 Charmante Gabrielle, Paris, 1947.

4 Voir Pierre-Victor Palma-Cayet, Mémoires de Victor Palma-Cayet contenant l’histoire de la guerre sous le règne d’Henri IV, Paris, 1789, 6 vol.

5 Cf. Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibanez, Les Ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Champ Vallon, Seyssel, 2005.

6 Cf. Paul Delsalle, L’invasion de la Franche-Comté par Henri IV, Besançon, 2010, p. 122 et s.

7 Dans un livre parfaitement clair et fortement argumenté, Jérôme et Jean Tharaud évoquèrent brillamment cette question. Cet ouvrage fut copieusement utilisé, sans retour aux sources (voir conférence de Mme Geninet, à Pontoise, de mars 2011), par les historiens jusqu’aux plus récents, qui se gardèrent le plus souvent de le citer. Jérôme et Jean Tharaud, La tragédie de Ravaillac, Paris, 1913, éd. 1922, P. 56 et s.

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